Bleu Turquoise
Chaque année c'était pareil. Alors que pendant les vacances d'été mes amis et camarades de classe se dispersaient à travers le monde nous nous restions sur place. Et pourtant j'avais essayé à mainte reprise de convaincre ma mère.
- On ne peut pas aller ailleurs pour une fois m'man ? L'Espagne, la Suisse il y a tellement de choses à voir !
- Victor mon chéri, nous avons la mer et les plages ENSOLEILLÉES chez nous, que demander de plus ? Les gens viennent de partout en vacance ici. Tu peux t'estimer heureux d'y vivre toi. En plus on ne peux pas se permettre de fermer l'auberge. Tu sais bien que c'est la période la plus rentable de l'année !
Chaque année j'essayais, chaque année elle refusait, et donc chaque année à la rentrée j'étais le seul qui n'avait rien à raconter.
Nous avions notre petit rituel journalier. Réveil à 5h du matin puisque les clients de l'auberge qui avait appartenu à mon père et nous revenait depuis sa mort devaient petit-déjeuner à 7h. J'aidais ma mère à mettre le couvert et disposer le repas sur la grande table rectangulaire de la salle de séjour où se déroulaient tous les repas. Ensuite je montais le petit-déjeuner dans la chambre de Mme Robinson.
Mme Robinson était une vieille femme un peu folle mais très gentille qui revenait chaque année parce qu'elle adorait la mer. Je l'aimais bien puisqu'elle me donnait de bons pourboires et surtout des sucreries.
Après que tout le monde ait mangé, il fallait encore débarasser, nettoyer, faire la vaisselle. Ma mère ne voulait pas engager quelqu'un pour nous aider parce qu'elle voulait mettre tout l'argent de côté afin que je puisse faire mes études supérieures dans une grande école. Pour l'instant j'étais encore au collège et je ne comprenais pas pourquoi elle économisait déjà.
J'avais ensuite quartier libre jusqu'à 11h. Ce qui revenait souvent à 1h ou 2. Généralement je passais ce temps libre dans ma chambre à rêver de vacances ailleurs, à lire ou à dormir. Parfois j'allais tenir compagnie à Mme Robinson sur la terrasse d'où on pouvait apercevoir la mer. Elle me racontait ses souvenirs de voyages du temps où son époux était encore en vie.
Ce jour là c'est ce que j'avais décidé de faire. Mme Robinson venait d'arriver et je ne l'avais pas encore vu. Je me précipitai donc vers la terrasse content de la revoir mais me stoppai dans mon élan le coeur battant. Mme Robinson n'était pas seule.
Ses cheveux gris rassemblés en chignon avec son éternel châle rouge sur les épaules, elle me sourit. Mais mon attention était portée sur la fille assise à ses côtés, à ma place habituelle.
- Victor mon chéri ! Quelle joie de te revoir ! Approche donc que je te vois. Comme tu as grandis depuis l'année passée.
- Bonjour Mme Robinson. Avez vous fait bon voyage ?
- Oh tu sais c'est toujours embêtant pour une vieille femme comme moi de voyager. C'est l'arrivée qui compte. Comme avec les histoires. Même si le COMMENCEMENT est médiocre, il suffit que la fin soit excellente pour qu'on s'en souvienne. Tiens ! Ça me rappelle la fois où mon cher Henri et moi étions allés en Hollande...
D'habitude les récits de Mme Robinson me passionnaient, mais pas cette fois là. Je regardais la fille et elle regardait la mer. Ses cheveux blonds coupés au carré voletaient doucement agités par le vent. Ses yeux étaient bleus. Ils avaient une belle couleur mais ils semblaient morts.
- Comme je suis étourdie ! Victor je te présente ma petite fille Gabrielle. Elle a 14 ans comme toi. Gabrielle soit gentille et dit bonjour.
Sans prendre la peine de tourner la tête vers moi elle articula un faible bonjour.
- Bonjour Gabrielle. Je m'appelle Victor.
- J'avais compris.
Mme Robinson repris son histoire et je dus faire semblant de m'y intéresser jusqu'à ce que vienne pour moi le moment de rejoindre ma mère pour l'aider à installer le déjeuner.
- Il faut que j'y aille Mme Robinson. Ma mère m'attend.
- Oui bien sûr. Bonne soirée Victor. Mes salutations à ta mère.
Inutile de vous dire que je n'ai pas réussi à me concentrer pleinement sur mes tâches habituelles. L'image de Gabrielle la fille au regard mort était figée dans ma tête.
- M'man, t'as vu la petite fille de Mme Robinson ?
- Gabrielle ? Évidemment que je l'ai vu.
- Tu ne trouves pas qu'elle a l'air triste ?
- Tu le serais aussi si tu venais de perdre ton père. La pauvre petite. Déjà que sa mère était morte à sa naissance. Elle n'a plus que sa grand-mère.
Cette conversation me trottait encore dans la tête lorsque ma mère et moi primes le chemin de la plage après avoir une fois encore nettoyé et fait la vaisselle.
Je me disais que j'allais encore m'ennuyer à observer la mer comme tous les jours quand je la vis.
Elle portait un maillot rouge qui détonait avec la blancheur de sa peau et était assise à même le sable BRÛLANT face à la mer.
- M'man je peux rejoindre Gabrielle ?
- Oui oui vas y. Cette pauvre petite ne doit pas rester seule.
Je me suis donc approché et me suis assis à côté d'elle à une distance raisonnable.
- Hey bonsoir !
J'essayais d'être joyeux et elle daigna m'accorder un bref regard avant de retourner à la mer.
Les trois premiers jours on se contenta de rester côté à côté. Elle dans son maillot rouge regardant la mer, moi la regardant.
Finalement le quatrième jour, elle m'adressa la parole.
- La mer est jolie aujourd'hui. Tu devrais la regarder plutôt que me regarder moi.
- Je te trouve plus jolie que la mer. Mais tu le serais encore plus si tu souriais.
- Gabrielle ?
Un petit pas à la fois Victor. Patience.
Le jour suivant elle dit aussi quelques mots qui me ravirent plus que les premiers.
- Je t'aime bien. Tu ne m'embêtes pas. Pas comme tous les autres qui veulent tout le temps savoir si je vais bien.
- Ils s'inquiètent pour toi.
- Je n'ai pas besoin de leurs inquiétudes.
- Tu as raison... Moi aussi je t'aime bien.
- Je sais.
- Ah bon ?
- Pourquoi me regarderais tu autant si non ?
Je rougis et on s'arrêta là ce jour.
***
- Moi aussi j'ai perdu mon père.
Elle tourna vers moi son regard vide.
- Ah.
- Je n'ai plus que ma mère.
- Moi je n'ai personne.
- C'est faux. Tu as Mme Robinson. Je veux dire ta grand-mère. J'aurais aimé avoir une grand-mère comme elle.
***
Cela faisait deux semaines que Gabrielle était arrivée. Deux semaines que je m'asseyais à côté d'elle sur la plage face à la mer.
- Victor ? Jouons à un jeu.
Et c'est ce qu'on a fait. Allongés sur le sol on a joué à imaginer des formes dans les nuages. Le jour suivant on a construit un château de sable avec pour seuls outils nos mains. Ensuite on a joué au ballon. Nous avons même courru sur la plage.
Et puis un jour, elle a rit. Aussi simplement que ça. Et j'ai ris aussi parce qu'elle était vraiment magnifique quand elle riait.
Elle a commencé à venir nous aider ma mère et moi après la plage. Et peu à peu son regard a commencé à pétiller.
- J'aime la mer.
- J'avais compris.
Elle a éclaté de rire. Elle riait beaucoup ces derniers temps et moi j'adorais ça.
- C'est la première chose que je t'ai dite.
- Ah oui c'est vrai. Tu t'en souviens.
- J'aime la mer parce qu'elle est bleue. Bleue turquoise. Comme mes yeux tu vois ?
Et elle me regarda en souriant. Je lui rendis son sourire avant de porter mon attention sur la mer. Bleue turquoise. C'est donc ainsi qu'on nomme cette nuance de bleu.
- Tu reviendras l'année prochaine ?
- Oui bien sûr. Avec ma grand-mère.
- Cool.
Cette année là, quand tout le monde parlera de ses vacances, je ne dirai rien comme toutes les autres années.
Je regarderai la mer et je sourirai en pensant à Gabrielle, la fille aux yeux bleu turquoise que j'avais rencontré.
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