Welcome in Arduinna !

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"Les Boucles de Meuse" à Monthermé était un hôtel-restaurant de la rive gauche, au cœur de la ville, avec vue sur le fleuve et les collines environnantes. La carte y était variée, le rapport qualité-prix attractif. Il y avait, de plus, une aire d'étape aménagée pour camping-car à proximité. Bref : la cantine idéale pour le commandant Bellocq. 

Ce n'était pas le coup de feu ce midi ; seules trois tables étaient occupées. Il y avait ici un vieux couple de randonneurs, un autre couple et leurs trois enfants plongés sur les écrans de leur téléphone portable et deux commerciaux en bras de chemise qui devisaient sur leurs objectifs de vente et leur versement de commissions. À quelques tablées de là, Bellocq et le capitaine Dax s’étaient installés à l’abri des oreilles indiscrètes. Le premier avait opté pour les tripes au vin blanc accompagnées de pommes de terre grenaille sautées, le tout arrosé d'un quart de cabernet, tandis que le second s'était contenté d'une salade de chèvre chaud et d'une carafe d'eau. Le Garrec quant à lui, encore barbouillé, avait décliné l'invitation, préférant rentrer à la brigade et rédiger le rapport d'enquête. 

  • Que pensez-vous de notre affaire ? attaqua d’emblée le commandant, la bouche pleine. 
  • Je ne vous cache pas qu'ici, répondit le gendarme, les affaires de ce genre sont peu courantes. On est plutôt abonné aux cambriolages ou au trafic de stupéfiants. Mais c'est pas la French Connection, croyez-moi ! Et depuis le confinement du printemps, on en était surtout réduit à contrôler les attestations de sortie et les caddies de supermarché. 
  • Vous connaissez la victime ? 
  • Freddy Van Buick est bien connu de nos services : trouble à l’ordre public, violence aggravée... Tout comme Sergio, l’ainé de la fratrie. Ici, tout le monde en a peur. Je peux vous dire que les ennemis potentiels ne manquent pas. 
  • Ce bon vieux Freddy portait de nombreuses traces de morsures, rebondit Bellocq en soufflant sur ses patates chaudes. Il peut s’agir d'un loup non ? Il y en a dans la région, si je ne m’abuse. 
  • Ils sont plutôt rares par chez nous. Néanmoins, un groupe de trois loups aurait été observé, il y a quelques temps, par des bûcherons, entre Fumay et Revin. C'est à vingt kilomètres de là. Il est possible que certains aient pu s'aventurer jusqu'ici, venant de Belgique. De mémoire, on y a recensé deux sous-espèces : un loup gris et un loup de souche italienne. Mais aucun signe de prédation n'a jamais été signalé. 
  • Un sanglier alors ?! 
  • C'est peu probable à moins que l'animal ne soit blessé, qu'il se sente acculé ou qu'il veuille protéger ses petits. Le sanglier est plutôt craintif en général. Au pire, il charge, percute sa proie puis l'abandonne. Mais il ne s'acharne pas de la sorte. 
  • On peut d'ores et déjà écarter la piste Woinic, s'esclaffa Bellocq. 
  • Je crois. D'autant qu'à l'heure des faits, rebondit Dax, des automobilistes l'auraient aperçu sur l'A34, solidement boulonné sur son piédestal. 
  • Un alibi en béton, en somme ! 

Woinic le sanglier, au cas où tu l'ignorerais, était un mastodonte de cinquante tonnes de métal érigé par le Conseil Général sur une aire d'autoroute, entre Reims et Charleville. Une abomination qui faisait la fierté des Ardennais depuis 2008.

  • Et puis vous semblez oublier un détail et pas des moindres, reprit le capitaine plus sérieusement : la voiture incendiée sur le parking. 
  • Effectivement. Je ne connais pas d'animal, aussi futé soit-il, qui mettrait le feu à une bagnole pour effacer des indices. À considérer que c'est bien la voiture de la victime, et qu'elle n'ait pas été incendiée par des vandales qui ignoraient tout du drame. 

Le commandant, repu, s'étira en arrière sur sa chaise et fit signe à la serveuse pour lui annoncer la fin des hostilités. Il n'avait cessé d'observer les allées et venues de la demoiselle durant le service. Elle ne semblait pas être du métier, naviguant perdue entre les tables, voyageant à vide et oubliant toujours une commande ou une carafe d'eau. Confuse, elle avait le regard éteint et la politesse mécanique mais dégageait malgré tout une sensualité généreuse et agressive qui ne le laissa pas indifférent : des escarpins à talons aiguilles, une minijupe en cuir bien trop près du corps, l'abat-jour au ras de l'ampoule et un bustier noir à dentelle sous lequel pointaient d'énormes seins lourds. Assumant ses rondeurs, sortie tout droit d’un Russ Meyer, elle était coiffée de surcroit d’une impressionnante choucroute blond platine ; un édifice capillaire maintenu par une dizaine d’épingles à chignon et par une tonne de laque qui à elle seule devait être au moins responsable de 5 % du trou de la couche d’ozone.

  • Vous dèsirez aut'chose ? Un déssért ? Un cafè ? demanda-t-elle en débarrassant les assiettes. 
  • Rien pour moi, répondit le capitaine. 
  • Un café, l'addition ! réclama Bellocq. Vous auriez le journal, ma belle ? 
  • Y a bin l’Union-L’Ardeunné qui doit trainer quelque part. Je vous raméne ço

Bellocq accompagna du regard la serveuse qui repartait en cuisine, puis se tourna vers Dax : 

  • Y a plus qu'à attendre les rapports d'expertise. La famille du défunt a-t-elle été prévenue ? 
  • Je comptais envoyer Le Garrec cet après-midi. 
  • Permettez-moi de l'accompagner ! J'ai rien de mieux à faire pour le moment.

***

La Mégane de la gendarmerie, après quatre kilomètres de départementale, avait emprunté un chemin dans les bois qu'on pouvait facilement louper si on n'y prêtait pas attention. Seule une boîte aux lettres défoncée, en bordure de route, indiquait la présence d'une habitation proche. Le véhicule fit encore cinquante mètres dans les ornières, roulant au pas et prenant garde de ne pas accrocher une souche sous la caisse, avant d'arriver dans une grande clairière. C'est là que se trouvait la maison des Van Buick, un ancien corps de ferme peu accueillant entouré d'une décharge de ferraille. Deux cerbères solidement attachés à leur niche veillaient sur la bâtisse ; les molosses se mirent à montrer les crocs et tirer sur leur chaîne à l'approche du véhicule. 

Un gamin, sorti de nulle part, courut à la rencontre des policiers et se mit à caillasser la voiture. 

  • Putain, il est pas vrai ce gosse, jura Bellocq en remontant la vitre. 

Échappé de la cour des miracles avec sa gueule de papier mâché, le garçon devait avoir une dizaine d'années : maigre comme un clou, la boule à Z, les oreilles décollées, la lippe baveuse et le menton prognathe. 

L'adjudant Le Garrec pila d'un coup sec et bondit hors du véhicule pour lui ordonner d'arrêter. Le gamin lâcha ses munitions et détala à toutes jambes pour se réfugier dans la maison. Les policiers lui emboîtèrent le pas jusqu'à la porte d'entrée restée entrouverte. 

  • Police ! Y a quelqu'un ? demanda Bellocq en poussant la lourde. 

L'intérieur de la baraque était un sacré capharnaüm : une pièce à vivre aux murs suintant avec un coin cuisine où mijotait une cocote sur le gaz. De la vaisselle sale stagnait dans l’évier depuis un certain temps déjà, à en juger par l’état de moisissure avancée qui croupissait au fond des assiettes. La table était recouverte de cadavres de bouteilles ; ça sentait la merde et la pisse de chat. Une pléthore de blaireaux et de renards empaillés trônaient sur un bahut en chêne, prenant la pose sur des rondins de bois. Les murs n'étaient pas en reste, ornés de têtes de cerfs et de sangliers menaçants. Au milieu des immondices qui jonchaient le plancher vermoulu, quelques poules s'affairaient, à la recherche, sans doute, de restants de nourriture. L'enfant, quant à lui, ne semblait plus prêter attention aux policiers, Il s’était sagement installé sur le canapé craspec, côté salon, et contemplait un porno gonzo germanique sur l’écran de la télévision. Il y avait d'ailleurs toute une collection de VHS classées X qui prenait la poussière sur le magnéto.

  • Ta maman est là ? demanda Le Garrec en se calfeutrant les narines sous un mouchoir, incommodé par l’odeur
  • Chut ! Lui ordonna le commandant. 

Les deux flics tendirent l'oreille, intrigués. Il semblait y avoir de l’agitation et du mouvement dans la pièce d’à côté. 

  • Madame Van Buick ? insista Bellocq en haussant la voix. 

Après quelques instants, les bruits se turent et la porte au fond du salon s’ouvrit enfin. Une vieille dame apparut. C'était un sac d'os au teint rougeaud, aux cheveux cassants poivre et sel. Elle portait une blouse imprimée à moitié déboutonnée qui offrait le spectacle de ses seins flétris, balafrés de vergetures et tombant comme des oreilles d’épagneul. On aurait dit un zombie tant elle avait le geste lent, carburant sans doute au mélange d’alcool et d'anxiolytiques. Elle était suivie d'un grand brun voûté bien plus jeune qu'elle, barbu comme un moujik, sale comme un peigne et gaulé comme un bec de gaz. Il tentait tant bien que mal de remettre les pans de sa chemise dans son pantalon. 

  • Qu'est-ce que vous voulez ? balbutia la cacochyme, surprise de voir les policiers dans la maison. 
  • Madame Van Buick, nous vous apportons une bien triste nouvelle, annonça Le Garrec. Il s’agit de Freddy. 
  • Qu’est-ce qu’il a co’ fait, ce klootzak
  • Il est mort, j'en ai bien peur. Son corps a été retrouvé ce matin dans les bois. 
  • Mort ?... Mais comment ? tomba-t-elle des nues. 
  • Nous ignorons pour le moment les circonstances exactes du décès, précisa-t-il.

La vieille regarda alors les policiers, interdite. Quelques secondes passèrent, silencieuses, avant qu'elle ne réalise enfin et s'effondre aux pieds du grand cradingue. 

  • Mon bébé ! s'égosilla-t-elle à genou sur le sol. Freddy, mon bébé ! 
  • Sincères condoléances, marmonna l'adjudant. 

Le gamin, lui, ne semblait nullement touché par la nouvelle, toujours obnubilé par l'écran de télé et les prouesses acrobatiques d'une saillie bavaroise. Il avait sorti son bazar pour un cinq contre un et s'apprêtait à faire sauter la cervelle à Kojak. 

  • Madame, vous pourriez demander à votre fils d'arrêter, ordonna le gendarme. 

Mais la daronne n'entendait plus rien, engloutie dans son chagrin.

  • Vous êtes de la famille ? demanda Bellocq au grand échalas qui l'accompagnait et qui n'avait pour l'instant pipé mot. 

Le barbouillé fixait le Gitan et à en juger par son regard dénué d'expression, ne comprenait toujours pas ce que la police faisait là. Le gaillard semblait avoir le cerveau noyé dans du jus de navet. 

  • C'est Jimmy Van Buick, le cadet, l'informa l'adjudant. 
  • Bonjour Jimmy. Ton frère Sergio est là ? lui demanda le commandant, tentant de nouer le dialogue. 
  • Sergio pas là... Sergio parti chercher tabac, répondit enfin Jimmy. 

Le demeuré parlait comme un de ces chefs indiens d'un vieux western de la Paramount. 

  • Son frère est sûrement parti en Belgique. La frontière n'est qu'à quelques kilomètres, traduisit Le Garrec. 

Il est vrai qu'ici, les visages pâles passaient le Rio Grande, pour se ravitailler en cartouches de cibiches et en foin à rouler. C’était l’évasion fiscale à la portée de tous. 

  • Freddy, pas là non plus, ajouta Grand-Putois-des-Hautes-Plaines.
  • Freddy est mort, Jimmy. Tu comprends ? lui dit Le Garrec. Il ne reviendra pas. 
  • Nan. Freddy pas mort. Freddy parti chercher sa fiancée hier soir, déclara-t-il. 
  • Quoi ?! Qu'est-ce que tu as dit ? s'exclama Bellocq. 
  • Hou je mond, je idioot ! ordonna soudain la vieille en flamiche. 

Jimmy baissa la tête, confus, tandis que sa mère se releva péniblement pour lui asséner une claque derrière la nuque. 

  • N'écoutez pas ce qu'il raconte, vous voyez bien qu'il n'a pas toute sa tête. Il vaudrait mieux partir maintenant, messieurs, avant que Sergio ne revienne, conseilla-t-elle aux deux policiers. Il ne serait pas content de vous voir ici. 
  • Nous ne vous dérangeons pas plus longtemps, la rassura Bellocq. Ce n'était qu'une visite de courtoisie. Vous venez, Le Garrec ? 

Les deux policiers prirent congé, ne boudant pas leur plaisir de retourner vers la civilisation. 

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