Chapitre 21 : L'Élue des Ombres

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Pauline ne parvenait toujours pas à saisir le lien mystérieux qui l’unissait au projet Codex Obscura. Les révélations énigmatiques de Kennywood, les indices épars qu’elle avait collectés… rien ne faisait sens. Une toile d’ombres s’étendait dans son esprit, chaque pensée enchevêtrée dans une confusion oppressante. Pourquoi elle ? Pourquoi ce choix inexplicable ? Était-elle spéciale, ou bien maudite ? Les souvenirs de son enfance restaient cloîtrés derrière un voile opaque, et chaque tentative pour les explorer s’écrasait contre un mur d’amnésie, comme si une main invisible s’acharnait à les effacer, comme de l’eau qui glissait entre ses doigts. Plus elle essayait de creuser, plus les images se dérobaient. Elle secoua la tête, frustrée, et se laissa enfin sombrer dans un sommeil agité.


C’est là qu’elle se retrouva dans ce rêve.


D’abord, ce fut une lumière tamisée, douce mais irréelle, comme si elle venait d’un endroit qu’elle ne reconnaissait pas. Puis, elle entendit un son. Un murmure. Elle ouvrit les yeux. Le décor était flou, cotonneux. Elle était là, dans un berceau. Ses petites mains s’agitaient mollement devant elle. « C’est un rêve. Ça doit être un songe, pensa-t-elle », mais tout semblait pourtant si réel : l’odeur de lavande, la chaleur réconfortante de la couverture.


— Regarde-la, chuchotait une voix qu’elle connaissait.


Pauline tourna les yeux vers la silhouette qui se penchait au-dessus d’elle. Son cœur manqua un battement : c’était sa mère. Mais pas comme dans son souvenir. Plus jeune, radieuse, presque… irréelle. Son père apparut à ses côtés, le visage lumineux, exempt des rides et des ombres de fatigue qui lui étaient familières.


— Elle est prête, disait-il d’un ton grave.


— Tu crois qu’on fait le bon choix ? répondit sa mère, la voix tremblante.


Le regard de Pauline, bébé dans son rêve, fixa celui de sa mère. Une sensation étrange la parcourut, comme si elle saisissait tout ce qui se disait sans vraiment entendre les mots. Sa mère recula légèrement, troublée.


— Elle nous voit… nous comprend…


Le murmure de son père devint plus pressant.


— Ce n’est pas grave. Elle ne se souviendra de rien.


Pauline, dans ce corps minuscule, sentit une peur sourde monter en elle. Elle voulut parler, crier qu’elle entendait tout, mais aucun son ne sortait. Leurs voix devenaient plus floues, mais certains mots perçaient à travers le chaos : “préparée”, “sacrifice”, “choisie”.


— Pourquoi vous faites ça ?! cria Pauline, soudain capable de parler dans ce rêve.


Les silhouettes s’arrêtèrent net et tournèrent lentement leurs regards vers elle. Leurs visages changèrent, leurs traits familiers se déformant en expressions qu’elle ne reconnaissait pas.


— Pauline… Tu ne peux pas fuir, murmura la voix de sa mère, douce mais glaciale. C’est toi. Ça a toujours été toi. Tu es l’élue !


Elle voulut se lever, courir, mais son corps était figé. Une ombre immense se déploya derrière ses parents, avalant la lumière.


Pauline se réveilla en sursaut, trempée de sueur. Dans le silence de la chambre, son souffle court résonnait comme un tambour. Ses propres mots lui échappèrent, et hurla :


— Qu’est-ce que vous m’avez fait ?


La vérité s’abattit sur Pauline comme une lame glacée, tranchante et implacable. Elle était la clé. Pas un artefact ancien, ni un manuscrit poussiéreux, mais elle-même. Ce qu’ils recherchaient, ce qu’ils avaient façonné, c’était inscrit dans son ADN. Une prison invisible, gravée au cœur de son être.


Ses pensées tourbillonnaient, vertigineuses. Depuis le début, tout avait été orchestré : les manipulations génétiques, les injections, les mensonges. Un frisson d’horreur lui traversa l’échine. Elle voyait les visages de ses parents dans son esprit, leurs regards pleins d’une affection qu’elle avait toujours cru sincère, mais désormais teintés de calculs froids. Chaque sourire, chaque geste… Était-ce seulement réel, ou une façade pour cacher leur trahison ?


— Ils m’ont modifiée, murmura-t-elle, la gorge nouée.


Les mots étaient lourds, presque impossibles à prononcer. Ce n’était pas seulement son corps qu’ils avaient changé, mais sa vie tout entière. Elle n’avait jamais été Pauline. Elle n’était qu’un projet, une création, un instrument d’un dessein qu’elle ne comprenait pas encore.


Ce projet Codex Obscura… Tout ce qu’elle en avait découvert jusque-là n’était que la surface. Kennywood ne comprenait pas encore l’étendue de son rôle, mais elle ne pouvait pas compter sur cette ignorance pour toujours. Un jour, ils sauraient. Ils viendraient pour elle, et ce jour-là, elle devrait choisir : se battre pour sa liberté ou embrasser cette destinée qu’on lui imposait.


Mais alors qu’elle tentait de rassembler ses forces, une angoisse plus profonde s’empara d’elle. Chaque pièce qu’elle ajoutait à ce puzzle ne faisait qu’éveiller d’autres questions, plus sombres encore. Pourquoi elle ? Qu’avaient-ils prévu qu’elle devienne ? Était-elle un pont… ou une arme ? Jeff avait-il été complice de ses parents, ou n’était-il qu’un autre pion dans leur machination ?


Son souffle se suspendit lorsqu’un bruit sourd résonna dans la pièce. Le craquement léger d’un plancher sous un poids étranger. Pauline se raidit, tous ses sens en alerte, son regard balayant les ombres de la pièce. Elle tendit l’oreille, chaque fibre de son corps tendue à l’extrême.


Une ombre passa, furtive, à la lisière de sa vision. Elle retint un cri, le cœur battant si fort qu’elle avait l’impression qu’il allait exploser. Elle savait qu’elle n’était plus seule.


Un murmure presque inaudible fendit le silence : « Pauline… »


Elle se retourna d’un coup, mais il n’y avait personne. Juste l’obscurité, dense et oppressante.


Un frisson la traversa. Dans l’ombre, quelque chose attendait. Quelque chose qui savait. Qui avait toujours su.


Et avant qu’elle ne puisse réagir, une pensée terrible s’imposa à son esprit : elle n’était pas une clé pour ouvrir une porte… Elle en était la serrure.

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