Survivants

4 minutes de lecture

Ce nouveau monde devait être un enfer pour ces pauvres personnes qui survécurent à ce bouleversement. Plusieurs moururent de faim. D’autres se jetèrent au bas de cette falaise ouverte sur un vide sidéral, pensant peut-être qu’il y avait un terme au bout de cette fin du monde. Peut-être tombent-ils encore dans un éternel cri sans fin.

Bien vite, les plus ingénieux s’affairèrent à s’organiser ce nouvel environnement apparemment hostile. On envoya des éclaireurs sur les plateaux qui s’étiraient de chaque côté de cette nouvelle prison. Personne ne voulut s’aventurer à escalader cette masse de roc qui n’en finissait plus de se perdre dans les cieux. On attendit donc patiemment que reviennent les hommes et les femmes qui n’espéraient pas grand-chose de plus que du roc et de la poussière de leur expédition.

Pourtant, ils revinrent porteurs d’espoir. Certains passages étaient coupés par des chutes d’eau bruyante. D’autres sections de ce plateau en longère qui serpentait le long de la muraille étaient recouvertes d’une terre riche et meuble, grouillant de vie. En poussant davantage l’exploration, on trouva de petits animaux, tels que des lièvres, des poules et même des veaux qui avaient probablement dégringolé et atterris là lors de ce déplacement des plateaux.

L’espoir revint alimenter les discussions entre ces courageux colons d’un nouveau monde. On construisit des abris sommaires avec des pierres et des bouts de bois, branches et autres végétaux retrouvés çà et là le long des sentiers redécouverts. Puis, la communauté, au bout de quelques années, s’habitua à cet isolement que la nature leur imposait. Ils étaient des survivants, mais devinrent des battants puis de vrais citoyens de Bordumonde.

Il fallut plus de cinquante ans pour reconstruire une cité digne de ce nom. Plus de trois cents habitations étroitement alignées l’une à côté de l’autre formaient à cette époque lointaine, le noyau primaire. C'était alors la cité du bord du monde, comme l’avait surnommée le grand Damian, le fondateur et grand ancêtre de Bordumonde. On avait retrouvé un peu de paix d’esprit, mais ces gens qui avaient vu la terre se révolter de la sorte ne purent jamais oublier ce terrible affront auquel ils durent faire face un demi-siècle plus tôt. Et la peur de voir ce monde s’écrouler à nouveau les avait accompagnées jusqu’à leur mort.

Ce furent leurs enfants et leurs petits-enfants qui firent en sorte d’étendre cette cité sur plusieurs kilomètres pour finalement en faire un monde à part. On en vint presque à oublier les autres villes d’antan, les routes qui serpentaient les vallées, le bord de la mer où on se prélassait sans se soucier du sort de la planète. Cent ans plus tard, plus personne, à part quelques rêveurs insensés, ne se demandait si on pouvait franchir ce mur pour retrouver leurs semblables.

Il faut dire que plusieurs s’étaient mis en tête de fabriquer des cordages, baudriers, piolets et autres babioles pour s’attaquer à la paroi. Jamais un de ces aventuriers ne revint vivant de ces folles expéditions. On les retrouvait en bouillie au pied de leur point d’origine, comme si la roche les régurgitait sans autre avertissement.

Et pourtant, il faut le dire, des êtres encore plus fous que ces bordumondais de malheur, des hommes et des femmes venus des pays d’en haut parvinrent jusqu’à nous, en morceaux, mais vivants.

Ce fut le cas de mon grand ancêtre, Bonel Jaqr, cet hurluberlu qui, accompagné de cinq autres cinglés, décidèrent un jour de descendre cette haute paroi rocheuse vers ce qu’ils appelaient le vide infini du bord du monde.

Bonel était un grand homme enveloppé de muscles qui venait du Nord du Nord. Il avait entendu parler de cette légende où la moitié du monde connu s’était littéralement envolé en quelques jours. Elle racontait qu’un immense soulèvement des terres, principalement constitué de roches avait définitivement avalé les villes et villages qui bordaient la mer, laissant un immense vide en lieu et place.

Personne ne voyait le fond de ce gigantesque précipice qu’on pouvait admirer après plusieurs mois d’une montée éprouvante qu’aucun cheval ne pouvait supporter. L’air à ces hauteurs était rarissime et seuls des êtres dépourvus de sens voudraient y descendre pour en explorer les entrailles.

Bonel et quatre de ses compagnons de voyage se mirent donc en tête de défier la légende de ce vide sidéral et découvrir ce qui se terrait au fond de cet abysse de roc. La famille Jaqr tenta en vain de l’en dissuader. Il amorça cette longue montée avec une seule idée en tête, celle de devenir le premier homme à explorer ce nouvel univers et en récolter tous les honneurs, malgré que le fait que tous ceux qui le précédèrent n’en sont jamais revenus.

Équipés de la tête aux pieds d’équipements à la fine pointe de la technologie, ils arrivèrent enfin sur le bord de ce pic rocheux, tout juste au-dessus du premier village construit à l’origine de Bordumonde.

La descente fut quasiment couronnée de succès, du moins à quelques centaines de mètres du plateau où s’érigeaient les maisons en rangée. Mais, la nature du roc qui isole les bordumondais du reste du monde devient de plus difficile à maîtriser lorsqu’on approche du plateau. Glissante, presque aussi dure que le diamant, elle ne se laisse pas percer et l’absence d’aspérités n’offre plus aucune prise si bien que les hommes se retrouvèrent à des kilomètres de leur point de départ, épuisés, découragés, suspendus dans le vide. Bonel ne voulait pas s’avouer vaincu, mais ses amis, eux, ne l’entendaient pas ainsi.

« La seule certitude qu’on peut avoir ici-bas, c’est que tu te tueras, mon ami, avait dit Larc, son plus fidèle ami. Tu tomberas dans le vide et tu mourras avant même de savoir s’il y a un fond à cet enfer. »

Bonel avait ri de cette fâcheuse vérité. Il avait tenté de trouver un moyen de poursuivre la descente, mais comme la nuit tombait, il se laissa flotter au-dessus du vide, en songeant que la nuit lui apporterait conseil et qu’à son réveil, il aurait la solution.

Or, le lendemain, il se réveilla au pied de la falaise, les membres brisés, avec autour de lui les restes de ses compagnons de voyage, les os et les chairs en bouillie. Il vit, en ouvrant péniblement les paupières, un attroupement d’hommes et de femmes qui n’en croyaient pas leurs yeux.

Mon ancêtre Jaqr, avant de perdre connaissance, se dit qu’il avait atteint le fond du monde et sourit.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Patrice Landry ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0