Le prévot (1/5)

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La plaidoirie de Saalyn n'est pas une accumulation de faits mais elle suit un plan précis de façon à mener au coupable de façon sure. J'ai découpé ce chapitre en morceaux que je diffuserai au rythme de un par semaine afin que vous puissiez chercher les réponses par vous-même avant que Saalyn ne donne la réponse. Tout figure dans les chapitres précédents, n'hésitez pas à vous y reporter.

***

Le prévôt arriva pendant la nuit. Je n’entendis rien, aucun grincement de roues ni de clopinement de cheval. Mais au matin, notre hôte nous l’annonça. Je décidais de faire un tour du côté de l’hôtel de ville afin de savoir ce qu’il en était. Vu les enjeux, j’avais choisi d’offrir de moi une image de femme sûre d’elle. Un chemisier cintré que je ne boutonnai pas jusqu’en haut, un pantalon de cuir serré sans être moulant et des bottines. J’ajoutais un maquillage léger, je n’étais pas de ces stoltzint qui pouvaient s’en passer en modifiant localement la couleur de leur peau. Muy, qui en était capable, m’avait avoué qu’elle-même ne recourait pas souvent à cet artifice tant il demandait une concentration de tous les instants. Ma pentarque avait choisi une de ces robes d’été qui la rendait à la fois si désirable et si innocente. Elle renforçait ainsi son côté adolescent. Nous avions l’air d’un maître accompagné de son apprentie. Et je pense que c’était le but recherché. Comme les villageois l’avaient vue en action, par contrecoup cela augmentait mon aura : si un simple disciple pouvait accomplir de telles prouesses, de quoi son instructeur pouvait-il être capable ?

Un calsihon avant le cinquième monsihon, Jared vint nous chercher. Son regard s’attarda un moment sur Muy, sur sa silhouette à la fois trop et trop peu dévoilée. Le pauvre, face à une experte comme elle, il n’aurait aucune chance. Le pauvre ? L’éclair qui brilla dans l’œil de ma pentarque me mit la puce à l’oreille. Elle était ressortie hier soir pour prendre l’air. Je n’aurai pas été surprise qu’elle se soit un moment égarée dans les bras de notre beau guide. En fait non, j’en étais parfaitement sûre. Je lui posais mentalement la question, elle me répondit que c’était le genre de frasque qu’on attendait d’un apprenti et qu’elle se devait de jouer son rôle jusqu’au bout. Mais nous savions, elle et moi, qu’elle n’avait pas un tel sens du sacrifice.

— Le prévôt est d’accord pour le rendez-vous, annonça Jared après les salutations d’usage.

— Il viendra ici ? demandai-je.

— Non, il vous attend à l’hôtel de ville.

Je m’y attendais. Un notable n’allait certainement pas se déplacer pour deux étrangers. Et a fortiori pour des femmes. J’avais eu de la chance de naître en Helaria qui ne faisait pas de différence entre les sexes – même notre langue ne le comportait pas de genre – mais le reste du monde était loin d’être égalitaire. Et la Diacara n’était pas la pire.

— Nous vous suivons, dis-je.

Nous emboîtâmes le pas au jeune paysan qui nous guida jusqu’à l’hôtel de ville. Dans un village aussi petit, ce n’était qu’un grand hangar qui servait un peu à tout en fonction des besoins. Il portait ce nom parce que c’est là que le prévôt officiait quand il était présent. Mais on aurait pu l’appeler salle des fêtes, salle de mariage, voire silo à blé lorsque qu’il recevait les sacs de céréales le temps que les commerçants viennent les chercher pour les revendre en ville.

Pour la venue du notable, les villageois avaient tiré une grande table et disposé plusieurs chaises de façon à créer une sorte de salle d’audience. Le prévôt était encore debout, il discutait avec quelques notables. Contrairement à ceux, sédentaires, qui officiaient en ville qui finissaient par devenir ventripotent, ceux de la campagne, toujours à courir par monts et par vaux arrivaient à garder une silhouette élancée. Après tous ces villageois râblés aux muscles noueux, courbé par le travail des champs, voir un homme svelte au corps droit et au port altier me fit de l’effet. Quand nous entrâmes, il tourna la tête vers nous. Le coup d’œil appréciateur qu’il lança dans ma direction me montra que je ne lui étais pas indifférente. Puis son regard se posa sur Muy. Pendant un moment, il ne réagit pas. Soudain, il se figea. Il ne la quitta plus des yeux jusqu’à ce que nous arrivâmes à son niveau. Sa réaction me surprit. D’accord elle était sublime dans sa petite robe d’été. Mais en temps normal, étant plus grande, plus voluptueuse, plus athlétique, j’attirais plus les regards qu’elle. Là, il paraissait subjugué.

Le prévôt me salua d’un signe de tête. Puis il s’inclina devant Muy.

« Veuillez recevoir mes hommages, Votre Altesse.

— Votre Altesse ? releva-t-elle. »

Elle me lança un regard intrigué. Comment avait-il pu savoir ?

« Flatteur, répondit-elle, je ne suis reine de rien, d’aucun royaume.

— Vous souhaitez voyager incognito. Je respecterai ce choix. Mais il aurait mieux valu que vous ne portiez pas les insignes de la royauté. »

Les insignes ! Quels insignes ? Elle n’avait sur elle qu’une robe, son bracelet d’identité et une bague. Peut-être savait-il lire les bracelets. Cela n’aurait rien eu d’étonnant, vu que la Diacara et l’Helaria résultaient toutes deux de la destruction du Vornix et de la fuite de ses habitants. Nous partagions des éléments de culture en commun. Mais dans l’empire cette écriture à base de perle était tombée en désuétude depuis des siècles – il faut dire qu’elle était peu pratique – et bien peu savaient encore la lire. De toute façon, il ne regardait pas le poignet gauche, mais la main droite de Muy. Elle avait sa bague de pentarque à l’annulaire. Il l’avait peut-être reconnue, mais encore aurait-il fallu qu’il sache que la Pentarchie existât, royaume insignifiant en marge de la civilisation.

Toujours est-il que pendant le reste de notre entrevue, il ne fut que déférence à l’égard de Muy.

Les villageois que j’avais convoqués ne tardèrent pas à arriver, certains d’eux-mêmes ; d’autres, plus récalcitrants, escortés entre deux soldats de la prévôté. Quelques villageois désœuvrés vinrent également se mêler au public pour assister au spectacle.

Juste avant de rejoindre sa place, le prévôt s’adressa à moi une dernière fois.

— Soyez convaincante, me dit-il. C’est un meurtre que nous jugeons. Un tel crime ne peut pas rester impuni. Mais nous ne pouvons pas punir un innocent pour autant.

— Ne vous inquiétez pas. Je n’ai pas de preuves, mais un faisceau d’indice concordant.

Il invita Muy à prendre place à côté de lui. Je me retrouvais seule au centre de la scène, les officiels d’un côté, les paysans de l’autre et devant moi, le petit groupe que j’avais convoqué. J’avais le trac. Je m’étais dit que ce serait comme quand je chantais face à une salle, qu’il passerait au bout d’un instant. Mais il y avait une différence : j’adorai chanter, je consacrais le moindre moment libre à composer, ou à écrire des paroles. J’étais impatiente à l’idée de les présenter au public. Aujourd’hui, c’était différent. J’allais condamner quelqu’un. À la fin de mon exposé, il allait être privé de sa liberté, voire de sa vie. Je mis longtemps avant de me lancer.

« Monsieur le prévôt, commençais-je, je suis venue aujourd’hui vous présenter le résultat de mon enquête sur le meurtre d’une pauvre femme, une mendiante qui vivait dans une maison un peu à l’écart de la ville. Une femme âgée qui se nommait Tranisanar. Cette enquête m’a donné la nausée. Parce que toute cette histoire est sordide. Sordide pour la façon dont le village a traité cette pauvre femme, sordide pour la façon dont certains ont préféré la priver des quelques années de vie qui lui restait plutôt que de lui venir en aide, sordide pour la façon dont le criminel a tenté de masquer son crime en faisant accuser deux honnêtes voyageuses.

Le meurtre de Tranisanar est d’autant plus odieux qu’il concerne une femme handicapée, incapable de se déplacer seule, totalement dépendante de son entourage. Je me suis demandé ce qui avait pu la mettre dans cet état vu que nous autres stoltzt nous guérissons de tout. J’ai appris par la suite que c’était une maladie. Très jeune, ses jambes se sont paralysées puis elle a été incapable de marcher. À huit ans, elle a pris place sur cette chaise à roulette qu’elle n’a plus jamais quittée pour le reste de sa vie. Nous avons donc là une femme qui n’est jamais sortie de sa maison. Qui n’a jamais vu ce qui existe au-delà de la colline qui borde son horizon.

— Nous connaissions Tranar, intervint le prévôt. Enfin, ses concitoyens la connaissaient. Est-il important de préciser ce point ?

— Il est fondamental. De lui découle tout ce qui va suivre, expliquai-je. Quand je me suis rendue sur les lieux du crime, la première chose qui m’a interpellée c’est la maison. Une maison qui souffrait d’un manque flagrant d’entretien. Mais elle était grande, et quelques dizaines d’années plus tôt elle avait dû être belle. Une grande maison, cœur d’une ferme de grande taille. Le fait que je n’y aie vu aucune dépendance autour indiquait que ces dernières étaient dispersées sur un immense terrain. C’est là le premier point qui m’a choqué.

— En quoi est-ce choquant ? demanda le prévôt. Elle vivait sur les terres d’un riche fermier, c’est tout.

— Non, ce n’est pas tout, repris-je. Parce Tranar ne vivait pas sur les terres d’un riche fermier. Elle vivait sur ses terres. Elle était propriétaire de la maison et des terrains qui l’entouraient.

— Mais dans ce cas, pourquoi a-t-elle vécu de la charité du village ?

— C’est là que ça devient sordide. À cause de son handicap, elle n’a jamais pu sortir de chez elle. Elle ignorait donc l’étendue et la nature de ses biens. Les documents que j’ai trouvés dans sa maison montraient qu’elle comptait les revenus en céréales d’un sixième de longe carrée. Une telle quantité est insuffisante pour vivre. Surtout que le paysan qui cultivait ce champ à sa place prenait sa part d’un sixième. Pour survivre, il lui fallait donc une autre source de revenus. À sa mort, Tranar était une vieille femme. Mais elle a été jeune autrefois. Et belle. Voyez-vous où je veux en venir ?

L’officier impérial hocha la tête.

***

Saalyn va maintenant décrire le mode de vie de Tranisanar.
- Comment vivait-elle quand elle était jeune ?
- Comment a-t-elle assuré sa subsistance une fois vieille ?
- Pourquoi n'a-t-elle pas exploité ses terrains ?

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