Léningrad
Les mains dans les poches et le dos courbé pour affronter le froid mordant en cette matinée nuageuse, ce fut avec soulagement que le jeune homme poussa la porte du café.
Le Nord était la petite merveille de St-Pétersbourg, le seul endroit où l’on pouvait acquérir tasses de café et pâtisseries fines de toute la ville. Bien sûr, on appelait désormais le magasin Sever et la ville, Léningrad ; seulement, dans l’esprit de tous ses habitants, c’était Le Nord, à St-Pétersbourg. Agir autrement - mis à part devant des agents du NKVD - aurait été faire preuve d’une terrible plouquerie, chose que même les plus modestes des Saint-Pétersbourgeois ne se seraient jamais pardonnés. Ce n’était pas pour rien que le mot bourgeois trouvait sa place dans leur appellation, songea Andreï avec une pointe d’amusement.
Les joues colorées par le froid, l’homme promena un regard attentif tout le long de la pièce. Si la devanture ne payait pas de mine, l’intérieur détrompait tout étranger croyant pouvoir y boire une vodka à vingt kopecks. Tout en ce lieu respirait l’aisance et l’ère tsariste dans le bois somptueux des étalages, le verre soufflé des carreaux et les enjolivures dorées, les lustres élégants reflétant leurs lumières de cristal sur les tables. Tout comme dans leur société moderne, il suffisait de gratter la surface soviétique pour découvrir les mêmes allures impériales et influences capitalistes en dessous.
A sa droite, un mouvement le sortit de ses rêveries.
- Komrad Ilya, content de te voir ! l'apostropha une voix grave. Je t’attendais.
- Camarade Sacha, je m’excuse du retard. J’ai été retenu plus longtemps que prévu.
L’homme qui lui faisait face était un parfait exemple de cette hybridation : un tutoiement, un komrad, le tout prononcé sur le ton doux et éduqué des anciens partisans des Romanov. Une discrétion qu’il aurait pu juger suspicieuse, si ce n’était pour l’endroit qui appelait aux manières respectueuses de l’Empire.
- Ce n’est pas grave, va ! Prenons un café et discutons.
Ils passèrent commande au comptoir d'ébène et se rassirent, assiettes et tasses à la main, à leur table au fond. Le dos au mur et en face des fenêtres, Andreï, alerte, tendait l’oreille.
- Quelles sont les nouvelles, camarade ?
- Pas très bonnes, je le crains. Ma cousine souffre toujours de tuberculose, et ce sale temps n’arrange rien.
Le jeune homme retint son souffle et hocha la tête. “cousine”, “tuberculose”, “mauvais temps”. Les trois mots-clés y étaient, il était bel et bien l’agent de liaison allemand du message codé.
- Tu m’en vois chagriné, Sacha. Que puis-je bien faire pour l'aider ?
- Tu connais son attachement pour toi, Ilya. Une visite de ta part chez nous ne lui ferait que du bien, assura l'interlocuteur tandis qu'il lui tendait une enveloppe sous la nappe immaculée.
- Je ne manquerais pas de le faire, camarade, répondit Andreï avec un sourire.
Sa main gauche effleura lentement le papier froissé déposé sur ses genoux, la droite occupée à amener en bouche sa profiterole en chocolat. Délicieuse... Un véritable luxe en ces temps de disette, songea-t-il alors qu'il se redressait pour s'étirer. Ses articulations craquèrent légèrement.
Son interlocuteur insistait cependant :
- Aurais-tu une date en tête pour ta venue, komrad ?
- Absolument, Sacha. Laisse-moi juste nous commander deux autres cafés avant de te répondre, je crois que le boufetchik a glissé quelque chose dans ta tasse, fit-il d'un ton léger.
- Comment...
La porte s'ouvrit.
Il gagna le comptoir à nouveau et glissa à l'homme barbu l'enveloppe dissimulée dans sa manche.
Ce fut sans regrets qu'il observa le "camarade" se faire emporter discrètement par les nouveaux-venus, vêtus du manteau réglementaire de la police secrète. Bon débarras ! Il aurait dû savoir que seuls les mauvais espions se rendent au Nord.
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