Sous l’abri de bus, j’attends.

- Les transports en commun, toujours en retard ! peste une vieille femme à côté de moi.

Je l’ignore dans mon silence, lèvres serrées autour de ma cigarette.

Moi, ça fait des années que j’attends. Pas le bus, non. Mais quelque chose. Un changement, un évènement, une révélation… J’attends que ma vie commence, et, ce faisant, elle est partie sans moi. Mais je continue de patienter, persuadée de son arrivée. Je n’ai que quarante ans, j’ai encore une longue vie devant moi ! Plein d’instants pendant lesquels pourrait surgir mon grand moment. Pas la peine de paniquer. Pas la peine de prendre en compte la boule qui s’enfonce dans mon ventre, le tic-tac qui résonne à mes oreilles, le bourdonnement impatient de mon crâne.

- Hein, vous trouvez pas ?! m’interpelle la vieille.

- De quoi ? sursauté-je, soustraite à mes pensées.

- Qu’ils sont toujours en retard.

- Ah... oui, souvent oui.

Elle s’assoit à côté de moi. Malgré moi, je me recule de quelques centimètres. Je ne supporte pas qu’on m’approche.

- J’ai l’impression de passer ma vie à les attendre, ajoute-t-elle.

Je souris, pensant à la façon dont elle vient, sans le savoir, de faire écho à mes propres songes. Je tourne légèrement la tête vers elle pour l’observer du coin de l’œil. C’est drôle, elle me rappelle quelqu’un. Ça me détend un peu, allez savoir pourquoi.

- Oh, vous travaillez pour la même société qu’une de mes amies ! s’exclame-t-elle en désignant mon badge.

- Oh, je n’y travaille plus pour longtemps, je réponds.

J’ignore pourquoi j’ai rajouté cela. Pourquoi vouloir me défendre de mon boulot ? La réponse m’apparait rapidement : parce que je veux mieux. Et j’essaie de me persuader moi-même que ce n’est que temporaire, juste une étape avant ma grande épopée.

- Vous cherchez un autre travail ?

Je tique à sa question. Mes joues s’empourprent malgré moi.

- Non, mais … je vais bientôt avoir une opportunité.

Elle va forcément arriver. Bientôt. Mes doigts s’entremêlent nerveusement dans mon écharpe.

- Vous savez, j’ai toujours attendu une opportunité moi.

Je lève le menton, intéressée.

- Mais, les changements ne viennent jamais d’eux-mêmes. Personne ne va arriver face à vous dans la rue, vous dire « vous êtes douée ! » et vous proposer de réaliser vos rêves à votre place. On se dit toujours que ça se présentera, plus tard, bientôt, demain. On se dit qu’on sautera le pas, qu’on fera quelque chose, mais pas maintenant. Puis on se réveille, on est sur son lit de mort, et les regrets remplacent l’espérance.

Elle fait une pause. Mes mains tremblent, mes yeux s’ouvrent.

- On attend toujours, on pense toujours qu’on a encore le temps. Moi, j’attends encore. Je suis vieille pourtant, et tu te dis sûrement qu’à mon âge, tu n’attendras plus. Mais le temps est si long quand on vit, qu’on ne se rend pas compte qu’on vieillit. Que la fin se rapproche.

Mes lèvres sont toujours closes, mais dans mon esprit, tout s’accélère. Je repense à tous mes grands projets, à tous mes rêves, mes aspirations. Pourquoi patienter, encore ? Je me lève d’un bond.

- Hé bien, vous n’attendez plus le bus ?

- Non, je crois que j’en ai fini avec la patience. J’ai des choses à faire. J’ai tellement de choses à faire !

Elle me lance un large sourire, ses vieux yeux verts se plissent dans une étincelle. Je souris moi aussi, je suis enfin heureuse, débarrassée de l’espérance, remplacée par la motivation et l’excitation. Je m’éloigne de quelques pas puis me retourne.

- Et vous, vous allez continuer à attendre ?

- Non, je crois que je vais avancer, désormais.

 

À partir de ce jour-là, j'ai pris ma vie en main. Bien des années plus tard, j'ai fini par reconnaitre  la vieille dame de l’arrêt de bus. Lorsque mes yeux verts croisèrent son regard, dans le reflet du miroir.