À son troisième matin, un geôlier la surprit en pleine conversation. Occupée à perfectionner son accent, elle ne l'avait pas entendu arriver. La surprendre en plein apprentissage fit réfléchir le dragonien. Après le petit-déjeuner carnivore, il lui fit signe de le suivre.

Il prévint le garde avant de devancer Lily. Il la guida à travers le labyrinthe de tentes et lui fit signe de l'attendre. Les Sel qui passaient par là lui accordaient à peine un regard. Une dizaine de minutes plus tard, le geôlier du matin revint avec une table pliante, deux chaises et de quoi écrire. Un autre dragonien l'accompagnait. Ce troisième larron ne cachait pas son oeil crevé, ni aucune de ses cicatrices. Déjà grand et musculeux, même pour un dragonien, ses cicatrices le rendaient plus impressionnant et effroyable encore. Pour compléter le tableau, lorsqu'il s'arrêta à deux mètres de Lily, elle sentit son aura glaciale. Cela lui donna la chair de poule. Le cumul du tout la figea.

Mal à l'aise au possible, elle s'imagina cette force de la nature en mauvaise posture, se faisant caresser les côtes avec du fer rouge. Son sourire commercial, qui lui venait lorsqu'elle s'évadait dans son imaginaire, s'imposa. Pourtant, cette fois-ci, Lily sentit que ce fameux sourire des situations difficiles pâlissait. Son évasion mentale échouait. L'expérience limita les dégâts. Elle préserva son sourire à la fois aimable et subtilement carnassier. Cette mimique poussa les deux prédateurs à y répondre avec bonne humeur. Ils venaient de trouver une consoeur humaine.

-Sonori, prononça la force de la nature avec une voix féminine.

Il s'agissait donc d'une dragonienne... Lily avait prévu que ces dernières n'aient pas de poitrine et, avec la musculature de leur mâchoire, un visage plutôt masculin. Le résultat surprenait. Leurs vêtements pour se protéger des premiers frimas dissimulaient leur taille, rendant plus difficile encore la différenciation entre dragoniens et dragoniennes. Le geôlier du matin prit le temps d'installer la table, les affaires de rédaction et deux sièges. Il s'installa face à Lily, et la convia d'un geste à s'asseoir.

-D'où te vient ton accent ? demanda-t-il de but en blanc une fois assis.

-De loin... répondit la femme avec un geste de la main.

Le dragonien joignit les doigts près de son nez, et insista avec autorité.

-On pourrait bien te proposer une offre intéressante... mais on doit en savoir plus sur toi avant. Alors tu réponds à mes questions sans détours.

Lily réfléchit vite. Les dragoniens connaissaient l'existence d'autres mondes grâce à la présence des quatre populations elfiques, issues d'autant de mondes différents. Et peut-être que certains elfes pouvaient l'aider, plutôt qu'un dieu inactif... Elle préféra se fier à Freiyx plutôt qu'à des racistes suprémacistes à tendances esclavagistes. Par conséquent, elle détailla son arrivée, et répondit de son mieux à l'investigation du dragonien. Passé un certain temps, elle le remercia intérieurement pour le siège. Il se montrait très curieux, et notait chaque réponse dans un questionnaire déjà prêt. Lily ne cacha pas à quel point le vélin l'intriguait.

L'interrogatoire terminé, l'invocatrice prit le geôlier à part, puis suite à leur conciliabule ils prévinrent Lily qu'un autre prendrait le relais pour la proposition que le clan voulait lui soumettre. Le geôlier partit vaquer à ses occupations, l'invocatrice resta. Un troisième dragonien ne tarda pas à venir, accompagné d'un adolescent.

-Sdrèv Sel, se présenta l'adulte.

-Lily, répondit cette dernière en lui tendant la main, se sentant presque sur son terrain professionnel.

Après une courte hésitation, il lui serra la main. Il présenta également l'adolescent comme son fils aîné, du nom d'Eyu. Le petit dragonien faisait bien sentir qu'il chercherait à s'éclipser ou à abréger coûte que coûte cette entrevue.

Sdrèv et la femme s'assirent, sous le regard ennuyé d'Eyu. Le geôlier avait déjà communiqué un certain nombre d'informations à Sdrèv, via le lien ténébreux. Il fit donc apparaître un rouleau de parchemin portant déjà une entête pré-remplie, et commença par les noms. Il présenta enfin la combine que les Sel proposaient à l'humaine.

-Alors, voilà. On a remarqué qu'aucun de nos acheteurs de prostituées ne nous stipulait de ne pas les attaquer sur le chemin du retour... par conséquent, nous souhaitons essayer une nouvelle combine : nous procédons aux ventes comme d'habitude et, une fois qu'ils se trouvent à une journée de notre campement et s'installent pour la nuit, nous récupérons ce qui nous intéresse.

-Pourquoi tu veux me faire signer quelque chose ? s'enquit Lily.

-Comme on ne s'y est jamais essayés, on préfère débuter avec autant de personnes incluses dans la combine que possible. Il n'y a pas de raison que ça dérape, mais sait-on jamais, avec les humains... ou les elfes.

-Vous ne craignez pas que cela s'ébruite ? s'étonna la femme.

Sdrèv afficha un sourire goguenard.

-Les morts ne parlent pas, ma petite ! On va en profiter pour que nos jeunes s'entraînent à attaquer et défendre les caravanes. Sseh, et ces attaques ne seront pas systématiques. Seulement réservées aux mauvais payeurs. Et quand bien même ça se saurait, on aura ainsi une clause de plus à faire payer. Dans tous les cas, on y gagne. Et notre réputation...

Le père et le fils ricannèrent comme des hyènes. Ils s'en lavaient les mains. L'idée venait du Nér-hi Ayor. Apprendre le prénom du chef de clan renseigna beaucoup Lily. Elle se trouvait parmi les Sel, à l'époque des clans... l'Unification des clans en un royaume pouvait aussi bien être une question d'années... que de siècles. Pour elle, il n'existait qu'un Nér-hi Sel du nom d'Ayor. Un monstre, qu'elle espéra ne pas rencontrer. Sdrèv reprit le fil de la conversation.

-Avançons. On te propose de te vendre exclusivement à des clients que nous attaquerons la nuit même suivant ton acquisition. Tu marches dans la combine une année, puis on te rend ta liberté. Pendant ce temps, on prend soin de toi. Ca te va ?

Lily réfléchit soigneusement à sa réponse.

-J'aurais plusieurs conditions.

-Demande toujours.

Cela faisait deux jours qu'elle y réfléchissait.

-Tout d'abord, hors de question que vos clients, ou quiconque d'ailleurs, me touche.

-On ne pourra rien te garantir... sseh, évidemment qu'ils vont te peloter !

-En effet... reconnut Lily avant de contre-attaquer, mais je ne compte pas accepter que l'on me viole.

-Garantie contre le viol, ça on peut ; accorda Svèdr.

Ils détaillèrent ce point, puis le dragonien demanda à son fils s'il suivait, et de le lui prouver. D'une voix lasse, l'adolescent put tout restituer. Les deux négociants poursuivirent. La femme demanda à ce que les meilleurs mercenaires du monde lui apprennent les rudiments du combat armé, ce qui donna à réfléchir à son interlocuteur.

Il ferma les yeux un instant, et déglutit. Gêné, il informa Lily que quelqu'un d'autre prendrait le relais. Ses demandes touchaient plus le clan que prévu, une seule personne pouvait permettre de tels engagements. Elle pinça les lèvres et se crispa. Elle voyait déjà qui...

Lily s'agrippa à la table, glacée par la présence imposante qui apparut derrière elle, sans crier gare. Elle n'osa pas lever les yeux vers la montagne de muscles qui la contourna avec une lenteur toute prédatrice, la couvrant un long moment de son ombre. Svèdr et son fils, tête basse en signe de soumission, détalèrent.

Le géant qui les remplaça faisait partie des derniers dragoniens à mesurer deux mètre cinquante. Ses muscles saillaient sous son armure de cuir et de métal. Son épée bâtarde, à son échelle, blanche comme un os, hypnotisa Lily, qui préférait observer l'objet plutôt que le mur glacial prenant place sur le siège de Svèdr.

Toujours agrippée à la table, à s'en retourner les ongles, Lily leva timidement les yeux. Face à elle, un large torse lui bouchait la vue. Les bras étaient deux fois larges comme ses jambes. Les mains pouvaient lui broyer le crâne sans peine, les griffes à la place des ongles ne lui disaient rien qui vaille. L'un de ces battoirs tapota la poignée d'une dague.

De la sueur froide lui coulait dans le dos, quand Lily dévisagea Ayor Sel. Avec la différence de gabarit, elle se sentait comme face à un mur. Son visage carré, aux mâchoires bien développées parachevait l'apparence hors-normes du chef de clan. Il savait à quel point il effrayait et impressionnait, il aimait induire la crainte et le revendiquait jusque dans son sourire malveillant. Ses yeux bleu glace, presque blancs, n'arrangeaient rien. Il voyait un petit tas de chair fraîche uniquement en mesure de subir.

Il laissa à Lily le temps nécessaire pour que l'angoisse la gagne. Alors qu'elle se reprenait, il élargit son sourire, ce qui pétrifia la jeune femme.

-Il paraît que tu as quelques exigences, petite... siffla Ayor d'un ton caressant et malsain.

Sa voix caverneuse coupa à Lily jusqu'à l'envie de respirer. Elle n'était qu'une souris face à un chat joueur. Elle voulait qu'il se désintéresse de son cas. Son instinct de préservation l'en suppliait. Surtout quand Ayor la désigna comme "petite"... Une petite proie dont il se lasserait vite. Elle hésita à courir se réfugier sous la tente avec les autres femmes. L'idée la démangea.