Une dernière et longue histoire
J’étais en deuxième année de fac de médecine. On venait de faire nos premières dissections sur des corps humains. Je l’avais mal vécu et les copains se foutaient de ma gueule. Cela devenait assez pénible et je serrais les dents en attendant que ça passe. Pour essayer de me guérir de ma répulsion pour les chairs mortes, Martin me proposa un défi, une épreuve dont je devais sortir victorieux pour regagner ma place dans la confrérie des médecins crétins.
Voilà pourquoi je me trouvais dans le secteur le plus ancien du cimetière. Martin voulait imiter nos illustres ancêtres, ceux qui ceux qui volaient des corps pour pratiquer des dissections clandestines . Pour lui, l’autopsie était un devoir, une sorte de rite initiatique auquel devaient se soumettre tous les médecins.
À cet endroit, le cimetière tombait en ruine, les concessions abandonnées succédaient à d’autres, plus vieilles encore. Martin menait la danse avec deux de ses camarades ricanants, armés de lampes de poche. Il ne m’avait donné le droit qu’à une simple torche dont les flammes n’éclairaient pas plus loin que deux ou trois mètres.
— C’est là, au sommet, dit Martin en montrant un caveau au sommet d’un monticule recouvert de végétation. Tu rentres, tu ouvres le cercueil, tu observes bien son locataire et tu reviens avec une preuve de ta visite, compris ?
— Je rentre, je regarde dans le cercueil et je rapporte une preuve de mon méfait, marmonnai-je, les épaules rentrées.
— Tu ne prends pas de photo, hein, rien qui puisse prouver ta présence, car, comme aux temps jadis, ce que nous nous apprêtons à faire dépasse le cadre de la légalité.
— Mais aucune loi ne pourra entraver la science, complétai-je.
Il me regarda avec un mélange d’ironie et de surprise. Combien de fois avait-il répété ce genre d’ânerie ? Il vivait la démarche scientifique comme un acte d’anarchie, une rébellion du savoir contre l’immobilisme social. Pour ma part je voyais dans la médecine un moyen d’améliorer la vie des autres. Avec les connaissances actuelles, nul besoin de découper des cadavres, la technologie permettait de savoir ce que chacun avait dans le ventre sans toucher le moindre bistouri.
le rite initiatique résidait surtout dans la transgression des règles et des tabous. Je devais m’y plier pour que Martin et ses sbires arrêtent de me mener la vie dure, comme si la préparation des concours ne constituait pas déjà une épreuve suffisante, il fallait que des imbéciles s’arrangent pour en augmenter la difficulté.
Ils s’éloignèrent. Je me retrouvai seul dans la lueur vacillante de ma torche. Sans les puissants rayons de leurs lampes, je n’arrivais plus à discerner la tombe dans laquelle je devais me rendre.
J’avançais à pas prudent dans les fourrés, en faisant attention à ne pas chuter, je me repérais presque plus à l’inclinaison du sol qu’avec mes yeux. Après avoir manqué de tomber à deux ou trois reprises, je parvins à proximité de l’entrée du caveau. Sa porte en fer rouillé pendait sur un de ses gond. A la lueur de ma torche, je pouvais voir des graffitis sur sa surface, des phrases qui me semblèrent terriblement démodées, comme si même les jeunes qui avaient hanté ce lieu l’avaient abandonné depuis longtemps. Une grande tristesse m'envahit devant cette tombe délaissée, ce coin de cimetière en jachère, oublié de tous, même des squatteurs.
La porte résistait à ma première pression, je dus poser ma torche en faisant attention à ce qu’elle ne s’éteigne pas. Je poussai d’abord modérément, puis en pesant de tout mon poids. Elle finit par céder et grinça sur le sol en pierre, un frisson me parcourut lorsque me parvinrent les relents du caveau, un mélange d’air saturé de poussière et de l’odeur de chair putréfiée.
J’avais tellement peur, je me sentais coupable de profaner la dernière demeure d’un mort qu’il ne me vint même pas à l’idée que cette odeur aurait dû disparaître depuis longtemps, mais quelque part au fond de moi, j’avais envie de mener à bien ma mission, je désirais m’inscrire dans le chemin de mes prédécesseurs. Avant d’en prendre conscience, je ne me doutais pas un seul instant que Martin aurait pu avoir tant d'influence sur moi.
Le caveau devait mesurer dans les trois mètres sur quatre, avec un plafond si haut que la flamme de ma torche n’arrivait pas à l’éclairer. Au centre de ce rectangle, sur une estrade de roche, reposait un sarcophage. Un lierre particulièrement vivace avait poussé depuis le pied du piédestal, entre deux pierres mal scellées. Il grimpait le long de la tombe et s’insinuait à l’intérieur. La plante à force d’année avait fini par fendre la pierre qui fermait le sarcophage. Je profitai du délabrement du caveau pour fixer ma torche dans une fissure et à sa lumière je pus l’observer. La pierre qui devait le sceller ne tenait plus et je ne mis pas très longtemps à en pousser un gros bout qui tomba en se brisant.
Comme la plupart des gens de ma génération, je ne suis pas très familier des rites funéraires, je m’attendais à trouver un cercueil en bois vernis avec de belles poignées en laiton, mais en fait il n’en restait plus que des morceaux pourris. Certes, les poignées étaient bien présentes, mais elles étaient tombées de part et d’autre du corps.
L’esprit noyé dans un mélange d’angoisse et d’excitation, je repris ma torche pour mieux voir. Le corps semblait momifié, sa peau grise et marbrée ressemblait à un vieux parchemin, il portait un costume démodé, troué çà et là, avec une belle cravate et une chemise blanche jaunie par le temps. Entre ses mains croisées sur son torse, il tenait un crucifix en argent et nacre.
Ses cheveux et ses ongles avaient dû continuer de pousser pendant des années, car les premiers étaient longs et verdâtres, les seconds avaient fini par percer la peau morte. Un frisson me parcourut, je n’avais pas beaucoup d’expérience en matière de cadavre, mais j’aurais juré que le temps aurait dû réduire ce corps à l’état de squelette.
Je devais collecter une preuve à montrer à Martin, une gage de mon délit, je devais acheter ma paix. Je choisis ce qui me semblait le plus simple.
Je saisis la croix en tremblant. Je la fis glisser dans les mains flasques du cadavre qui n’opposèrent aucune résistance, elles ne bougèrent pas. À quoi m’attendais-je ?
Une fois mon larcin en main, je repassai la porte et me précipitai dehors. Pris dans mon élan, je dégringolais le talus et m’éloignai le plus vite possible. Martin et ses camarades me surprirent en allumant leurs lampes à mon arrivée, et en poussant des grognements sortis tout droit d’une série Z, mais j’avais déjà connu plus effrayant ce soir-là et ils en furent pour leurs frais.
Martin accepta la croix comme preuve, mais se l’accapara, il devait sans doute avoir besoin d’argent pour payer les amphètes qui l’aidaient à tenir le coup pour les exams. Quoi qu’il en soit, cette soirée de bizutage eut l’effet escompté pour moi, ils me laissèrent tranquille.
J’habitais dans un vieil immeuble biscornu des quartiers nord, à deux pâtés de maisons du cimetière et à cinq stations de métro de la fac de médecine. J’avais trouvé une chambre de bonne qui donnait sur une cour pavée, humide et froide. Les autres habitants étaient pour la plupart de vieilles gens, modestes et discrèts, qui fuyaient le contact et se s'apercevaient que le monde ne comptait plus sur eux. Le ré de chaussée de mon bâtiment était inoccupé, personne ne supportait son obscurité et son odeur de moisissure et les rares personnes qui s’étaient risquées à le visiter s’étaient empressées de partir, sans même essayer de négocier un rabais sur le loyer.
Monsieur Nicole est arrivé un soir d’hiver, environ un mois après les événements du cimetière. Le type de l’agence immobilière lui a juste donné les clefs et s’est empressé de partir. Depuis ma fenêtre, j’aurais juré qu’il mourait de peur devant ce vieil homme à la démarche hésitante. Dans son imperméable beige, avec son chapeau à large bord, Monsieur Nicole me paraissait tellement faible que j’aurais parié que le moindre courant d’air l’aurait fait tomber.
Il leva les yeux vers moi, La peur me transperça l’estomac, je me rétractai dans ma chambre, le cœur battant la chamade et le corps ruisselant de sueur froide, un pénible frisson me lacérait le dos, j’étais mort de trouille. Je tombai devant ma porte qui vibra sous la force de mes tremblements. Tassé sur mon lit, le corps ankylosé, trempé par la transpiration, je passais une nuit de sommeil entrecoupé de cauchemars et de visions. Entre deux accès de fièvre, je voyais la croix en argent et nacre. Elle flottait dans la nuit, comme un rappel de ma culpabilité.
Le nouveau locataire, Monsieur Nicole ne semblait pas vouloir créer d’ennuis, il se montrait discret, était arrivé avec peu d’affaires. Les premiers jours, on put entendre des bruits de travaux, mais ils cessèrent rapidement. Il ne sortait qu’à la nuit tombée et semblait partir pour de longues promenades sur les coups de dix-neuf heures, mais je en me souviens pas l’avoir vu rentrer. Il faut dire qu’à l’époque, je passais plus de temps à travailler mes examens qu’à observer les gens, nul doute que d’autres habitants de la résidence devaient compter chacun de ses pas, vérifier ses heures de départ et de retour. Le quartier ressemblait parfois à une officine de renseignement, tout se savait et tout le monde connaissait tout le monde. De temps en temps, je m’amusais à aller dans le troquet du coin, le lendemain, pour boire un café en faisant semblant d’étudier. Je jouais les espions en mal de renseignements. Je pense maintenant que les habitués savaient pertinemment que je les écoutais en douce, mais ils ne me le montrèrent jamais. J’y apprenais des détails souvent piquants sur la communauté du quartier, je crois que j’y trouvais surtout un sentiment d’appartenance. Ils parlaient de tout le monde, se moquaient de certains, relataient les déboires des uns et les victoires des autres.
Quelques jours après l’arrivée de Monsieur Nicole, je me rendais donc au café du Lendemain avec un livre d’anatomie comparée sous le bras et un de mes sempiternels carnets de notes. J’avais envie d’en apprendre plus sur ce nouveau locataire qui me causait autant d’effroi. Rien, on ne disait rien sur lui, aucun mot sur son arrivée, même le gros agent immobilier passa un moment avec nous à raconter les dernières visites qu’il avait faites dans le quartier et ne prononça pas un mot à son sujet.
Je me sentais déçu, et j’allais partir, mais la conversation s’enflamma soudain lorsque Julien entra en scène. Julien travaillait pour une compagnie de dératisation, il excellait dans la pose des pièges et dans l’utilisation de divers poisons destinés aux rongeurs. Il avait toujours une anecdote rigolote sur une cliente et ses tentatives pour l’attirer dans son lit ou sur des rats gros comme des chats qui sortaient la nuit pour effrayer les bonnes gens. Mais rien de cela ce samedi matin, il s’inquiétait de la pérennité de son emploi. Le quartier manquait de rongeurs. En temps normal, et comme dans toutes les grandes villes, les rats abondaient, ils vivaient de nos déchets. Ne plus en voir constituait une sorte de curiosité qui ne m’intéressa pourtant pas plus que ça à ce moment-là.
Un soir, alors que je rentrais tard après les cours, je croisais monsieur Nicole. Il baissait la tête, son chapeau à bord large lui masquait le visage, mais j’avais l’impression qu’il me voyait au travers. Et puis, sa démarche semblait hésitante, il titubait d’un pied sur l’autre, mais se trouvait à un endroit alors qu’il aurait dû être à un autre. C’était perturbant, j’aurais dit qu'il était… parasité, comme quand on regarde un vieux film dont il manque des images, les personnages marchent et se retrouvent deux ou trois pas plus loin, sans transition, j’avais l’impression de voir une scène en noir et blanc, avec ses saccades et surtout, sans couleur. Je rentrai dans ma chambre et fermai la porte à double tour, la peur était revenue, j'observais le battant en me demandant combien de temps tiendraient ses planches de contreplaqué face aux assauts de Monsieur Nicole. Certainement pas longtemps, je m’étonnais déjà qu'elle supporte la force de mes éternuements…
La vie reprit ses droits, et surtout les exams approchaient, je ne me consacrai qu’à eux quand un matin, je croisai les pompiers dans l’escalier, ils descendaient le corps émacié de Mademoiselle Hortense. D'après la housse dans laquelle ils l’avaient placé, je me doutais bien que jamais personne n’aurait plus à subir ses reproches ou l’espionnage auxquels elle se livrait sur les autres habitants de l’immeuble. J’aurais dû encaisser la nouvelle avec indifférence ou une maigre peine, mais une sourde angoisse me saisit la gorge. Un nouveau cycle commençait, inéluctable, terrifiant.
La date des examens approchait et je ne sortais presque plus de chez moi, je devenais fou, le monde extérieur m’effrayait, je revivais en rêve ma profanation de la tombe. Après une dernière nuit de cauchemars, je me réveillais avec la tête prise dans l’étau d’une grosse migraine, comme si j’avais bu à tort et à travers.
Je sortis dès les premières lueurs de l’aube (il devait être huit heures) et me dirigeais vers le lieu de mon larcin. Il faisait froid et l’air était chargé d’humidité, mon manteau n’arrivait pas à retenir la chaleur de mon corps fatigué alors que je marchais dans les rues. Les rayons du soleil peinaient à dissoudre les derniers filets de brumes.
Le mur du cimetière se profilait en haut de la côte, des branches d'arbre dénudées se tendaient vers le ciel terne, à chaque pas je perdais un peu de volonté, l’angoisse me bouffait.
En plein jour, le talus me sembla moins haut que lors de ma précédente expédition, la végétation moins dense, mais le mausolée était bien là, plus gris, moins impressionnant. Mon cœur battait, que pensais-je trouver à l’intérieur, je n’en avais pas la moindre idée, j’espérais retrouver le corps, je fus déçu. Je m’effondrais dans le caveau en pleurant et implorant, la momie avait bel et bien disparu. Au bout d’une heure d’errance mentale à m’apitoyer sur mon sort, mon cerveau reprit le dessus et échafauda une théorie : le corps, soumis à l’air libre avait dû se réduire en poussière, ce devait être cela, dans ce cas, il devait avoir laissé des traces, des morceaux de vêtement, les semelles de ses chaussures. Rien, juste l’empreinte d’un cadavre sur les coussins moisis, au fond du cercueil.
Par contre, des squelettes d’animaux, rats, chats et même un chien traînaient tout autour de la tombe, certains encore couverts de fourrure que des vers finissaient de dévorer, leur mort remontait à peu. L’effroi me rongeait, j’avais envie de vomir, de fuir cette réalité. Pourtant, mon esprit courait le long d’une route irrationnelle, peuplée de morts-vivants et de vampires, elle conduisait tout droit à Monsieur Nicole. Je retraçais la chronologie des événements, cela collait. Nicole était arrivé un mois après mon expédition, il avait pu se refaire une santé en dévorant les animaux du cimetière, puis en reprenant de la force, il avait pu étendre son terrain de chasse aux rats du quartier. Une fois rétabli il avait trouvé un logement dans mon immeuble, un appartement insalubre qui convenait parfaitement à quelqu’un qui préférait la vie nocturne. Un plan germait dans mon cerveau, je devais d’abord confondre monsieur Nicole, m’assurer qu’il était bien un vampire.
Je rentrai chez moi d’un pas mécanique, mon esprit ruminait le moyen d’obtenir les preuves de la culpabilité de Monsieur Nicole et mon corps fonctionnait en mode automatique. Sur le chemin, je croisai une ambulance, des policiers bloquaient l’entrée d’un immeuble et des infirmiers emportaient une housse mortuaire vers la camionnette clignotante.
Je changeai de plan et pris la direction du « Lendemain » certain d’obtenir des informations de première main.
— … Desséché comme la vieille Hortense ?
J’arrivai au milieu d’une conversation animée. Tout ce que le quartier comptait de commères était venu ici à la recherche du dernier potin. Mon entrée les figea un instant, jusqu’à ce que l’un des participants me reconnaisse.
— Alors, monsieur l’étudiant, dit-il. Vous n’avez pas l’air très en forme, vous êtes pâle comme un linge.
Les autres me regardèrent d’un air accusateur, jusqu’à ce que la patronne intervienne en ma faveur.
— Un petit crème, c’est ça ? À votre place favorite, n’est-ce pas, Louis ?
Je ne sais pas comment elle avait appris mon prénom, mais sa familiarité détendit les autres convives. La conversation reprit dès qu’elle vint me servir. J’avais du mal à ne pas en perdre une miette, tout le monde parlait de la découverte d’un nouveau corps, le troisième depuis un mois. Par contre, les rats étaient revenus et Julien se satisfaisait de la situation, il ne manquait plus de travail. Georges Levasseur, un médecin à la retraite déclara avoir des informations sur les deux premiers. Évidemment, son éthique lui interdisait de les révéler. Il se fit prier, puis céda alors que l’ensemble de l’assemblée lui offrait sa tournée un nouveau verre, cet homme-là creusait sa tombe à coup de petit blanc. Au bout du troisième, il commença à parler, dans un style ampoulé, de ses relations à l’institut médicolégal et des informations qu’elles lui avaient transmises. Les trois corps étaient totalement exsangues.
En l’écoutant décrire les causes possibles de ces décès, la décision que je tardais à prendre me sauta à l’esprit. Je devais renvoyer Monsieur Nicole dans la tombe qu’il n’aurait jamais dû quitter.
Avant cela j’orientai une partie de mes recherches sur les cas de vampirisme et sur le moyen de se débarrasser de ces monstres. La littérature à ce sujet est proprement infinie et j’y passais presque toute la journée. Je dus courir pour arriver à la quincaillerie avant sa fermeture. J’en sortis avec un solide manche de pelle, une scie et un ciseau à bois. J’avais de quoi me fabriquer quelques pieux et je passais le reste de ma soirée à découper et aiguiser mes armes.
En attendant la confrontation avec Monsieur Nicole, je devais m’assurer de sa culpabilité. J’avais décidé de le suivre lors d’une de ses sorties nocturnes. Je devais aussi reprendre des forces, et me préparer, j’inversais donc mon rythme de sommeil, dormant le jour, et révisant la nuit. Je passais la plupart de mon temps de veille sur mes livres de cours et je m'accordais de fréquentes pauses pour m’entraîner au maniement du pieu en cherchant le meilleur geste pour transpercer un thorax.
Une fois les concours derrière moi, je pus enfin me mettre à l’action. L’esprit libéré de mes études, je pouvais m’adonner à mon projet. Ma remise en forme passait par de longues courses et des exercices de musculation, j’arrivais à de bons résultats avec le pieu sur des objets sélectionnés pour leur résistance semblable à celle d’un poitrail humain. Début mars, je me sentis prêt.
Monsieur Nicole sortait rarement, mais ce soir là, je vis sa silhouette incertaine se faufiler dans l’obscurité de la cour, deux minutes plus tard, je le suivais dans la rue. Il avançait de sa démarche hésitante, troublante, il semblait se déplacer par bonds comme s’il allait directement du point A au point B, mais sans parcourir la distance intermédiaire. Je m’arrangeais pour rester assez loin, sans prendre le risque de le perdre de vue. Il se dirigeait vers le cimetière et me conduisit devant la partie du mur qui s’était effondrée et par laquelle Martin et moi étions entrés, il y avait déjà de cela une éternité.
Je pensais à un piège, évidemment. Il avait dû sentir ma présence ou peut-être me reconnaissait-il. Peut-être savait-il que c’était moi qui l’avais libéré, peut-être le savait-il déjà lorsqu’il était venu loger dans le même immeuble que moi. L’angoisse m’envahit, j’avais l’impression de revivre les frayeurs que j’avais ressenties à son arrivée. Il fallait que ce cauchemar cesse, dussé-je y mettre un terme, dussé-je me racheter et le punir pour ses trois victimes dont il avait sucé le sang jusqu’à leur dernière goutte.
— Ne faites pas votre timide, Louis, me dit-il en me regardant dans les yeux.
Il était là, en face de moi. Je ne l’avais pas vu arriver, peut-être avais-je été distrait par le train de mes pensées paranoïaques, ou peut-être s’était-il juste matérialisé devant moi. Une sueur froide inondait mon dos, mes mains moites serraient chacune un de mes pieux à travers les poches trouées de mon manteau.
— Que faites-vous dehors, à cette heure tardive ? me demanda-t-il.
Sa voix semblait sortir du fond d’une cavité, à moins que ce ne fût la panique qui déformait les sons, je me concentrai sur la suite, frapper le plus vite possible, ne pas lui donner le temps de réagir, viser le cœur, laisser le pieu en place puis amener son corps à un endroit où le soleil finirait le travail.
Je lançais ma main droite vers lui. Pas assez vite, pas assez fort, le bras freiné par le pan de mon manteau. Instantanément, il se retrouva hors de portée, sous son chapeau aux bords large, ses yeux brillèrent d’un éclat rouge comme des leds de jouet pour gamin. Je ne voyais distinctement que sa bouche qui dessina un sourire ravi, sauvage et surtout doté de canines trop longues et trop pointues.
Je me dépêtrai de mon manteau le plus vite possible. Il ne bougea pas, mais enleva son chapeau d’un geste théâtral. Ses cheveux blancs tombèrent en cascade autour de sa tête en formant une sorte de halo dans la lumière des éclairages publics.
— Alors, c’est ainsi que ça se termine ? me demanda-t-il alors que je cherchais dans son visage la ressemblance avec la momie du tombeau.
Je ne savais pas s’il voulait parler de sa propre fin ou de la mienne, je penchais pour la seconde hypothèse. Une seconde plus tard il était devant moi, la face à trente centimètres de la mienne, ses canines scintillaient et il dégageait une odeur de chair pourrie et de sang frais.
— Comment crois-tu que cela va finir, Louis ?
J’étais persuadé que j’allais mourir, vidé de mon sang. On retrouverait mon corps au petit matin et je rejoindrai la cohorte de ses victimes.
Il se trouvait désormais à deux mètres, me tournait le dos, il oscillait d’une jambe sur l’autre. « Il attend » pensais-je.
Je doutais avoir une autre chance. J’attaquai en prenant garde de bien frapper dans le cœur. Il me faisait désormais face et mon coup pénétra du mauvais côté dans son poitrail. Le pieu s’enfonça sans rencontrer trop de résistance, j’entendis ses côtes craquer, sentis la chair se déchirer et vis sa tête se rapprocher.
— Bien essayé, mais mal visé, dit-il en enfonçant se canines à la base de mon cou.
Un instant, j’accueillis la morsure avec une sorte de plaisir, une jubilation malsaine, une clarté dans mon esprit "Ça se termine ainsi". Puis, je me rebellai. Je le repoussai en appuyant sur le pieu enfoncé dans son corps, puis le dégageait en lui brisant au passage quelques côtes. Une sorte de clairvoyance m’envahit, une perception fine de chacun de ses gestes, une impression de puissance et de force nouvelle. Je voulais vivre, je vivrai, tandis que lui regagnerait à jamais les ténèbres dont je l’avais libéré.
Je frappai, au troisième coup je sentis les vibrations de son coeur dans mon arme, il battit une douzaine de fois avant de s’arrêter. Monsieur Nicole me regardait, de ses yeux rouges, un sourire satisfait collé sur ses lèvres tachées de mon sang.
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