Chapitre 1
Plus que dix minutes à tenir. Mes dernières minutes de mathématiques de ma vie, mes dernières minutes de lycée. Je rayai distraitement le dessin que j’avais commencé en début d’heure. Le professeur continuait de débiter son cours comme si son existence en dépendait, enfin c’était sans doute le cas, je ne le voyais pas faire autre chose de sa vie. Mais bon, je doutais qu’un seul élève l’écoutait vraiment et se rappellerait de ses paroles. Cela n’allait certainement pas être mon cas, ne l’ayant pas écouté une seule fois de l’année, ça ne risquait pas de changer aujourd’hui.
Dans un bruit strident, la cloche tant détestée sonna enfin la fin du supplice et je me levai immédiatement. J’avais déjà rangé ma trousse et je jetai avec dédain mes quelques feuilles chiffonnées dans la poubelle tout en soupirant. Plus rien ne me retenait dans cet établissement. Entre les casiers brûlés et démontés, les murs remplis de graffitis et les salles de classes miteuses, c’était un miracle que je n’ai pas encore attrapé une maladie douteuse. Ma veste en jean en main, étant bien trop épuisée pour la mettre sur mon dos, et mon sac sur une seule épaule, je me dépêchai de rejoindre mon casier dans le coin le plus sombre de l’atrium. Je baissai la tête, essayant de ne pas me faire remarquer, ni entrainer dans une embrouille. C’était en effet conseillé quand on s’appelait Sasha, alias « l’aimant à problème », et qu’on étudiait dans un lycée de banlieue.
J’arrivai assez rapidement devant mon compartiment à la porte rouge. Sans même regarder, j’alignai avec habitude mon code, une suite de quatre, mais n'ouvris pas tout de suite le casier. Je contemplai avec dégout, mais aussi une certaine nostalgie les différents tags qui l’ornaient. Des insultes peintes ou encore des petits dessins gravés au compas. Dans un lycée « classique », j’aurai bien évidemment été sanctionnée pour un tel non-respect du matériel, mais ici… disons mon étagère était considérée comme bien tenue, malgré que l’on pût à peine deviner sa couleur sous tous ces ornements. Avec un nouveau soupir, je récupérai mes deux trésors bien cachés sous ma blouse de chimie. Mon portable et mes écouteurs. On m’avait déjà volé une fois mon téléphone dans mon sac pendant un cours, et je ne souhaitais vraiment pas que ça recommence, voilà pourquoi je le gardais confiné ici durant la journée.
Sans une once de sentiments de plus, je lançai mon morceau préféré et enfonçai mes écouteurs dans mes oreilles. La musique avait un effet si puissant sur moi. Chaque son décuplait mes sensations, me faisant sentir mieux, ou au contraire, terriblement plus mal. En l’occurrence, pendant que je traversais le couloir vers la sortie, le titre que j’écoutai m’emplit de légèreté. Je déambulai cette fois d’un pas fier, la tête haute et le regard brillant, abordant mon sourire insolent dont moi seule avait le secret. Fini toutes ces années de tortures physiques et psychologiques que m’apportait le lycée. J’allai enfin pouvoir réaliser mon rêve, c’est-à-dire quitter la cité, sortir de cette ville de malheur pour voyager et m’épanouir.
Il fut bien une époque où mes deux meilleurs amis m’accompagnaient sur le chemin du retour, mais aujourd’hui ils n’étaient plus là, et c’était désormais seule que je contournai l’établissement pour entrer dans une rue discrète. Cette petite allée, à peine large d’un mètre et plongée dans l’ombre, était certes un peu effrayante au premier abord, mais elle m’évitait surtout de passer par la grande route, chemin emprunté par les trois quarts du lycée. Seule, je n’appréciai pas vraiment me retrouver en compagnie d’une aussi grande foule, surtout lorsque ces personnes avaient mon âge. Chaque rire qui sortait de cette masse de gens me tétanisait, j’avais l’impression qu’ils riaient de moi, parlaient tous de moi. Cela devenait très vite oppressant et les conséquences sur moi n’étaient pas belles à voir. C’est pour cette raison que je profitais avec allégresse du calme que m’apportait cette ruelle.
Mes pieds frappaient le sol en même temps que le rythme de ma musique et je laissais doucement mes pensées divaguer. C’était sûrement l’un de mes moments préférés de la journée. Celui où je me permettais de rêver, sans le regard des autres sur moi, celui où je me sentais libre en réalité. Mais alors que je fermai délicatement les yeux, calme et sure de moi, une douleur lancinante à l’oreille se fit ressentir. Ce n’est que lorsque je la frottai pour atténuer l’élancement que je me rendis compte que mes écouteurs n’étaient plus là.
Il me fallut une deuxième seconde pour me rendre compte que je n’étais pas seule.
— Sasha, Sasha, Sasha… Ta tête ne m’avait pas manquée, souffla un garçon de mon âge au teint mate et aux cheveux courts colorés en blond. Il tenait dans son poing gauche mes écouteurs au bout desquels pendait mon portable.
— Evan, répliquai-je avec un ton provocateur, je vois qu’on a abandonné les cheveux châtains, ça faisait trop enfantin pour toi, en plus de ta taille ?
Je me permis un sourire en coin, juste pour l’énerver un peu plus. Sa taille, disons, pas très élevée, le faisait toujours craquer. Malheureusement pour moi, sa colère se fit très vite ressentir. Avec une rapidité et une force insoupçonnée, il me plaqua brusquement au mur, une main sur ma gorge et une autre collée au mur, pour m’empêcher de fuir. Ignorant la souffrance qui résonna dans mon dos, ayant heurté avec violence le crépis, je souris de plus belle.
— Bah alors Evan, on a passé une mauvaise journée ? prononçai-je, insistant bien sur son nom.
— Ferme ta gueule, grogna-t-il en plissant ses yeux noirs, t’as rien à faire dans cette rue, on t’avait déjà prévenu.
En disant cette phrase, sa poigne se resserra autour de ma gorge et il rapprocha son visage du mien. Je n’étais moi-même pas très grande, si bien qu’il dû se baisser un peu.
— Navrée de perturber ton trafic, raillai-je nullement désolée, mais en réalité, je crois que j’en ai rien à foutre.
Mes yeux cherchaient avidement les siens, pleins de haine. Je savais ce qui allait se passer et je ne fus aucunement surprise lorsque son poing s’écrasa sur ma joue.
— Putain, je gémis en sentant la brûlure intense se répercutant dans ma tête lorsqu’elle cogna le mur derrière elle.
— Salope, cria Evan en frappant une seconde fois.
Ma lèvre se fendit sous l’impact mais mon sourire, lui, ne bougea pas. L’insulte, familière, ne me toucha pas outre mesure, mais le fait que cet enfoiré parle de ce qu’il ne connaissait pas m’horripilait.
— C’est pas bien de parler comme ça pour un gamin, rétorquai-je, d’un ton las.
Je vis ses yeux s’écarquiller sous l’effet de la colère, mais avant même qu’il put lever sa main, je lançai un coup de pied dans ses parties intimes et lui jeta un coup de coude sous la gorge. En quelques seconde, il fut à terre, bien que toujours conscient, mais dans l’incapacité de se relever pour l’instant. Je me penchai pour ramasser mon portable et mes écouteurs emmêlés avant de partir d’un pas décontracté, juste pour le contrarier parce qu’il m’avait quand même fait un mal de chien.
— Tu vas me le payer sale pute, me menaça-t-il d’une voix ténue.
Je ne me retournai pas. À la place, je lui fis un doigt en rigolant.
— C’est ça, c’est ça…murmurai-je.
Seulement, j’avais oublié un léger détail. En effet, cet idiot était bien trop lâche pour se balader seul dans cette zone et alors que je pensai sortir indemne de la ruelle, quatre de ses sbires me tombèrent dessus.
J’avais à peine eu le temps de les apercevoir qu’un poing fusa vers moi mais je l’évitai d’un bond. Grâce à ma souplesse, j’envoyai un coup de pied dans les côtes du responsable, ce qui le fit basculer en arrière. Malheureusement, un de ses acolytes m’attaqua par derrière. Il me fit une clé de bras et bloqua son coude sous ma gorge. Mon dos était collé à son torse et je peinais à respirer. Entre temps, Evan avait pu reprendre ses esprits et s’était relevé, il avançait lentement vers moi. Je voyais d’ici son regard briller d’une joie malsaine. Alors qu’il n’était plus qu’à quelques pas de moi, je vis son coup s’abattre de manière fulgurante contre mes côtes. Mon reflexe fut de me plier en deux mais le bras puissant de mon geôlier m’empêchait de bouger.
— On dirait qu’on va bien s’amuser, annonça-t-il alors, les yeux fous malgré son ton calme.
Pour toute réponse, je lui crachai un mélange de sang et de salive à la figure.
Les coups pleuvaient l’un après l’autre, je ne savais plus si j’étais encore debout ou étalée par terre. Je refusai de crier, de leur laisser ce plaisir. Des coups de pieds, des coups de poings, tout se mélangeait. Rapidement, ma vue se brouilla sous le coup de la douleur, puis tout devint noir.
Si seulement ils étaient encore là, Jonas et Emy. Avec eux, j’avais l’impression que rien n’était insurmontable. Ils m’ont appris à voir la vie sous son beau côté. J’avais des personnes à aimer, à protéger. Mais je n’en avais pas été capable. Chaque jour je me le reprochai. J’avais arrêté de me défendre, chaque coup que je prenais était mérité. Lorsque la douleur physique s’ajoutait à la souffrance mentale, je me sentais plus proche d’eux.
Mes yeux s’ouvrirent difficilement sur la petite rue désormais vide. La nuit noire était tombée, cela faisait donc plusieurs heures que j’avais perdu connaissance. Je n’osai pas bouger, de peur de raviver le supplice mes plaies. L’unique chose que je réussis à faire fut de prendre mes écouteurs et de relancer ma musique. Alors, je me laissai bercer par les paroles envoutantes que j’entendais, mes yeux suivant le déplacement des nuages sombres, comme hypnotisés. Sans m’en rendre compte, une larme s’échappa de mon œil gauche en me rappelant de mon rêve. Si seulement ils étaient encore là. Après quelques minutes dans esquisser le moindre mouvement, je me décidai à me redresser.
Je m’appuyai sur mes bras tremblants pour tenter de m’assoir mais un déchirement flamboyant se répandit sous mon plexus. Un grognement m’échappa. Oh mes côtes, mes pauvres côtes…Il y en avait certainement plusieurs de cassées. Je mis du temps mais je parvins enfin à me mettre debout. Heureusement, mes jambes semblaient avoir été épargnées mais elles me portaient à peine. À l’inverse, je ne sentais plus mon visage, or d’après le sang qui s’en écoulait et qui jonchait le sol, ça ne devait pas être beau à voir. De plus, un de mes yeux refusait de s’ouvrir…Charmant.
Je m’avachis sur le mur le temps de reprendre mes esprits et soupirai une énième fois. J’avais eu de la chance qu’ils ne soient pas armés car cela aurait pu être bien plus grave. Hormis ma blessure aux côtes qui allait être douloureuse, les autres plaies allaient vite guérir donc je ne m’inquiétai pas vraiment.
Soudain, coupant court à mes pensées, une ombre attira mon attention. J’espérai que ça n’était pas Evan et son groupe car je n’étais pas en état de me battre. Mais la silhouette avait l’air d’être seule. Je vis alors débarquer un homme de mon âge ou légèrement plus vieux. Ses cheveux noirs coupés courts à l’arrière mais plutôt long sur le dessus retombaient en mèches devant ses yeux. Il portait d’étranges vêtements qui n’étaient pas vraiment à la mode ainsi qu’une cape sombre sur les épaules. Cependant, j’arrêtai bien vite le fixer car brutalement, une migraine écrasa mon crâne et je fermai pendant quelques secondes mon œil valide.
Mais lorsque je le rouvris, le garçon avait disparu.
Curieusement, je ne m’inquiétai pas. Après les coups que j’avais reçu et mon état semi-comateux, il était presque normal d’avoir des hallucinations comme celles-ci. Je devais avoir frôlée le traumatisme crânien.
Durant ma petite pause, les tremblements de mes jambes s’étaient calmés et je me décollai du mur. Sans un regard autour de moi, je pris le chemin vers mon appartement qui n’était pas si loin et priai pour ne croiser personne.
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