L'homme du comptoir

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Debout derrière le comptoir du seul café de tout Léningrad, Ivan, fébrile, attendait. Tout était en place : le sol avait été ciré, les nappes, lavées, les pâtisseries, commandées. Aujourd’hui serait un grand jour pour la mère patrie ! Si tout se passait bien, ils parviendraient à capturer Norbert Klein, le dernier espion allemand qu’ils avaient pu identifier. Norbert Klein qui, à quelques mètres de lui, patientait depuis une dizaine de minutes.

Enfin, ce “ils” ne l’incluait pas véritablement. Ivan n’était qu’un collaborateur à temps partiel des services secrets soviétiques, contrairement à l’agent double, Andreï Korovine, envoyé par les forces d’élites de la brigade numéro cent-quarante-deux. Lui n'était au courant de son nom que par le biais de son gérant, plus haut placé dans la hiérarchie soviétique et il ne pouvait s'empêcher d'envier l'espion et sa liberté supposée.

Ding !

Mais trêves de pensées, voilà que le loup arrivait.

Impassible, il observa l’homme entrer puis retirer son manteau et son bonnet, révélant une figure à la mâchoire proéminente et aux traits tirés par la fatigue. Sa jeunesse relative l’étonna, il ne semblait pas avoir trente ans ; en revanche, Norbert - Sacha - qui lui faisait face, semblait être son cadet d’au moins cinq années. Lui devait être tout fraîchement sorti de sa formation d’espionnage… Avec sa chevelure brune, ses yeux bleus encastrés dans un visage rond et ses joues sans l’ombre d’une barbe, la cible revêtait l’apparence d’un jeune Russe des plus normaux. Seuls ses vêtements trahissaient une possible provenance étrangère : on ne faisait plus de manteau en tweed dans toute la région depuis plus de deux ans, pourtant le sien était tout neuf. Il n’a pas le sens du détail, ce petit. Dommage pour lui.

Il suivit les instructions du NKVD à la lettre, servit deux cafés noirs et sucrés aux clients. Conformément à ce que le gestionnaire du café lui avait demandé, il glissa une dose d’arsenic dans la tasse gauche, celle de Norbert. Même si la militsya retardait - chose qui, d’ailleurs, n’arrivait jamais - ce gars-là n’irait pas bien loin !

A cette heure si matinale, Le Nord était pratiquement désert. Ivan résista à l’envie de se faire une tasse de café et s’assit sagement sur son tabouret. La tête baissée sur la vieille caisse marchande, il compta machinalement kopecks et roubles. Il coula un bref regard à sa droite et dressa l’oreille, curieux. S’il ne pouvait subtiliser moutures ou monnaie sans laisser de traces, il pourrait au moins écouter ce qu’il se disait. Sans tourner la tête vers les deux hommes, il détailla leur position d'un regard affûté. Sacha, dos à lui, triturait ses mains nerveusement ; il sortait de sa poche intérieure un papier... non, une enveloppe.

“... souffre de tuberculose, et…”

Le mot le fit froncer des sourcils. Une autre épidémie se déclenchait-elle quelque part ? Il dût secouer la tête et se rappeler que Sacha n’existait pas, qu’il n’y avait qu’un vautour au nom de Norbert en face de l’agent double ; tous ses mots n’étaient que mensonges et codes qui lui échappaient. Andreï s’était étiré avant de répondre, le signal secret. Il avait récupéré l’enveloppe, l’argent qui reviendrait aux caisses de l’Etat. Il se retourna discrètement : deux silhouettes, une toute en longueur, l’autre tout en largeur, se profilaient derrière les carreaux de l’entrée. Il gratta le verre soufflé et, comme un spectacle aux rouages bien huilés, la militsya fit son entrée, leurs bottes raclant lourdement le sol verni du magasin. Ivan ne put retenir une grimace, Karolina allait devoir tout laver à nouveau.

Il regarda les deux hommes s’éloigner avec leur butin humain, saisit distraitement l'enveloppe que lui tendait l'espion et la rangea sous le comptoir en s'interdisant de penser à l'argent qu'elle contenait.

Les rideaux tombaient et Sever, encore une fois, avait rempli sa tâche.

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