Chapitre 10

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La lame buvait la lumière, sans émettre de reflets. Selon la position, elle pouvait laisser apparaître des lueurs mauve, ou jaune. Elle était très bien équilibrée et d’une légèreté plutôt étonnante. Pourtant son pouvoir de pénétration et de frappe rivalisait avec les épées à deux mains les plus lourdes. Les mannequins d’entraînement n’avaient pas survécu. Plus petite qu’une épée longue, plus grande qu’un glaive, c’était une arme bâtarde, faite pour un bras particulier. La garde, finement sculptée représentait un dragon mort. Une marque dans une langue connue par quelques érudits donnait son nom : Tueuse de Dragons.

Noto enleva ses gants et toucha le plat de la lame. C’était à la fois froid et chaud. Différentes sensations qui se succédaient sur ses doigts. Pas la moindre rune. Il mourrait d’envie de prendre un morceau de métal pour le tester. Cela serait impossible. Britess le tuerait dès qu’il en évoquerait l’idée et il savait à présent qu’une tentative serait inutile : rien de pouvait altérer cet alliage.

Il se releva. Britess le regardait, appuyée, bras croisés, contre une table. Deux bonnes heures s’étaient écoulées. Il rendit la Tueuse de Dragons à sa propriétaire. Au moment de prendre la parole, il hésita. Elle l’avait tutoyé. Il jugea plus prudent et respectueux de s’en tenir au vouvoiement.

— Je ferme. Nous pouvons aller manger. Mais pas en public. Ce que j’ai à vous dire ne doit pas s’ébruiter. J’habite en dehors de la cité, pas loin du mur principal. Les loyers à l’intérieur sont trop chers. Nous prendrons à manger chez Papa Lib, il fait de succulentes boulettes de viande.

Noto ferma son atelier. Il fit signe à un gardien qui patrouillait, lui tendit la clé. Britess le suivit.

— Les ateliers appartiennent à la ville. Nous versons une partie de nos gains aux autorités et, en échange, ils gardent le quartier. Pas le moindre vol depuis l’instauration de cette loi.

Ils prirent deux bols à emporter chez Papa Lib et sortirent de l’agglomération. Noto vivait dans une bicoque en adobe au toit de chaume. Les voisins le saluèrent avec chaleur. Il s’arrêta trois fois pour remettre des objets qu’il avait réparés dans la journée. On lui tendit en paiement des œufs, des légumes. Devant le seuil de sa maison, il trouva des paniers pleins d’outils cassés. Il les rentra à l’abri.

— Prenez place.

Il désigna la seule table libre, dans le coin gauche. À part le lit, tout le reste était occupé par un vaste atelier. Il y avait un bric-à-brac qui aurait découragé le malandrin le plus obstiné. Il déposa les paniers dans un recoin, alluma la cheminée, prépara rapidement quelques légumes qu’il arrosa d’un jus de citron frais, saupoudré de sel et d’épices. Il tendit une cuillère et une fourchette en bois à son hôte et s’attabla pour déguster le repas. Ce n’est qu’au moment de la tisane qu’il commença à parler. Il se cala sur sa chaise, une main autour de la boisson fumante qu’il sirota tout au long de son récit quand il marquait une pause.

— Je suis né sur le continent oriental. Mon père s’était installé sur les Territoires pour ouvrir un comptoir. Il voulait que je devienne autre chose qu’un simple marchand. Dès mon plus jeune âge il m’a fait essayer de multiples métiers. J’ai passé des années en apprentissage dans des fermes, des tanneries, des armureries et des forges. C’est la forge qui me plaisait le plus. J’avais besoin d’en savoir plus, d’acquérir de la théorie. Mon père m’a donc envoyé comme élève chez les archivistes du Tertre. De mes treize ans à mes vingt ans, j’ai étudié chez eux. Je te fais grâce des détails. J’ai pu me plonger dans des traités sur la forge, les métaux, dans les arcanes de la magie d’antan et des runes. C’est comme cela que j’ai pu parfaire mes connaissances sur les alliages et sur les armes fameuses qu’on peut rencontrer.

Lède était une forgeronne légendaire. Elle appartient au récit mythique de la création du monde. Je ne sais pas si elle a existé ou non, si elle symbolise plusieurs maîtres forgerons ou une seule personne. Par contre, je sais qu’un artisan génial a créé quatre lames d’une qualité exceptionnelle. L’alliage de base était un mélange de métal de Juliry, qu’on ne trouve plus à l’heure actuelle, et du sang de Nomic. Les Nomics sont des êtres qui ressemblent à des humains. C’est une race éteinte.

La première lame, la plus dangereuse, est celle de la famille de la Reine Pourpre. Elle est tout ébréchée, toute rouillée. Il ne faut pas s’y tromper. Cette arme est redoutable. La deuxième et la troisième sont des jumelles : elles peuvent camoufler celui qui la porte et si elles t’entaillent, ton sang révélera à celui qui la tient ton passé et celui de ta famille jusqu’aux origines. Elles sont particulières, car leur lame est mauve. Enfin, la dernière, c’est la lame à la garde de dragon. Son but n’a jamais été caché : elle devait servir à exterminer les dragons de ce monde. Autrefois puissante, elle ne sert plus à rien aujourd’hui, vu qu’il n’y a plus de dragons. C’était l’épée de Lède elle-même.

Je suis bien sûr curieux de savoir comment elle est arrivée en ta possession.

Britess n’avait pas touché à sa tisane, maintenant froide. Les bras croisés sur son torse, elle digérait les paroles de Noto. Il savait des choses, oui. Mais pas tout. Elle ne souhaitait pas encore lui confier sa propre connaissance, soudainement éclairée par le récit de l’archiviste forgeron.

— En quoi cela devait-il demeurer secret ? Je ne vois rien de formidable. Nous aurions très bien pu avoir cette conversation ailleurs.

Noto haussa les sourcils, vexé.

— Les choses magiques ont une valeur exorbitante de nos jours. Votre épée peut vous coûter la vie si quelqu’un vient à en deviner l’origine. Elle pourrait être étudiée et transformée en catalyseur magique, comme autrefois les pierres amarante. Vous savez ce que sont les…

— Oui. Je sais. Comme toi, je trancherai la tête, sans hésiter, si quelqu’un venait à utiliser cette abjecte forme de magie. Tuer des nouveau-nés pour prendre leur essence et en faire une charge magique…

— Les mages en sont au tout début de l’étude de cette magie née de la Vague. Beaucoup sont morts, d’autres ne tarderont pas à succomber à la lèpre de mana. Les artefacts d’avant, porteurs de puissance magique peuvent permettre de progresser dans cette autre maîtrise qui leur échappe. Vous comprenez que votre vie est en jeu, non ? Je ne peux pas laisser mourir une nouvelle cliente.

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