Le flic, Œdipe et la pisseuse d’encre
Ce jeudi 6 août 2020, le carburant avait pris 30 centimes à la pompe, les cours chutaient, la Covid annonçait son grand come-back automnal, les Ruskoffs bombardaient en Syrie, Sedan recrutait pour sa prochaine saison en National, les sagittaires premier décan allaient enfin rencontrer l'amour et la météo annonçait du soleil sur la majeure partie du pays (sauf en Bretagne, bien évidemment).
Et la mort de Freddy Van Buick, dans tout ça ?
Après trois jours, la nouvelle s’était répandue dans toute la ville et chacun y allait de son hypothèse : meurtre, suicide, accident... Tout le monde spéculait mais personne ne savait rien. Il faut dire que le procureur avait préféré ne pas communiquer sur les timides avancées de l'enquête car la saison touristique battait son plein et annoncer prématurément qu'un “je-ne-sais-quoi", amateur de chair humaine, rôdait dans les parages, n'aurait fait qu'affoler la population. L'affaire restait au point mort et si meurtre il y avait eu, la police en ignorait pour l'instant le mobile et les circonstances.
***
Après avoir diné au Tchar Scaille, Bellocq avait raccompagnée Jessica à la Longue Haie ; un quartier de HLM, plus communément appelé le Parc à Moules en raison d’une recrudescence de filles-mères isolées qui occupaient les logements sociaux. Un nid à poules où les halls d'entrée sentaient la pisse et où les vendeurs de shit se vautraient, la journée, sur des canapés dépiautés devant les portes de garage.
Les deux tourtereaux avaient ensuite remis le couvert, réveillant au passage la moitié du bloc, et s'étaient quittés vers les 3 heures du matin.
Il était à présent 9 heures et le commandant, après cette courte nuit, était attablé au PMU Laval-Dieu et sirotait une mauresque pour se remettre la bouche en forme. Une fois n’est pas coutume, il avait tombé le costard pour un pantalon en lin et une chemisette hawaïenne plus appropriés à la chaleur estivale, et savourait le souvenir exquis du sorbet au basilic dont il s’était régalé la veille : une tuerie !
Il aimait l'ambiance matinale des PMU quand les flambeurs et les barons du crottin venaient payer leur mise tandis que le percolateur jouait sa symphonie bruyante et ininterrompue. Et sous sa décontraction apparente, le Gitan avait toujours une oreille qui traînait à l'affût des brèves de comptoir. Certes, les discussions autour du zinc manquaient parfois d'épaisseur et n’étaient qu'un florilège de lieux communs. Mais cet art de la syntaxe si particulier, l’exotisme de son champ lexical et cet accent de caractère, rugueux et bosselé ravissaient l'Homme du Sud (cette partie de l'Hexagone qui, pour un Ardennais s'étendait de Reims à Menton).
Ici, les hydrophobes et les viandes saoules de la valleye faisaient la chouille les samedis. Ils picolaient comme des ablaves jusqu'à plus soif des bières qui frouchent et finissaient leurs soirées complètement dévorés. Ça se terminait parfois en baston contre des gars d'Gadouille ou de R'vin à cause d’une bise-bise à la moque. Ils se déconfondaient la gueule et n'hésitaient pas à mettre des coups de satons si ça tournait vinaigre. Fallait pas pousser mémé dans les échaudures !
Bellocq imaginait ce qu'avait dû ressentir le docteur Livingstone explorant les contrées lointaines, s'initiant au langage tribal et à ses chants d'incantations chamaniques. Car il est vrai que pour les non-initiés, tout cela pouvait ressembler à du chinois. Wok nem !
- Commandant Bellocq, je présume ? intervint une douce voix, l'arrachant à sa contemplation.
C'était une petite brune piquante à la peau caramel, plutôt jeune et au sourire enjôleur. Elle portait les cheveux très courts, ce qui est loin de seoir à toutes les femmes. Elle était affublée de claque-dauilles, d'un jean slim kaki, d'un top noir moulant laissant entrevoir sa boudine piercée et d'une sacoche US en toile surplus militaire.
- Je peux m'asseoir ? demanda-t-elle, joignant le geste à la parole sans attendre l'approbation du flic.
- Et vous êtes ?...
- Behdi, Leïla Behdi, je suis journaliste. Je ne vous serre pas la main mais le cœur y est, se présenta-t-elle, soucieuse des gestes barrières malgré l’accalmie de la pandémie.
- Une pisseuse d'encre, il ne manquait plus que ça. Vous savez que le procureur tient une conférence de presse à 15 heures ? Je ne suis pas autorisé à vous parler, lui dit Bellocq.
- Et le procureur m’autorise-t-il à vous offrir un verre ?
Elle lui décocha à nouveau son sourire qui tue. C'est vrai qu'il était désarmant et qu’il devait être bien utile pour lui ouvrir les portes, dans sa profession.
- Ça, vous pouvez, l’encouragea-t-il.
- Une mauresque et un coca, s'il vous plaît ! commanda-t-elle au patron derrière le bar.
Puis se tournant à nouveau vers le commandant :
- Votre arrivée en ville n'est pas passée inaperçue, vous savez. Ce n'est pas commun un flic en camping-car.
- Je déteste les chambres d'hôtel ; ça me fout le bourdon. Et j'ai toujours préféré dormir dans mes draps.
- Je sais. J’ai fait quelques recherches vous concernant. Vous êtes, pour ainsi dire, une pointure dans le milieu, le prit-elle par les sentiments.
- Ma foi, répondit Bellocq gonflant le torse comme un matamore. Que savez-vous d’autres sur moi ?
- Votre mère vous a appelé Charlie parce qu’elle adorait Charles Bronson. Mais contrairement à lui, vous n’avez jamais utilisé votre arme en quinze ans de service. Vos musiciens préférés sont Miles Davis et John Coltrane. C’est étonnant d'ailleurs !
- Et pourquoi ?! Un gitan qui s’respecte ne se doit-il pas d’aimer le cuivre ?
- Beh, je vous imaginais plutôt écouter les Gipsy Kings ou un truc du genre. Pas des blackos qui souffraient de la ségrégation et des violences policières.
- Votre étonnement en dit long sur l’opinion que vous avez d’la police. Croyez-moi ! Je conchie tout autant que vous les patriotards qui ont le tambour d'Arcole et la cocarde dans l’cul.
Ils se turent quand le cafetier apporta les rafraîchissements à table.
- Ce n'est pas un plan drague, au moins ? plaisanta le Gitan, une fois le taulier reparti derrière son zinc.
- Non, rassurez-vous ! D'autant que je ne crois pas être votre genre. Je sais que vous les aimez pulpeuses à forte poitrine, n'est-ce pas ?
- Tout à fait, répondit Bellocq, de plus en plus séduit par l'aplomb de la demoiselle.
- D'ailleurs, entre nous, vous n'êtes pas mon genre non plus. Moi aussi, je les aime pulpeuses à forte poitrine, lui glissa-t-elle avec un clin d’œil tout aussi désarmant que son sourire. Vous en reprenez une autre ?
Bellocq qui avait sifflé sa deuxième mauresque d'un trait, étouffant sous la chaleur de plomb, ne refusa pas la p’tite sœur.
- Je connais bien la région. Il y a sûrement dans cette enquête des zones d’ombre que je pourrais vous aider à éclaircir, le relança-t-elle. Je pourrais être en quelque sorte votre Gorge Profonde !
Leïla sortit alors un stylo de sa musette, agrippa délicatement le bras du commandant et lui griffonna son 06 sur le revers de la main.
- Appelez-moi si besoin !
- Qu’est-ce que vous y gagnez en retour ?
- J’aimerais une interview exclusive dès que nous en aurons l’occasion.
Elle se leva, commença à partir puis se retourna une dernière fois vers le flic :
- Vous saviez que le père Van Buick avait été tué accidentellement par son fils Sergio d’un coup de chevrotine, lors d’une partie de chasse ?
- En quelle année ?
- En 1992. L’enquête n'a jamais pu déterminer l'homicide volontaire. Sergio n’avait que onze ans. Freddy, lui, en avait huit. Mais le plus drôle, c’est qu’il s’est écoulé trois ans entre ce drame et la naissance de Jimmy. Et c’était vingt ans avant la naissance du petit dernier, Ludovic. D’autant que la vieille n’a jamais refait sa vie et habite seule depuis toutes ces années avec ses quatre rejetons.
- Qui est le daron des deux loustics, alors ?
- Vous devriez lire Sophocle. Vous connaissez “Œdipe roi” ?
- Vite fait !
***
“C’est l’histoire d’un Grec
Qui a buté son père
Un oracle pourtant prédisait son destin
Il baisa sa daronne, ô comble de misère,
Puis se creva les yeux pour expier son chagrin...”
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