Au royaume des aveux, les bornés sont rois
Quand bien même il était plus facile pour Gervais de se mettre à table au sens propre, l’éducateur, face à l’intransigeante obstination du Gitan et du capitaine, avait fini par abdiquer et aller à confesse après une heure d’interrogatoire. Il faut dire que les deux représentants de l’ordre savaient y faire avec les récalcitrants. Ils avaient du métier et le boiteux, sans lui faire offense, n’avait ni la verve ni le génie de Keyser Söze.
Le revêche avait, dans un premier temps, nié en bloc. Il répéta inlassablement qu’il n’était pas présent à l’orphelinat le soir de la disparition de Berry et qu’il ne connaissait, ni de Dave ni d'Adam, ce Freddy Van Buick. Il affirma n'avoir jamais échangé avec lui quelques SMS que ce soient.
Mais il n’était pas de taille à lutter. Car s’il y avait bien une discipline, hormis la guitare, dans laquelle l’éducateur n’avait jamais excellé, c’était bien l’art du mensonge. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir essayé. Mais sa propension à affabuler avait été trahie par sa pantomime : ses yeux fuyaient sans cesse, il avait les pupilles contractées et la gorge sèche. Ses gestes semblaient bien trop empruntés et il n’utilisait de surcroit que des expressions précises et restrictives, répétant toujours la question avant d’y répondre.
C’est donc au bout d’une heure, repoussé dans ses retranchements, qu’il capitula et finit par soulager sa conscience, se libérant du poids de la culpabilité bien trop lourd à porter.
- Oui, Face de craie, c’est moi. C’est bien moi et j’vais tout vous raconter, chougna-t-il avant de rajouter dans un éclair de lucidité : je n'suis qu’un monstre !
Le commandant s’approcha et lui posa la main sur l’épaule pour le réconforter :
- Allons, ne dis pas ça ! Disons que tu n’as pas un physique facile.
Puis il sortit un dictaphone à cassette qu’il posa sur la table du salon :
- En attendant, repens-toi ! Nous sommes tout ouïe, encouragea-t-il le lascar avant de démarrer l’enregistrement.
***
“ Je m’appelle Gervais Lambert. J’ai travaillé dix ans, de 1997 à 2007, dans une maison d'jeunes à Marcinelle, à côté d'Charleroi. Vous connaissez Charleroi ? Le furoncle de la Belgique comme ils disent là-bas. À l’époque je flambais pas mal dans les troquets carolos : bingo belge, poker, paris sportifs... Mes dettes se sont accumulées avec le temps et j’ai commencé à souscrire des crédits à la consommation en m’faisant la promesse d’arrêter d'jouer. Mais à chaque fois, je r'tombais dans mes travers après une courte période d’abstinence. L’argent m’brûlait littéralement les doigts. Et un jour, j’ai fait la dernière chose que j’aurais jamais dû faire : emprunter des fonds à un prêteur sur gage, un Albanais nommé Artan Bajraktari. Un type peu recommandable.
Je fréquentais les champs d'courses à Ghlin et j’avais obtenu un tuyau, soi-disant infaillible, sur un outsider placé gagnant à cent contre un. Le bourrin s’appelait "Raclure-des-Charentes". Je tenais l'info de l'ami d'un ami du cousin d’un bookmaker. Y avait un max de blé à s'faire si on misait juste avant la fermeture des paris. Comme vous l'devinez sans doute, rien s’est déroulé comme prévu. Le canasson était un mauvais numéro d'corde et s’est viandé au premier virage. J’étais pris à la gorge et l’Albanais, qui s’était associé à la mise, a commencé à s'montrer pressant, m’infligeant des intérêts que je n'pouvais rembourser. Il est allé jusqu’à m’envoyer ses hommes pour me menacer sur mon lieu d’travail. Ce jour-là, ils m’ont cassé le bras à coup de barre à mine. J’ai eu la trouille. Alors, j’ai supprimé mes comptes sur les réseaux sociaux et bazardé mon GSM. Et avec les derniers sous qu'j’avais en poche, j’ai pris un billet d’avion à Charleroi-Bruxelles Sud. J’ai tout quitté sans rien emporter. J'ai abandonné quarante ans d'ma vie, mon boulot et le peu d’amis qu’y me restait... Un véritable crève-cœur !
Le premier avion en partance était à destination d’Portimão, au Portugal. J’ai sauté sur l’occaze, à cause du climat, d'abord, et passque les casinos y étaient interdits. J'ai tout décroché du jour au lendemain. Seulement voilà, une addiction chasse l’autre et je m'suis mis à picoler pour compenser. À part ça, je survivais de p'tits boulots saisonniers au black. Et c’est aussi là-bas que j’ai rencontré Concetta, ma régulière ; une ibérique pure souche. Après deux ans d’exil, je suis r'venu avec elle en France, dans les Ardennes. On était dans la dèche au Portugal et elle avait d'la famille, ici, qui avait immigré en 71 avant la révolution des Œillets. On comptait sur ses cousins pour nous héberger, le temps d'voir venir. Les Ardennes n’étaient qu’à une heure de route de Charleroi mais je m'suis dit que les Albanais avait surement lâché l’affaire, après tout c'temps, et qu’ils ne pens’raient jamais à m'chercher ici. Et c’est comme ça qu’j’ai fini par trouver un poste à l’orphelinat au bout d’quelques mois. C’est là qu'j’ai fait la connaissance de Freddy Van Buick, le jour où il est v'nu pour réparer la toiture. Mais vous l'saviez déjà, n’est-ce pas ?
J'connaissais pas Freddy avant ça, seul’ment de réputation. À vrai dire, il était plutôt marrant dans son genre, même si parfois, il avait une étrange façon d’regarder les gamines qui m'mettait mal à l'aise. Mais on partageait quelques passions communes : le rhum arrangé et le heavy metal. Ça nous a rapprochés. Enfin, c’est c'que je croyais.
Ça fait plus d’un mois qu'on s’fréquentait, lui et moi. Il m’avait même parfois servi d'alibi auprès d'Concetta quand j’découchais. Bref, on avait installé une relation d’confiance. Et un soir de beuv’rie, bourré comme un Polonais, j’me suis laissé aller à lui parler d’ma vie passée. C’était la première fois en dix ans. Il m'a posé des tas d’questions. Il voulait tout savoir dans les moindres détails. Et moi, pauvre imbécile, je m'suis fait un plaisir de tout lui déballer. C’est c’jour-là que Freddy a révélé sa vraie nature. C’était un manipulateur de la pire espèce. Une fois qu’il décelait vos failles, il ne vous lâchait plus. Il s’est servi d’moi uniquement pour arriver à ses fins : que je l’aide à kidnapper une gamine de l’orphelinat. Elle s’app'lait Bérénice et n’avait ni famille, ni attache. Il disait que c’était du tout cuit et qu'on n’risquait rien. J’ai d’abord refusé, le priant de n'plus chercher à m’revoir. Mais c’que j’ignorais, c’est qu'il s’était rencardé sur l'Albanais à qui j'devais de l’oseille. Il m’a menacé d'le contacter si je n’obtempérais pas. J'ai donc cédé, ne voulant pas fuir à nouveau et abandonner c’que j’avais mis des années à r’construire... “
Gervais se tut soudain comme s’il prenait enfin conscience de la lâcheté de ses actes et du funeste destin de la gamine.
- Pauvre Bérénice, balbutia-t-il, elle doit pourrir quelque part dans les bois.
- Et vous avez remis le couvert avec Berry, le 3 août, n’est-ce pas ? le fameux « colis », relança Bellocq. Sauf qu’il semblerait que Freddy soit tombé sur un os.
Lessivé par son monologue, Gervais ne put contenir ses larmes plus longtemps. La catharsis avait ouvert les vannes et, se décomposant de l’état solide à l’état liquide, il n’était plus qu’une immonde flaque d’eau où croupissaient la bassesse et l’infamie.
Profitant de cet instant de répit, Dax qui ne semblait pas dans son assiette depuis quelques minutes s’immisça dans la brèche :
- Dites, Bellocq ! On devrait peut-être faire une pause. J'aimerais emprunter vos toilettes, se justifia-t-il en se tenant le ventre. Je crois que j’ai l’avion qui arrive en bout d’piste.
Le militaire ballonné ne put réprimer un gaz, annonçant son matricule.
- Si vous arrivez à évacuer les eaux grises, je n’y vois aucun inconvénient, prévint Bellocq qui ne releva pas la flatuosité inconvenante. Mes toilettes sont bouchées depuis trois jours. Je vous conseille d’utiliser celles du camping.
Le capitaine au vent mauvais s’excusa alors et se leva de la banquette. Il emprunta un rouleau de mouchoirs-à-cul et prit congé pour aller balancer son rondin.
- Moi aussi, j’voudrais aller aux ouatères, intervint alors Gervais, la goutte au nez.
- Toi, tu te retiens, lui conseilla Bellocq. Continue d’pleurer, tu pisseras moins !
- Ça fait des plombes que j’me retiens, râla l’éducateur.
Le commandant se leva à son tour, ouvrit le placard sous l’évier, fouilla dans la poubelle et rapporta une bouteille en plastique vide qu’il jeta aux pieds du gros.
- Démerde-toi avec ça ! prescrit le flic, qui dans un élan de bonté, lui enleva les bracelets avant de les faire glisser dans sa poche.
- Ça va à l’encontre d’la Constitution, se plaignit Gervais en se frottant le poignet endolori. Vous m’avez même pas lu mes droits.
- On n’est pas aux States, bonhomme. Tu regardes trop de séries.
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