Üfed

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Quand vint la nuit, Lily jugea préférable de s'éloigner des routes. De nouveau elle entrava son cheval, puis pendant son repas du soir hésita longuement sur la façon de nommer ce dernier. Les chevaux qu'elle avait aimé étaient pour la plupart des juments ou des hongres fainéants. Divine la beauté, Astuce la merveille, Nahéma la courageuse, Olga la parfaite... Q.Pydon le fou, Bamby le froussard, Kirdy le mangeur de cravaches... Repenser à ces chevaux, poneys et double-poneys la rendit nostalgique. Son premier club hippique lui manquait. Mais cela ne réglait pas la question du nom de son cheval.

- Il te faut pourtant un nom, le canasson... murmura Lily à l'intention de son hongre. Au moins, une jument j'aurais pu l'appeler Divine.

Et elle se voyait mal le nommer "Divin" ou "Fede", la traduction littérale locale. Elle préférait limiter ses références religieuses, en ce monde où l'on pouvait changer de religion comme de chemise, et se mettre aisément les fanatiques à dos. Tout en mâchonnant du poisson séché, elle finit par le nommer Nebel [1]. Elle s'amusa ensuite à l'écrire dans l'alphabet humain.

Trois jours plus tard, toujours en suivant la route puis en s'en éloignant pour la nuit, elle arriva en vue d'un nouveau village fortifié. De hauts murs de pierre surplombés de pieux et de quelques tours en bois surplombaient de nombreux champs situés derrière. Lily ne voyait rien du village. L'étendard au renard flottait au sommet de chacune des huit tours. Les champs donnaient l'impression de se cacher derrière les fortifications, pour rester aussi éloignés que possible des terres dragoniennes. Une grande plaine séparait la forêt que longeait Lily des premières constructions, et au milieu se tenait une maison longue au toit bas, entourée de sortes d'étables miniatures.

Curieuse, Lily s'approcha d'abord de cette maison. Soucieuse de ne pas paraître menaçante, elle mit pied à terre arrivée à mi-chemin, et avança droit sur le bâtiment. Elle frappa à la porte en bois. Quelques minutes plus tard, elle ne s'entrouvrit que pour laisser passer une longue lame tranchante, et la voix méfiante d'un jeune homme.

-Que voulez-vous, voyageuse ?

-Bonjour monsieur, je me demandais seulement pourquoi cette maison se trouve hors de la protection des fortifications voisines.

-C'est un élevage de chiens, madame. Passez votre chemin, avant que la meute ne revienne.

-Merci pour le conseil... répondit calmement Lily, bien qu'elle s'éloignât de l'arme. Comment s'appelle le village ?

-Üfed.

-Merci encore... bonne journée à vous.

Elle s'éloigna, puis remonta. Il lui sembla entendre un timide "vous aussi", tandis que l'arme disparaissait et que la porte se refermait. Des chaînettes tintèrent.

Arrivée à la porte sud d'Üfed, elle subit le même interrogatoire que la dernière fois, et un autre demi-elfe sonda ses intentions et sa nature humaine. On l'invita à entrer, en arborant une ceinture jaune à rendre au moment de son départ. Un foulard jaune fut lié aux rênes de Nebel. À peine traversa-t-elle les portes du village aux habitations en bois couvert de chaume, qu'un garde l'incita à laisser son cheval à l'auberge, et de passer le moins de temps possible au village. Peu aimaient les étrangers, et certains refusaient l'accès de leurs échoppes aux porteurs de tissus jaunes.

Lily pouvait comprendre la méfiance des villageois. Les démons pouvaient prendre n'importe quelle forme, les non-humains modifier leur apparence pour venir empoisonner les réserves ou assassiner les humains pendant leur sommeil. Cela n'atténua en rien son ressentiment quand elle sentit le poids des regards hostiles.

Cette fois elle ne se promena pas, et suivit sagement la direction de l'auberge. Le garçon d'écurie lui en voulut de lui confier Nebel, et deux xaros pour le pansage ne l'apaisèrent pas. L'aubergiste ne se montra pas plus aimable, et lui jeta presque une clé à la figure une fois qu'elle lui paya une chambre pour la nuit.

La femme investit sa nouvelle chambre spartiate au plancher gondolé, puis, décidant de s'adonner elle aussi à la méfiance envers autrui, passa à l'écurie monter ses affaires, et surveiller les soins apportés à son cheval.

Elle fut stupéfaite de surprendre le garçon d'écurie occupé à graisser les sabots de Nebel. Choyé et pomponné comme un prince, l'animal somnolait, il ne daigna même pas la saluer. Soulagée, Lily se demanda en revenant à l'auberge ce qu'elle pourrait faire en attendant la nuit. En aucun cas elle ne voulait s'installer dans ce village. Elle savait qu'elle ne pourrait pas passer outre cet accueil glacial, et doutait sincèrement qu'on lui laisse la moindre chance.

Elle erra dans les rues autour de l'auberge, et trouva seulement deux échoppes ouvertes aux étrangers pour refaire quelques réserves de nourriture et de vêtements neufs. Elle s'offrit aussi un peigne en os.

Lily profita d'une écuelle servie par l'aubergiste, qui lui faisait bien sentir que son départ serait le bienvenu, puis dédia une partie de son après-midi à se coiffer. Depuis le temps qu'elle ne se peignait qu'avec les doigts, la tâche prit du temps. Ses cheveux s'étaient bien allongés et lui arrivaient en bas du dos. Enfin, elle se fit une tresse et profita de sa veste qui se défaisait pour improviser un chouchou. À l'horloge solaire, il n'était que seize heures. L'ambiance du village lui coupait l'envie de sortir, et la petitesse de la chambre la dissuada d'une sieste.

Résignée, elle redescendit à a la salle commune, et écouta d'une oreille distraite les divagations des deux pilliers de bar présents depuis son arrivée. Ils enchaînaient les bières tout en parlant du temps, de la qualité de la terre pour les cultures, des voisins malveillants et de tout ce qui pouvait animer un débat. Lily s'en tint à l'eau, puis se désintéressa de leur conversation quand ils crachèrent leur venin sur leurs voisins. Elle ferma les yeux et recommença à prier Freiyx.

En début de soirée, un quatrième client fit son entrée. Le blond réclama d'office une bière, s'accouda au comptoir le temps d'une gorgée puis scruta la salle. Il ignora les deux habitués, et croisa le regard de Lily. Il finit sa bière cul-sec, s'essuya la moustache d'un revers de manche et lui fit signe de venir. Trop heureuse de pouvoir tuer le temps, elle obtempéra.

-Vous, vous êtes de passage, affirma le blond.

Ils faisaient la même taille et se regardaient droit dans les yeux.

-En effet, et vous, vous êtes un habitué.

-Ouais. Dites, vous auriez pas fait un détour par chez moi, ce matin, par hasard ?

-Vous vivez en périphérie d'Üfed ?

-Ouais.

-Alors oui.

-Mon fils vous a pas trop mal accueillie ?

Elle lui sourit et se permit un petit rire.

-Vu la proximité des dragoniens, je peux comprendre sa méfiance, ne vous inquiétez pas !

-Trinquons à la disparition de ces saloperies, conclut le moustachu.

Lily se commanda une bière et ils trinquèrent. L'homme reprit, soulagé :

-Combien de temps pensez-vous rester à Üfed ?

-Seulement le temps d'une nuit, demain je reprendrais la route.

-Ecoutez, vous m'êtes sympathique. Que diriez-vous de dîner chez moi ?

-Je ne voudrais pas déranger... refusa Lily avec douceur.

-Puisque je vous invite, vous ne dérangerez pas ! Et puis ça vous permettra d'économiser un repas.

-Pourquoi tant de sollicitude, monsieur ? s'enquit la femme.

Il lui sourit.

-Je veux montrer l'exemple à mon fils. À cause de notre méfiance envers les étrangers, on perd des clients... j'aimerais lui inculquer quelques bases de politesse.

Après deux bières de plus, elle suivit le blond et ne reprit pas Nebel. Elle préférait le garder loin des chiens. Profitant que son guide lui tourne le dos, elle s'assura plusieurs fois que son poignard coulissait bien. Toucher l'arme la rassurait. Non pas que le blond ne lui inspira pas confiance, mais les mille et un faits divers lus dans sa vie précédente lui revenaient en mémoire. Notament les témoignages des voisins de psychopathes n'ayant vu que du feu pendant des années. Aussi, plusieurs fois elle chercha du jaune sur la tenue de son guide qui le désignerait comme étranger. Pour le moment il ne semblait pas mentir.

Quand ils arrivèrent, la porte était grande ouverte et une brune les attendait, les mains sur les hanches. Lily mit du temps à la remarquer, obnubilée par la cinquantaine de molosses assoupis répartis autour de la maison, et se partageant tant bien que mal la vingtaine de niches. Bien qu'aimant les chiens, ces bêtes de guerre l'inquiétaient. Elle comprenait mieux la mise à l'écart de cette famille. La brune la fit sursauter en demandant à son époux l'identité de la personne qui l'accompagnait. D'office, Lily se présenta et serra la main de Boë, l'épouse d'Eviod.

Tout en la faisant entrer, Boë appela son fils pour que tout le monde se présente avant de passer à table. Pendant que le jeune adulte arrivait en traînant des pieds, Eviod précisa qu'il était leur second fils, l'aîné était parti faire sa vie ailleurs... et Boë persistait à cuisiner pour quatre. Cela rassura quelque peu Lily, qui hésitait entre craindre de gêner, et s'attendre à une embuscade.

Toujours sur ses gardes, elle salua Ithier, qui venait d'arriver. Il s'empourpra en la voyant et bafouilla des excuses sur la façon dont il l'avait accueillie. Le jeune homme avait la vingtaine, et ressemblait à une version masculine et blonde de sa mère. Les deux bénéficiaient de la même figure en coeur, des dents du bonheur et d'une silhouette râblée. Lily ne doutait pas un seul instant que les molosses à l'extérieur avaient contribué à cette solide constitution.

Rassurant Ithier, Lily suivit la petite famille et se laissa guider jusqu'à la table. Ils se partagèrent un civet de lapins issus du plat, et Lily s'assura de boire la même bière que tout le monde. Personne ne fit de geste suspect en direction de son verre, et nul ne lui fit de remarque au sujet de son poignard resté à la ceinture.

Elle profita de la conversation pour se renseigner sur le statut de la femme en ces lieux. Boë faisait le ménage dans divers foyers du village, ce qui offrait un supplément régulier au couple. Les chiens étaient réservés au comte en personne, et ce dernier se réservait ensuite le droit de revendre les animaux aux diverses milices qui remplaçaient ses gardes, qu'il conservait en prévision d'une guerre contre des non-humains. Lily n'obtint aucune information plus précise. Tantôt les ennemis étaient les dragoniens, tantôt les démons, et d'autres fois les populations elfiques. Elle nota d'ailleurs que ses hôtes prenaient les dragoniens pour des démons mineurs, mais pas moins dangereux que les véritables démons. Seulement plus faciles à tuer.

Ainsi, la famille vivait par la grâce du comte et son besoin de chiens de guerre qu'il revendait non seulement aux milices, mais aussi qu'il gardait pour sa propre armée et revendait à ses alliés frontaliers. Mais seuls ses fournisseurs avaient le droit de faire de l'élevage. Les personnes surprises à élever leurs propres molosses se faisaient décapiter, ou subissaient le supplice du pal si les chiens étaient entraînés à attaquer les humains.

-Nous nos chiens, se vantait Eviod, on leur apprend à défendre l'Humanité contre toutes les saloperies magique et contre-natures. D'ailleurs officiellement les mecs sont empalés, mais vous vous doutez bien que les gardes se dérangent pas pour fabriquer un pal par enculé. Officieusement, ils sont balancés à leurs propres clebs... ils récupèrent les chiots et me les rendent. Les autres bêtes...

Eviod se tut, lugubre. Boë et leur fils le laissèrent ruminer. Boë glissa à son invitée que le pire était quand son époux récupérait des chiots destinés aux combats de chiens. Non seulement le pedigree se perdait presque à chaque fois, mais surtout les bêtes étaient d'une agressivité telle qu'il devait presque à chaque fois les achever. Ce qui déchirait immanquablement le passionné. Les jours suivants, il lui arrivait de dormir avec sa meute.

Lily redirigea la conversation sur les métiers que les femmes pouvaient pratiquer sans attirer l'attention. En vérité, à l'exception des grades militaires elles occupaient les postes qui leur convenaient. Ceci rappela à l'étrangère que les clichés sur le Moyen-Âge venaient en grande partie de la Renaissance. Il en allait de même pour l'idéalisation de l'Antiquité.

À la fin du repas, Ithier se proposa pour la raccompagner jusqu'à l'auberge.

[1] Nebel : "Brume" en allemand, et un titre de Rammstein.

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