Elle offre son rein à sa patronne et se fait virer
Amanda regardait son mari avec mépris. Il ne comprenait rien, décidément il ne comprenait jamais rien. Depuis dix-sept ans qu’ils étaient mariés, Amanda avait souvent eu l’impression de porter leur couple à bout de bras, mais jamais autant qu’en ce jour.
Elle en concevait de la tristesse, de la colère, de l’agacement, mais surtout, du mépris pour ce mari toujours en décalage. Toujours à contrecourant. S’enthousiasmant dans les moments appelant le recueillement, se terrant lors des célébrations.
Et aujourd’hui, qu’entre tous les jours, elle avait, plus que jamais, besoin de son avis, et plus encore de son appui, il restait à la fixer bêtement. En souriant.
Elle venait de lui annoncer qu’elle allait offrir son rein à sa patronne et cet abruti la fixait sans rien dire, sans rien dire en souriant.
– Tu trouves que c’est une mauvaise idée ?
Les yeux d’Alessandro s’agrandirent et Amanda devinait les rouages de son cerveau en action.
– Tu proposes de te faire amputer d‘un rein et tu me demandes si je trouve que c’est une bonne idée ? Attends, je vais regarder dans un dictionnaire la définition d’amputer. J’ai peut-être mélangé avec amplifier ou emprunter.
Et voilà, voilà, encore à faire le malin, le petit mariole qui sait tout mieux que tout le monde avec ses petites formules à l’emporte-pièce.
– Pas la peine de vérifier. Surtout, si tu avais un dictionnaire dans la tête, tu saurais qu’on ne dit pas « amputer » pour un rein.
Alessandro observa sa femme et ressentit une fatigue infinie. Décidément, elle ne comprenait jamais ses sorties. Elle prenait au premier degré ses vannes et cherchait invariablement l’humour dès qu’il était un peu sérieux. Et aujourd’hui, entre tous les jours, alors qu’elle venait de lui proposer le plan le plus stupide du siècle, elle s’arc-boutait sur des détails et le comprenait de travers, comme toujours.
– Tu as raison. On parle d’ablation dans ce cas. Mais, comment te dire, vu la nature de l’opération, puisqu’on parle quand même de DONNER un morceau de toi-même à ta patronne, il m’a semblé, je dis bien semblé, que le terme d’AMPUTATION était plus représentatif de cette folie !
Alessandro avait démarré sa phrase, bien assis dans le canapé, arborant un petit sourire ironique et l’avait terminée debout, aboyant une colère compréhensible, mais totalement disproportionnée selon sa femme. S’en fut trop pour Amanda. Elle qui s’était juré que la discussion ne prendrait pas le chemin de toutes leurs discussions, s’approcha de son mari pour lui éructer, à quelques centimètres du visage :
– Tu ne l’as jamais aimé ! Tu as toujours détesté Selma. Parce qu’elle me considère, parce qu’elle a toujours été gentille avec moi, parce qu’elle me comprend et me respecte.
Les muscles du cou d’Alessandro étaient gonflés, ses veines saillantes prêtes à craquer. À tel point qu’il ressentit cet état de tension qui frisait parfois la folie chez lui. Cette simple pensée l’aida à se relâcher et il parut se dégonfler comme une baudruche. La colère était passée, ne restait que ce sentiment diffus, mélange de honte, de surprise et, même s’il ne se le serait jamais avoué, de plaisir.
Alessandro, de retour dans le canapé, regarda Amanda un long moment, elle qui était toujours dans cette posture de nervosité et de colère. Comme le silence d’Alessandro se prolongeait, elle finit par retomber aussi. C’est le moment qu’Alessandro attendait pour reprendre :
– Si tu appelles te considérer, te faire travailler à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, sans te payer plus, alors oui, elle te considère. Si tu penses que t’inviter à l’anniversaire de son mari, pour que tu fasses le service, c’est de la gentillesse, alors elle est gentille. Et si, enfin, décider chaque fois, partout, tout le temps ce qui est bon pour toi et ce que tu aimes, c’est te respecter, alors elle te considère, t’aime et te respecte plus que n’importe qui, j’en conviens.
Et voilà, il recommence, songea Amanda.
Elle va encore prendre ça au premier degré, pensa Alessandro.
Les deux se levèrent et remirent au lendemain la discussion. Ils se connaissaient suffisamment pour ne pas dépasser leurs limites respectives. Sans cette lucidité commune dans l’aveuglement, leur couple aurait sombré ou fini aux urgences depuis longtemps.
*
Alessandro trempait sa tartine dans son café. Il aimait ce moment par-dessus tout. Le dimanche matin, et le dimanche matin uniquement, il se tartinait une demi-baguette et trempait allègrement son pain beurré dans son bol. Amanda ne supportait pas cette habitude, aussi est-ce le moment qu’elle choisit pour lancer :
– C’est décidé, je donne mon rein à Selma.
Alessandro fixa un long moment Amanda, perdu. Lorsqu’il reprit contenance, il observa son bol. C’était raté. La tartine était toute molle, et le beurre formait beaucoup trop de taches de gras à la surface du café. Son plaisir s’était envolé.
Il réalisa alors que sa femme venait de lui annoncer qu’elle allait donner un rein et lui en était à se désoler du nombre de taches de gras dans son bol de café.
Si Amanda ne comprenait jamais ses changements d’humeurs, son air d’être toujours à contre temps, c’est qu’il aurait fallu être dans sa tête pour les comprendre.
À la suite de son constat, Alessandro eut terriblement honte. Et de fait, son humeur changea du tout au tout.
– Ma chérie, je comprends que tu veuilles aider Selma. Mais ne voudrais-tu pas laisser passer quelques jours de réflexion ?
Le ton, qu’il imaginait tendre, compatissant, empathique, sonna à Amanda comme une moquerie.
– Oui, tu veux que j’attende quoi en fait ? Que le rein qui lui reste tombe en panne aussi ?
– Juste quelques jours.
– Non.
– Bien, si ta décision est prise, je la respecte.
Il était allé voir sur internet ce qu’une ablation de rein pouvait engendrer. Il en avait retiré qu’avoir deux reins était aussi utile que d’avoir deux nez. Un rein suffisait largement à une vie entière. Sa femme pourrait continuer à lui ruiner ses dimanches matin aussi longtemps avec ou sans deuxième rein. Le seul désagrément viendrait de l’opération et du choc post opératoire, mais après tout, si sa femme le voulait.
Amanda qui fourbissait ses arguments en resta muette de surprise. Mais, trop impliquée dans son personnage, elle n’arriva pas à redescendre, à ouvrir les vannes, et resta murée dans le silence.
– Bien, puisque tout est réglé, je te propose d’appeler Selma aujourd’hui non ? Le plus tôt cette affaire sera réglée, le plus tôt nous pourrons rependre une vie normale.
– Je fais ce que je veux et je lui annoncerai la nouvelle lundi matin !
*
Selma était déçue. Elle avait instillé l’idée dans la tête d’Amanda depuis 3 jours. Selma s’était attendue à être appelée samedi soir, dimanche au plus tard. Il était 10h10 lorsque Amanda, en entrant dans le bureau lui expliqua, avec un air de conspirateur, comme si elle allait surprendre sa patronne, ce que Selma savait déjà.
Selma s’était entrainée tout le week-end pour pleurer au bon moment. Elle avait du mal à interpréter correctement les expressions faciales des autres. Elle lisait très mal la douleur, la tristesse. Elle arrivait à comprendre la joie, lorsqu’elle était nette. Toutes les émotions intermédiaires l’ennuyaient. Chez les autres.
Mais il lui parut qu’elle avait respecté un timing cohérent puisqu’Amanda fondit en larmes en retour. Selma se demanderait longtemps pourquoi. Après tout, seule Selma était malade. Seule Selma risquait de mourir, alors pourquoi Amanda pleurait-elle ?
Toujours est-il qu’elles réglèrent les détails dans les 10 minutes qui suivirent. Amanda devait se prêter à des examens poussés et Selma était porteuse de deux mauvaises nouvelles :
– La mutuelle que Selma avait choisie pour ses employés était assez faible et ne rembourserait pas tous les examens.
– Certains des examens ne pourraient se faire en dehors des heures de bureau et Amanda n’ayant plus de congés, elle devrait poser des congés sans solde.
Selma observa le visage d’Amanda et en déduisit, à juste titre, que cela n’allait pas. Alors elle ajouta :
– Ne t’inquiète pas, j’accepte bien sûr que tu poses des jours sans soldes.
Et elle reprit le déroulement des jours et des semaines à venir.
Amanda, sonnée, retourna dans son bureau. Quelque chose allait de travers dans ce monde.
Elle entendait Alessandro lui expliquer avec le plus grand sérieux qu’elle devait déjà s’estimer heureuse que sa patronne lui laisse un rein. Ce qu’elle avait pris pour une forme d’humour noir allait-il s’avérer prémonitoire ?
Amanda, née dans une famille où les femmes étaient scrupuleusement, méticuleusement, inlassablement, exploitées par les hommes, avait rassemblé toutes ses forces pour ne pas tomber sous la coupe d’un mari. Elle s’était juré de ne pas reproduire le schéma familial et si Alessandro était énervant, insupportable, parfois à la rendre folle, il la respectait et leur couple, aussi bancal soit-il, reposait sur des inaptitudes au bonheur réparties entre eux deux.
Elle avait dépensé toute sa méfiance pour son couple et lorsqu’elle avait trouvé ce travail, elle n’avait plus de force pour lutter. Et surtout, n’avait pas vu venir la menace. L’exploitation était toujours là, mais pilotée par une femme.
Lorsque Amanda avait cru comprendre la réalité de sa situation, elle avait préféré, inconsciemment surement, l’ignorer et faire contre mauvaise fortune bon cœur puisqu’elle avait bon cœur.
Mais là, à 10h35 ce lundi matin, alors qu’elle venait d’offrir un de ses reins à sa patronne, cette histoire de jours sans soldes, d’examens non remboursés, déchira le voile.
Alessandro avait raison. Cette saleté l’exploitait au-delà du raisonnable. Elle avait retrouvé sa zone de confort, s’y était coulée, lovée, mais le coup qu’elle venait de prendre était plus qu’elle n’en pouvait accepter.
N’étant pas impulsive de nature, elle décida d’attendre le lendemain pour demander des explications à Selma. Et puis, elle voulait en parler avec Alessandro. Peut-être qu’ils pourraient passer une bonne soirée à rire de « sa sorcière de patronne » comme il l’appelait lorsqu’il avait un peu trop bu.
*
– Je ne comprends pas ce qui te choque, avait négligemment laissé tomber Alessandro.
– Tu, tu ne comprends pas ce qui me choque ? Elle me fait payer mes examens !
– C’est encore ton rein non ? Tant que c’est ton rein, finalement, c’est normal que tu payes. Imagine que ton rein soit pourri. Pourquoi devrait-elle payer pour un rein pourri qu’elle refusera ? Tu n’es pas très logique.
Alessandro tenait une forme exceptionnelle, il était de la meilleure humeur qui soit et entendait bien s’amuser avec ce rebondissement proprement hallucinant. Il ne comprenait pas que sa femme ne voyait pas qu’il plaisantait et continua sur le même mode lorsque Amanda insista :
– Mais elle refuse de me payer pendant l’intervention et pendant la convalescence. Ça, c’est inacceptable non ?
Alessandro nota au passage que sa femme était déjà prête à renoncer au remboursement des examens. Et reprit :
– Elle ne va pas te payer à rien faire toute ta vie parce que tu lui donné un rein ? Alors c’était ça ton idée ? Tu lui donnes un rein et tu prends ta retraite ? Tu m’étonnes que tu sois déçue. Tu avais placé la barre un peu haute je trouve.
Amanda en aurait mangé son chapeau si elle avait porté des chapeaux. Elle était entourée de fous et de salauds, c’était la seule explication.
Elle aurait dû lire sur le visage de son mari, la moquerie. Et Alessandro aurait dû interpréter les traits dévastés de sa femme pour ce qu’ils étaient : les révélateurs de son angoisse.
Mais ils continuèrent sur le même ton et le lendemain, Amanda acceptait tout. Donner son rein à sa patronne allait lui couter dans les 1500 euros. Elle n’avait pas formulé la réalité aussi clairement, sinon, elle eut peut-être fait marche arrière.
Quelques semaines plus tard, elle se fit opérer. La greffe prit parfaitement. Les deux patientes récupérèrent lentement.
Alessandro, désespéré du choix final de sa femme, ne comprenait toujours pas comme elle avait pu accepter après leur dernier échange. Mais il fit, lui aussi, contre mauvaise fortune bon cœur. Et après tout, sa femme était la seule à plaindre.
Lorsqu’il l’embrassa, tendrement, il se recula, la regarda très bizarrement.
– Parle un peu pour voir ?
– Tu veux que je dise quoi ? Et puis recule-toi, tu es trop près.
Alessandro se mit à rire. Il partit d’un rire gargantuesque qui dura encore et encore.
– Oh non, ce serait trop beau. Attends, je reviens.
20 minutes plus tard, il revint. Son visage était totalement ravagé. Il ne pouvait plus s’arrêter de rire.
– Ahahah quand tu vas savoir. Ahahahaha. Ah non, mais je te jure, ahahah. Il y a un dieu, c’est sûr, il y a un dieu. Un dieu farceur mais un dieu ahahaha.
Amanda se mit à sourire, puis rire aussi, emporté par son mari, mais elle restait inquiète. De quoi parlait-il ?
– Ma chérie, il faut que je t’avoue quelque chose que je ne t’ai jamais avoué. En 17 ans de mariage.
Il n’allait quand même pas lui annoncer qu’il l’avait trompé ? Pas sur son lit d’hôpital. Il n’était pas comme ça, pas lui.
– Tu pues de la gueule ma chérie.
Amanda, interdite, ne sut quoi répondre tandis qu’Alessandro repartait à rire , essayant de formuler :
– Enfin, tu puais de la gueule. Ah non, mais tu peux le croire ça. Tu peux le croire dis ?
– Mais quoi ?
– Que les reins, dans certains cas, peuvent donner mauvaise haleine ?
– Oui et alors ?
Et alors, t’as refourgué le rein qui refoulait à l’autre salope ahahaha. Je suis allé lui dire bonjour, et, ahahaha, elle pue de la gueule, t’as jamais senti ça !!!! Ah elle est pas près de te payer tes jours sans soldes.
Pour découvrir la réalité (cette histoire a été écrite à partir du titre du fait divers, et du titre uiquement) :
http://www.ladepeche.fr/article/2012/04/25/1338986-elle-offre-son-rein-a-sa-patronne-et-se-fait-virer.html
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