Un univers prenant
Comme souvent, Lily rêvassait. Dans son esprit résonnait le fracas d'une bataille, bien plus captivante que le ménage. Elle s'imaginait la fourberie dont faisait preuve l'un de ses personnages pour s'en sortir vivant, les sentiments mitigés d'un autre face à cette débauche de barbarie qu'il n'avait pu empêcher, mais dont il pourrait se servir ensuite pour asseoir son autorité.
Cela faisait une douzaine d'années qu'elle réfléchissait à un univers où la magie appartiendrait au quotidien, où les connaissances technologiques resteraient figées au niveau moyen-âgeux pour diverses causes.
Constatant que son salon ne pouvait être plus propre, Lily soupira, et cessa de penser à son monde imaginaire. D'ici trois jours, elle intégrerait un nouveau poste. L'inaction la rendait nerveuse. Aucun de ses amis n'était disponible ce week-end-ci, ce qu'elle regrettait. Son esprit s'emballait déjà sur toutes les catastrophes qui pouvaient survenir pendant son premier jour. Comme un retard. Une tenue gâchée par du café. Une crotte de chien. Un collègue infernal. Tant de choses pouvaient ternir son image à l'instant critique du premier jour.
Un jappement lui rappela qu'elle avait enfermé son chiot dans la cuisine, le temps de passer l'aspirateur sans que le petit doberman ne se fasse les crocs dessus. Elle rangea le salon, puis s'assura que rien de dangereux pour l'animal ne traînait ailleurs dans l'appartement. Son premier appartement, où elle résidait depuis une dizaine de jours à peine. Le chiot était arrivé dès le dernier carton rangé, soit deux jours plus tard.
Libéré de sa prison, le chiot lui fit la fête, soulagé de la revoir. Il se lassa vite, et détala chercher un de ses jouets. Lily soupira en constatant qu'il s'était encore soulagé loin des papiers journaux laissés à divers endroits stratégiques. En mettre partout la tentait.
Ce nettoyage supplémentaire terminé, elle décida de réfléchir à ce qu'elle pourrait faire pour l'incontinent quadrupède quand elle commencerait à travailler. À l'origine, elle aurait dû avoir le temps de le dresser un minimum, et surtout de l'accoutumer à la solitude. Mais un changement de dernière minute avait avancé le début de son contrat, elle n'avait pas pu refuser la modification des dates.
- Trois jours... soupira-t-elle.
Le chiot lui amena une grosse corde pleine de bave.
- Quoi, tu me suggères de me pendre ? railla-t-elle.
Jouer avec son chiot, et quelques escapades dans son imaginaire lui permirent de faire passer le reste de la journée. Un imaginaire où évoluaient humains, elfes, elfes noirs et quelques peuplades de son cru. Les elfes Yrdeï, à la peau grise et plus intimement liés à la nature que les autres. Les licorniens, issus du croisement entre une licorne mâle et une femme, grâce à la magie. Les dragoniens, venant par le même procédé d'un dragon et d'une seconde humaine. Les dragocorniens, nés de parents dragoniens et licorniens. Enfin, pour agrémenter le tout, quelques anges et démons s'invitaient de temps à autre dans son imagination, ajoutant des machinations supplémentaires.
Rêver d'un univers où tout ce beau monde commerçait et s'entretuait pour diverses raisons la détendait. Lily se demandait parfois pourquoi penser à la violence lui permettait ensuite de réfléchir posément, mais cela lui servait beaucoup. Surtout si l'un de ses personnages pouvait mettre en pièces une personne qu'elle n'appréciait guère. Là se trouvait le secret de son sang-froid qui plaisait tant à son employeur, désireux de la voir affronter dès que possible leurs clients et fournisseurs les plus teigneux. Elle arborait dans les situations tendues un sourire parfait, imaginant son interlocuteur baignant dans son sang, les tripes à l'air. Parfois même, ça l'inspirait.
Quand elle sentait qu'elle tenait une histoire digne de ce nom, elle l'écrivait puis la partageait sur un site dédié. Mais cela faisait plus d'un an qu'elle n'écrivait plus. L'entrée dans la vie active prenait beaucoup de temps. L'arrivée d'un chiot aussi.
Décidée malgré tout à habituer l'animal à une activité qui lui faisait défaut depuis presque dix-huit mois, Lily décida en soirée de se replonger dans l'écriture. Elle déposa son ordinateur portable sur la table basse du salon, et s'assura que le chien ne menaçait pas l'appareil. La jeune femme partit se préparer un chocolat chaud accompagné de tartines de beurre, et se demanda sur quels personnages elle pourrait se pencher. Elle revenait souvent sur "L'Unification", un passage où dragoniens et licorniens passaient de vies claniques et nomades à des royautés sédentaires.
Tasse de chocolat fumant en main, elle retourna auprès de son ordinateur. Malheureusement, elle ne l'atteignit jamais. Le chiot avait levé la patte au milieu de la cuisine. Lily marcha dans la flaque. Glissa. Son crâne se fracassa contre le plan de travail.
Quand elle s'éveilla, la femme se sentait cotonneuse. Elle ne se souvenait pas de la fin de sa soirée. Elle se rappelait le chocolat chaud et la glissade. Pourtant, aucune douleur ne la tançait. Quelque chose clochait. Elle se rendit compte qu'elle était étalée de tout son long, et devait faire une grasse matinée puisque des rayons du soleil caressaient sa peau. Plusieurs choses clochaient.
Elle ne dormait jamais sur le ventre. Devenue lève-tôt par nécessité, il était impossible qu'elle ait dormi jusqu'à ce que le soleil d'automne la réveille. Son chiot ne pleurait pas derrière la porte de la chambre.
Un courant d'air froid lui gela le dos et les membres. Elle se réveillait toujours entortillée dans sa couette, jamais elle n'aurait du sentir le moindre coup de vent. En bougeant, elle reconnut le bruissement de feuilles mortes. Pire, elle somnolait sur ces feuilles.
Ce constat acheva de la réveiller. Elle fut sur pieds d'un bond et observa, atterrée, la forêt qui l'entourait. Des érables, des bouleaux, des chênes aux branches presques nues.
Le coeur battant, elle fit quelques pas, et en se grattant le ventre découvrit qu'elle portait une veste de lin comme dans une reconstitution du Moyen-Âge, d'un vieux blanc délavé. La veste s'accompagnait de peau de mouton chaude, d'un pantalon adapté à la saison et de chausses de cuir souples et fourrées. Encore plus effrayée, Lily avança en ligne droite. Elle finirait bien par atteindre l'orée du bois, ou rencontrer quelqu'un.
Quelques minutes plus tard, elle pila net en appercevant un arbre qu'elle n'avait jamais vu en réalité. Cet arbre au tronc lisse et blanc, portant d'ultimes fruits en forme de rotules, elle en rêvait de temps à autres. Un griê'k, dont la floraison indiquait le début du printemps.
La vue de l'arbre lui coupa le souffle. Même dans son imagination, il n'en existait que sur un continent. La Dragonie. Comment avait-elle pu arriver... dans son propre monde imaginaire ? En quelle époque se trouvait-elle ? Si jamais tout, dans ce monde, existait tel qu'elle l'avait pensé... il lui fallait trouver le dieu le moins actif du Panthéon, Freiyx, qui s'occupait des téléportations. La magie se basait sur la volonté... donc, en le rencontrant, elle pourrait rentrer. Toujours dans l'optique où tout se déroulait comme elle le pensait, elle devait le rencontrer très vite, avant de croiser la route des résidents, ou d'animaux sauvages.
Bien que paniquée, elle prit sur elle de ne pas bouger. Les dragoniens se comportaient comme des chats, ils jouaient volontiers avec leurs proies et flairaient la peur, odeur qui les poussait justement à jouer. Le mouvement attirait leur attention et les mettait en chasse.
Espérant encore cauchemarder, Lily reprit sa marche. Au bout d'une éternité, elle reconnut l'un de ses personnages principaux, et aussitôt jura à mi-voix.
- Et merde.
Annotations
Versions