L'expert
11 ans plus tôt
Elle réussit brillamment ses études, y compris à la fac, malgré la distance. 1h30 de bus matin et soir. Son père avait exigé qu'elle reste à la maison. Il avait même laissé entendre que c'était mieux pour elle. «Je t'ai marqué. Tu es une proie désormais. Ici au moins, tu sais ce qui t'attends. Dehors, ça peut être pire. »
Avec ce planning tendu par les horaires de bus, difficile de se lier. Cela n'avait jamais été son fort. Observer la parade des autres jeunes, rien qu'à la cantine, était toutefois très instructif. On y voyait les dominants, les outsiders, les suiveurs, les reines. Et une fois, rien qu'une fois, elle vit une reine monter dans son bus et marcha jusqu’à sa rangée en quête d’une place. Elle lui sourit et s'assit à côté d'elle.
**
Au commissariat
La capitaine leva la main pour m'interrompre, jeta un bref coup d’œil à sa montre et réajustant machinalement son bandeau coloré, décida d'une pause.
Pendant leur absence, la femme de l'accueil m'apporta un sandwich jambon-beurre, un verre d'eau et une pomme. Le pain craquait sous mes dents. Je remerciai silencieusement la bonne âme qui s'était déplacée pour moi à la boulangerie. Je n'avais pas faim. Néanmoins je savais qu'il fallait manger quand l'opportunité se présentait. Je me demandais si ces tics disparaitraient avec le temps. Au moins, étais-je guérie de mon addiction au portable. Il dormait bien sagement dans mon sac et n'en sortait que lorsque je le décidais et non à chaque notification, toutes désactivées.
Puis la déposition, ou plutôt mon récit, reprit. Un autre homme accompagnait la capitaine.
— Lydie, je vous présente…
— Le professeur Lescure, criminologue, l'interrompis-je.
— Vous vous connaissez? demanda-t-elle, nous regardant à tour de rôle. C'est contraire au protocole.
— Je ne pense pas, dit-il d'une voix ferme en même temps que je précisais:
— Non. Camille admirait votre travail professeur. Elle envisageait de postuler à un post-doc en criminologie et suivait assidument vos publications.
L'homme me regarda attentivement, pas vraiment froidement, plutôt comme si j'étais un sujet d'étude, et s'assit sans précipitation. Il se tourna vers l'inspecteur lui rendant les rênes de la discussion.
— Lydie, le professeur est consultant de temps en temps sur des affaires complexes à Paris. On nous l'a affecté lorsque le commissaire divisionnaire a pris connaissance du contenu de votre déposition. Je lui ai expliqué les grandes lignes de votre récit. En visionnant la fin de la session précédente, votre dernière phrase l'a surpris. Je lui laisse la parole.
L'homme se cala au fond de son siège et débuta son cours:
— Madame, puis-je vous appeler Lydie?
Je hochais la tête. Sa voix était posée, un rien aigu pour un homme. Il avait un accent. Mais pourquoi être attentive à tous ces détails? Il toussota.
— Vous êtes étudiante en sociologie, n'est-ce pas?
— Je suis en 2e année de thèse en sociologie et science de l'éducation. Nous étudions les interactions entre inné et apprentissage.
— Fort bien, fort bien. Excusez-moi, je voulais savoir si vous alliez être familière de mon vocabulaire.
L'inspecteur l'interrompit.
— Mr Lescure, je ne suis pas, moi, familière de la sociologie ni psychologie. Je vous prie d'utiliser des termes et concepts à ma portée ou de me les traduire sans tarder.
Le professeur sursauta comme piqué par un taon.
— Bien, sur, bien sûr, capitaine. Lydie, vous avez dit dès le début que vous étiez un rat de laboratoire. Il s'agit de l'un de vos modèles de recherche?
— Oui.
— Je comprends, je comprends. Ce qu'en revanche je ne comprends pas, c'est qu'ayant vos connaissances et votre expérience, vous ayez soumis une telle idée à un psychopathe.
Cette idée m'empêcher de dormir depuis que j'avais retrouvé ma famille. Je ne pus que baisser la tête. La capitaine demanda:
— De quoi parlez-vous exactement professeur?
— D'après ce que vous m'avez expliqué et le début de la déposition de votre victime, la personne à l'origine des crimes dénoncés se prend pour un scientifique avec une mission définie. Sa démarche avant L'intervention de Lydie était d'étudier le comportement de deux individus dans des situations similaires. Dans sa névrose, il singe une vraie démarche scientifique et semble suivre un fil rouge. Or lors d'une telle étude, le risque, lorsque deux rats sont mis dans la même cage, est que l'un prenne l'ascendant sur l'autre qui se contentera de reproduire le cheminement du dominant. L'humain et le rat se ressemble beaucoup à ce niveau. Avec un tel personnage, les cours de psychologie de Lydie aurait dû lui permettre de prendre conscience que le rat le plus faible perdrait toute valeur.
Tout le sang se retira de mon visage. C'était vrai. J'aurai dû.
Le professeur continua son discours. Je ne l'écoutai plus. Un silence abrupt retentit. Je relevai la tête. La capitaine avait levé la main pour obtenir le silence. Le professeur ouvrait la bouche pour poursuivre. Chaque fois la main noire s'y opposait. Une main fine, avec des traces de griffures (un chat sans doute). Une main affirmée. Je levai les yeux vers elle. Son visage était fermé.
— Professeur, je ne sais pas ce que mes collègues parisiens vous trouvent. Vous nous avez été chaudement recommandé et avez fait diligence pour venir.
Il allait commenter; elle plaqua sa paume à vingt centimètres de son nez, bras tendu.
— Pour ma part, je n'accepte pas qu'une personne, aussi qualifiée soit-elle, vienne sur mon affaire pour expliquer à une victime que si elle avait mieux réfléchi, les résultats auraient différents.
Déjà, elle s'était levée. Le professeur, stupéfait, la regardait fixement, bouche béante.
— Monsieur, je ne veux plus entendre un mot de vous devant cette jeune femme. Je vous prie de sortir.
Elle ouvrit la porte et héla quelqu'un.
— Karl, peux-tu s’il-te-plait déposer ce monsieur à la gare. Oui, sans tarder. Il y a un train pour Paris vers 17h de mémoire.
Puis elle se tourna vers le professeur sur le visage duquel la fureur avait remplacé la stupeur.
— Vous...
— Monsieur, j'ai été claire. Oui, j'entendrai parler de vous, je sais. Mais pas ici et pas devant cette femme. Merci. Au revoir.
Il sortit. Elle se tourna vers moi.
— Je suis navrée Lydie. Si j'avais su. Tout ce qu'il a dit…
— Est vrai. J'aurai...
— Écoutez-moi attentivement Lydie. Non! Ce n'est pas vrai! Vous n'êtes à aucun moment responsable de la mort de votre amie. Ôtez-vous ça de la tête! Le responsable est le monstre qui vous soumettez à ces tests. Même en admettant que vous ayez eu une connaissance aussi poussée que ce professeur de, entre guillemet, la nature humaine, je peux d'expérience vous affirmer que lui-même n'aurait pas été en mesure de réfléchir de manière scientifique après des mois de torture. Vous n'êtes pas fautive!
J'explosais en lourd sanglots. Je me sentais si coupable. Le raisonnement du professeur était si cohérent. Les mots de la capitaine mettaient du baume sur la partie rationnelle qui m'accablait, me consumait depuis que j'avais retrouvé la mémoire.
Elle attendit que je me calme.
— Je ne peux pas vous dire que cela va allez mieux rapidement. Sans connaitre la psychologie, le "syndrome du survivant" est un classique chez les policiers. Vous aurez besoin d'aide une fois l'enquête bouclée. Avant cela, vous devez finir votre déposition. C'est un premier pas vers la guérison.
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