À l’Ouest, enfin du nouveau !

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Située au large du golfe du Morbihan, l’île du Maout était une lande colorée belle et sauvage, à fleur d’océan, sillonnée par des chemins ensablés et des champs de galets. Ici, le temps s’était arrêté.

Dans un ciel balayé par le Nordet soufflant sur la Breizh, régnaient le ballet d’ailes incessant et la fanfare des oiseaux marins. Les mouettes tridactyles, les goélands bruns et les fous de Bassan narguaient les moutons noirs à la jarre épaisse qui paissaient l’herbe grasse des prés salés. Jojo, un vieux Border Collie hérité de l’ancien gardien, veillait paresseusement sur le cheptel, couché sur le flanc devant la bergerie. Sous ses dehors ramassés, la construction en pierre sèche des bêlants voisinait l’unique demeure de ce bout du monde : une maison blanche aux volets bleus, fraichement restaurée, qui ne manquait ni de charme, ni d’allure. C’est ici que Bellocq et Jessica, calés au rythme des saisons, avaient élu domicile depuis quelques mois déjà, avec vue sur l’Atlantique.

Le rêve armoricain : eau et glaz à tous les étages !

Ils étaient ravitaillés en vivres par l’ex-adjudant Le Garrec qui, à bord de son chalutier de petite pêche à la coque oxydée et couverte de balanes, naviguait en père peinard, assurant la liaison avec le continent. C’est en sa compagnie que Leïla Behdi arriva ce mardi 21 septembre 2021, pour interviewer le Gitan et clore le dernier chapitre de son article dédié à la sinistre affaire. D’abord réticent à l’idée de replonger dans cette histoire et de déterrer les cadavres, l’ex-commandant avait fini par abdiquer devant l’insistance de la demoiselle et sur les conseils avisés de Jessica. Après tout, les visiteurs se faisaient rares sur le caillou et un peu de compagnie agrémenterait le quotidien.

***

Leïla, après trente minutes d’une interminable traversée chahutée par la houle, ne put s’empêcher de donner à manger aux poiscailles par-dessus la jetée, sitôt débarquée sur l'île. Puis la journaliste, dont les haut-le-cœur n’avaient en rien altéré la détermination, se dirigea vers la maison d’un pas décidé, des éclats de gerbe sur ses pompes et sur le bas du pantalon. Elle fut accueillie par le vieux Border qui vint à sa rencontre pour lui faire la fête.

Sitôt le Nigousse reparti à bord de son caboteur, Bellocq et son invitée, toujours escortée par le brave Jojo qui trainait la patte, s'étaient installés sur la terrasse pour jouir du microclimat en ce début d’après-midi. Prévenant, l’insulaire avait préparé des tartines de beurre salée, une assiette de fruits de mer et une bouteille de blanc de Bourgogne.

  • J’me suis dit que vous deviez avoir faim après tout ce voyage, saliva-t-il à l’avance.

Leïla, malgré les nausées, ne voulut pas être impolie et accepta de boire un verre. Une fois n’est pas coutume.

  • Le Garrec m’a prévenu que vous deviez reprendre un train à Auray à 17 heures 30, s’avala-t-il une première lampée pour se remettre la bouche en forme. J’ai bien peur qu’il ne soit pas revenu à temps de Basse Candec ; c’est là-bas qu’il jette ses filets, cet après-midi. Mais soyez sans crainte ! je vous affréterai un bateau-taxi.
  • Et comment va Jessica ? s'étonna Leïla de ne pas la voir.
  • Elle est partie en ville, c’matin. Elle fait des extras au “BaraGwin”, à port-Haliguen. On n’se r’fait pas !
  • Un bar à gouines ?! tomba-t-elle sur le cul.
  • Vous enflammez pas ! C’est juste une mangeoire à tapas ; pas un repère de colleuses de timbre, hein ! précisa-t-il pour effacer tout malentendu. Ici, Le “Gwin”, c'est du vin.

À l’évocation du breuvage, Jojo dressa les oreilles et, queue battante, vint coller sa truffe sur la main de son maitre pour réclamer à boire. Ce dernier tendit alors son verre au Border qui ne fit pas de manière pour laper bruyamment le fond du canon.

  • Bon chien-chien, ça ! C’est un Breton pure souche, s’esclaffa Bellocq en lui gratouillant le ventre.

Puis le Gitan tapa quelques bulots dans l’assiette avant d’ajouter :

  • Le temps presse. On ferait mieux de s’y mettre, non ?

***

Apaisée par l'attaque du Chablis, Leïla entama la discussion à bâton rompu après avoir mis en route son enregistrophone. La pisseuse d’encre enchaina les questions griffonnées sur les pages de son calepin, ne manquant pas de rebondir ou de recadrer le bavard lorsqu'il digressait. L’ex-flic n’éluda aucun sujet : ni les errements ni les erreurs commises pendant l'enquête. Il lui raconta comment il avait dû s'affranchir des règles à plusieurs reprises pour l'amener à écarter le père Jean-Jean de la liste des suspects, à flairer la piste de l’orphelinat, à identifier le mystérieux Face de craie et à remonter jusqu'aux frères Van Buick. Il lui fit part de ses regrets de n'avoir pu élucider l’assassinat de Freddy et s’émut de la disparition de la petite Bérénice qui, malgré les nombreuses fouilles effectuées par la gendarmerie aux alentours de la ferme, n’avaient jamais été retrouvée. Janne Pieters qui lavait son linge à la centrale en attendant son procès avait juré sur la tête de feu Koenraad ne pas être dans la confidence quant au sort de la pauvre gamine. Il acheva enfin par le récit détaillé du gunfight au camping et par les circonstances dans lesquelles Jimmy et Gervais avaient trouvé la mort.

  • Cuits à la broche ! précisa-t-il, goguenard.

Sergio, lui, s’était mystérieusement volatilisé dans la nature après l’accident. Mais la police ne désespérait pas qu'on puisse un jour lui remettre la main dessus et lever enfin le voile sur toute cette histoire.

  • Vous oubliez Berry, intervint soudain Leïla.
  • Berry ?! C’était une fugue, rien de plus, donna-t-il le change sans se démonter.

***

Il était 16 heures 30. Le temps s’était rafraichi et le bateau-taxi qui devait embarquer la pousse-crayon sur le chemin du retour, venait de mouiller au ponton. Satisfaite de cette brillante entrevue, elle ne regretta pas les dix heures de brouette et les trente minutes de barlu qui l’avaient conduite jusqu’ici. Mais il était temps pour elle de rassembler ses affaires et de faire ses adieux. Cochant toutes les cases, Bellocq passa un pull en laine vierge qui exhalait l’odeur du suint et l’accompagna jusqu'à la jetée.

  • Encore merci, Commandant, lui manifesta-t-elle toute sa gratitude pour le temps qu’il lui avait accordé.

Grisée par l’alcool, elle l’enserra de ses bras et lui claqua une bise sur la joue avant de monter à bord. La navette opéra alors les premières manœuvres de départ pour s’éloigner du quai et reprendre position dans le sillage du plan d’eau.

  • Vous m’devrez un Pulitzer, lança-t-il une boutade à la mer.
  • Incha’Allah ! cria-t-elle par-dessus le vrombissement des turbines. Kenavo, Commandant !

Elle lui décocha son irrésistible sourire pour la dernière fois. Bellocq resta là un instant, revigoré par les embruns iodés, regardant l'embarcation fendre les vagues à plus de trente nœuds avant de disparaître vers la baie de Quiberon.

  • Allez, viens mon Jojo ! interpella-t-il le cador. Ils ne vont pas tarder. Il est l’heure de rentrer les bêtes.

***

Une fois les litières de pailles nettoyées et les moutons regroupés dans la bergerie, Bellocq et le fidèle Jojo remontèrent à la maison. Éreinté mais satisfait du devoir accompli, le Gitan après s’être douché, enfila un jogging rouge seventies que Jessica lui avait dégoté dans une friperie du coté de Vannes. Assaisonné à l’after-shave, comme un sou neuf dans son cosplay Steve Austin qui lui moulait son service trois-pièces, il redescendit de la mezzanine et se dirigea, dans le living-room, vers la platine stéréo. Il n’y avait ici ni télé, ni radio, ni 5G ; seule la musique restait la fenêtre autorisée sur le monde. Il fouilla dans sa collection de 33 tours, soigneusement classée sur une étagère, hésita entre Time Out de Dave Brubeck et The Black Saint... de Charles Mingus. Puis après réflexion, il se ravisa et fixa son choix sur un bon vieux Miles Davis.

  • C'est de circonstance, songea-t-il en ce jour particulier.

Il sortit délicatement la galette de réglisse de sa pochette et la déposa sur le phonographe. Après les crépitements d’usage démarrèrent les premières mesures de Round About Midnight. Tandis que la trompuche de Davis dessinaient des lignes mélodiques, subtiles et envoutantes, le mélomane passa derrière le bar de la cuisine américaine pour se servir un double Armorik on the rocks qu’il fit tournoyer, délivrant le tintement mélodique des glaçons contre le verre. Puis il jeta un œil sur le gigot de sept heures qui mitonnait dans le four à basse température depuis le début d’après-midi, rajouta quelques cuillerées d’eau sur la viande dorée avant que Coltrane n’entrât en piste avec sa pipe montée sur ressort, retournant la partition d’une clef de sol et d’une clef de bras.

Mais si les sheets of sound et le pur malt apaisèrent le Gitan, Jojo quant à lui, n’étant pourtant pas allergique au cool jazz et au génie des deux Afros, sembla plus agité. Et cette subite fébrilité dont il faisait montre n’échappa pas à son maître qui jeta un œil sur le cadran de sa bassinoire. Dehors, on entendit les moutons manifester à leur tour des signes d’anxiété, trépignant bruyamment contre le sol de la bergerie et bêlant à tue-tête. Et tandis que montait le chœur cacophonique des laineux apeurés, le Border piffa l’air ambiant, flairant une présence malvenue. Il se mit à gémir avant de courir se planquer derrière le canapé, la queue entre les pattes et les oreilles en arrière.

  • Tout doux, mon Jojo ! lui glissa le Gitan en s’approchant de la grande baie vitrée.

Dehors, le “Hareng Saur” venait enfin d’accoster tandis que le vieux iench se liquéfiait, hurlant à la Lune.

En cette fin d’après-midi, la lumière dorée préludant au crépuscule était encore douce, presque palpable. Dans une heure à peine, la veine couchante entre chiens et loups hisserait la panséléne sur son mât de potence, ravivant des souvenirs brûlants.

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