Chapitre 13
Britess ne se souvenait pas d’avoir ouvert les yeux. Elle était allongée dans un recoin d’une vaste pièce ronde. Tout était gris, même le feu qui brûlait dans l’âtre central. La première surprise passée, elle se releva sur un coude pour mieux observer l’environnement. Des murs recouverts de runes, des symboles, un vieux bouclier à côté de la porte.
La sensation de légèreté qui lui imposait un calme surnaturel alors que la moindre parcelle de sa conscience savait qu’une panique hystérique serait de bon aloi.
Un homme la dévisageait.
Il se tenait tassé dans un fauteuil en bois. Il portait une tenue de combat, particulièrement abîmée, rapiécée en de nombreux endroits. Ses cheveux, ébouriffés, tombaient devant un visage fondu sur plus de la moitié, du front au menton, emportant l’œil et la beauté que l’on devinait sur ce qu’il restait de ses traits. Une épée reposait sur ses genoux.
Britess allait lui parler quand elle perçut un bruit contre une des fenêtres. Elle tressaillit. Au-dehors on apercevait une silhouette, très imprécise.
— Je suis soulagé que tu sois réveillée Britess Frédrikburg.
Il se leva, passant l’épée dans son dos. Il lui manquait un bras.
Le Manchot.
Elle était dans le Monde gris.
Seuls les morts pouvaient voir le Manchot.
Britess couvrit sa bouche d’une main tremblante de maladresse afin de cacher sa terreur. Des larmes de tristesse embuèrent son regard. Le Manchot prit un peu de cendre sur son index et vint placer sur le front de son invitée.
— C’est l’accueil des Haches. J’ai toujours trouvé cela d’une grande élégance et chargé de mystère. De quoi bien faire flipper ceux qui arrivent ici.
Il lui prit la main et la maintint devant elle, qui ne comprenait pas ce qu’il cherchait à faire. La peur paralysait son esprit qui ne voyait pas l’évidence. Il resta ainsi, jusqu’au moment où elle vit.
Elle était en couleur. Pas grise.
— Bien, voilà de beaux yeux émeraude qui se colorent d’intelligence. Tu n’es pas morte Britess. Pas encore. Si l’autre chauve n’arrive pas à te sauver, il aura à faire à moi lors de sa mort.
— Je ne comprends pas.
Le même bruit contre la fenêtre.
Le Manchot regarda longuement l’origine des grattements. Il reporta son attention sur la femme.
— On va te la faire courte et claire. Tu n’es pas morte parce que tu n’as pas choisi de mourir. Les seuls qui possédaient ce don, c’étaient les Nomics. Ils sont tous morts avec la Vague. À part la Reine Pourpre et sa descendance. Toi, tu es une exception… Tu es née avant la Vague. Pourquoi tu es encore vivante, c’est incompréhensible, même pour moi ? Pourtant, je sais tout, ou presque. Tu n’es pas une Nomic, car tu as reçu des blessures qui ne les tuent pas, mais qui ont généralement raison des humains. Quand ils enfantent avec des humains, le fruit de leur union est soit humain, soit nomic. Il semblerait que tu sois les deux. Une première. Un de tes parents était Nomic, sans nul doute.
Britess lui fit signe de s’arrêter. Elle respirait avec difficulté. Sa mère. C’est elle qui maniait les pierres précieuses, c’est elle qui activait la magie qu’elles contenaient.
Le Manchot s’était déplacé vers la fenêtre et observait la forme qui grattait la vitre.
— Jurg. Pauvre imbécile. Toi, si droit par le passé.
Britess vint le rejoindre. Elle était bien plus grande que son hôte. Malgré tous ses efforts, elle ne distingua rien à travers le verre opaque.
— Tu l’as tué. Il t’en veut. Il s’en veut aussi. Il souhaite que je l’aide à rejoindre la Porte. Pour lui le chemin sera incertain, long et difficile. Sans mon assistance il a très peu de chance de quitter le Monde gris.
— Comment savez-vous tout cela ?
— Tu ne peux pas l’entendre. Mais tu le perçois. Un véritable Nomic pourrait le voir et l’entendre. Seuls les morts peuvent percevoir ce qui se déroule ici ainsi que quelques magiciens trop téméraires. Et Sarann. Sarann a qui tu as emprunté ton épée.
Britess effleura Dragon du bout des doigts.
— Ne sois pas inquiète. Je suis convaincu que Sarann a posé cette épée à cet endroit à ton intention. Elle m’appartenait en premier lieu. Alors, officiellement, je t’en fais don.
Il posa une main épaisse, lourde sur l’épaule de Britess.
— Jurg implore ton pardon. Il dit qu’il devait remplir un contrat pour le compte d’un certain chef du clan Oshei de l’empire du Couchant. Il devait tuer le mage chauve et toute personne qui l’accompagnerait. Il a été grassement payé. Dans le même temps, l’ambassade du Couchant lui a demandé un garde du corps pour une mission particulière. Il a deviné qu’il devrait affronter celui qu’il enverrait. Il t’a choisi, car il t’a jugé faible. Il a eu tort.
Le Manchot attendait une réponse.
— Si je ne le pardonne pas ?
— Il va errer dans le Monde gris, attaqué sans cesse par ses propres peurs, ses démons intérieurs, par des doubles de toi. Son âme finira par se dissoudre dans le Gris où elle souffrira pour l’éternité des mondes.
Britess observa longuement la pauvre forme qui maintenant se tenait tranquille, comme tête baissée.
— Tu as dit qu’il était droit par le passé. Tu l’as connu ?
— Nous avons combattu ensemble lors de l’offensive du continent du Désert, lui dans les troupes de Nirling Losorung et moi… dans les miennes.
— Je le pardonne.
Le Manchot serra l’épaule de la femme et s’éloigna vers la porte. Il prit le bouclier et l’accrocha au reste de son bras.
— Vous partez ?
— Je vais l’aider à trouver le passage. C’est mon boulot ici. Quand je vais fermer derrière moi, tu vas réintégrer ton corps.
— Je vais vous revoir ?
— Je ne pense pas. Pas avant ta mort.
Le Manchot ouvrit la porte. Sans se retourner, il prit une dernière fois la parole :
— Un conseil : sois toi-même jusqu’au bout. N’écoute personne qui voudrait te faire changer.
— Comment vous appelez-vous ?
— Marl, Protecteur du Monde gris.
La porte se ferma.
Britess ouvrit les yeux. Un adolescent chauve lui offrit un sourire chargé de soulagement.
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