Je saisis ma première tête entre mes pattes griffues et la secoue dans tous les sens. Cette odeur... J'ai beau la sentir tous les jours, l'effet reste le même. Elle me rend fou... Aaah... Cette effluve métallique. Chaude. Forte. Je salive déjà. Venez à moi, futurs lambeaux de chair. Tendres et juteux.

Autrefois... Autrefois j'étais... Un homme ? Oui. Lors de ces rêves étranges, je me vois encore. Marchant dans une allée tapissée d'écarlate, cousue de fils d'argent. Ou bien ne serait-ce là que des images floues venant de mon esprit ? Il n'y a qu'en ces moments que je ne paraît pas dérangé. Je me vois, un lys blanc dans la main. Un paysan me l'avait offert. Je parcourais le pays pour voir les habitants et combler leurs besognes. Et ce jeune homme s'était avancé vers moi, ne craignant pas les gardes, le regard pur. Comme cette fleur immaculée qu'il avait dans la main. Il me la tendit respectueusement. Puis il me fixa un instant. Oh quel regard magnifique il avait. Un vert éclatant brillait en ses iris. Si éclatant... Je l'ai... Je l'ai dévoré... Mis en pièces comme un animal farouche, affamé et brutal l'aurait fait. J'ai brûlé d'un désir si profond que mon coeur en est resté brisé et cendreux. J'ai brûlé d'un désir si profond... Si noir... Je voulais le protéger, je le jure...

Mais une âme comme la mienne qui ne connaît rien d'autre que la guerre et la faim ne demeure pas longtemps dans le calme et la sérénité. J'ai rasé un royaume de la carte. Et c'est désormais mon territoire sauvage. Bâti sur les ruines de mon empire de jadis. Celui sur lequel je veille inlassablement. Je ne suis plus que l'ombre de moi-même. L'Ombre des bois d'Auram. Un seigneur damné par les dieux. Punis pour les horreurs qu'il a commises. Emprisonné dans une apparence de monstre, reflétant son esprit tourmenté par tant de massacres et de glorieuses mises à mort.

Autrefois... Autrefois j'étais un homme. Oui. Lors de ces rêves étranges, je me vois encore. Dans une grande salle aux rideaux carmins et aux arches de marbre. Sur un trône d'argent et de rubis, couronné de lys blancs et de laurier rouge. Je me vois encore. Dans un jardin aux lacs brillant sous la lune. Sur un cheval noir, entouré de soldats. Au milieu d'un champ de bataille. D'une terre brûlée. Dans une tour. L'horizon se dessinait au loin. Les oiseaux migrateurs entamaient leur longue route et le soleil déclinait entre les montagnes au sommet déjà glacé. Je me souviens... De ces habits si légers de soie... De cette armure scintillante... De cette épée...

Et du poids de cette couronne sur ma tête...

Et j'ai vu ces yeux d'émeraude. Ces... Magnifiques... Yeux d'émeraude... J'ai brûlé d'un désir trop profond. Un désir qui assèche le coeur. Qui m'a conduit à la folie. Et... Et pourtant... Je ne voulais que sa protection et son bien-être. Mais... Mais je l'ai fait... J'étais tellement absorbé par cette couleur... Ce vert si beau... Je l'ai... Je l'ai déchiqueté. Réduit en lambeaux... J'ai rongé ses os, avalé sa chair. Je l'ai fait... Par chagrin... Par... Amour...

Cela n'existe que dans les livres. C'est une histoire courante. Ce n'est pas original... C'est d'un classique...

Mais mon coeur ne pouvait plus supporter... Je ne pouvais plus supporter de l'avoir loin de moi... J'ai commencé par anéantir mon armée. Mes généraux. Mes conseillers. Car que dirait le peuple en sachant que leur seigneur s'est épris d'un roturier... Je paye mes actes aujourd'hui...Tant de fantômes hantent ces bois. Et moi... Leur roi... Je ne suis maintenant plus qu'un animal damné. Destiné à garder son territoire et de parcourir les ruines carbonisées et dévastées qui autrefois constituaient un royaume...

Autrefois... Autrefois... Je n'étais qu'un homme...

Et maintenant... Je ne suis plus que l'ombre. L'Ombre des bois d'Auram.