Le théâtre du quotidien
de Annick
Sous son éclat métallique ou sa froideur mate, l'évier rassemble, chaque jour, des acteurs bruyants qui s’agitent et se bousculent. Il y a dans ce ballet quotidien un rituel presque sacré. Les ustensiles de ménage, ouvriers de l'ombre, mènent des batailles sans merci contre la saleté. A travers eux, s'articulent les rouages de la propreté où le désordre devient harmonie. Cet humble bac de céramique, d’inox, de résine, se révèle être un microcosme de l’existence ordinaire où chaque acte raconte une histoire d'effacement et de recommencement.
Le robinet, ce colosse immobile au cou de métal poli, est le maître du flot. Il détient le pouvoir absolu sur l’écoulement de l’eau, capable de faire naître des torrents ou des filets ténus. Il incarne l’autorité discrète qui régule la force du jet, le chaud, le froid, le glacé. Il est source de vie.
Gorgée de liquide, l'éponge gît sur le bord du bassin, comme sa sœur, oubliée sur la plage. Elle est à la fois molle et lourde. Chaque pression sur son corps devient une scène de sacrifice où elle recrache une substance grise. Sa vie est un cycle de résilience, une oscillation entre la saturation et le vide.
Le liquide vaisselle est un alchimiste. Il se tient là, dans son flacon transparent, reflet d’émeraude ou d'ambre, prêt à libérer sa tempête de bulles et son odeur d'agrumes trop propre pour être honnête. Dans une constellation aérienne, il purifie, laissant derrière lui, sur chaque couvert et récipient, une clarté mouvante, avec la certitude du devoir accompli.
Les couverts, les verres, les assiettes, les casseroles et les poêles sont les héros de la table.
Les couteaux, les fourchettes, guerriers fatigués, se reposent au fond de l’évier, entassés, leurs lames et leurs dents mêlées comme des épées cédées à l'ennemi. Les vagues les enveloppent, les font chanter doucement dans un cliquetis cristallin, une symphonie de métal et d’eau. Et chaque goutte qui glisse sur eux est un baume. Ils sont prêts à briller de nouveau, Chevalier de la Table ronde, sur une nappe immaculée.
Les verres se dressent, fiers et cassants, marqués encore par les lèvres qui les ont effleurés, par les doigts qui les ont tenus. Ces traces éphémères sont autant de baisers volés. L'eau, sur leur surface transparente, poursuit sa course fluide avant de disparaître dans l’abîme de l’évier. Le regard froid, ils observent le monde à travers leur tour limpide.
Les assiettes sont les grandes toiles de cette scène domestique. Leur surface raconte des histoires, évoque des paysages où les sauces et les aliments figés dessinent des formes abstraites, des plaines et les reliefs du dernier repas. Les couches de gras ou de sauce solidifiées deviennent les témoins muets d’un festin qui a laissé son empreinte. Mais cette peinture culinaire est éphémère : le liquide vaisselle et l’éponge viendront bientôt effacer le souvenir même de ces saveurs, de ces fumets. C'est alors qu'elles seront prêtes pour de nouvelles aventures gustatives.
Les casseroles et les poêles, poisseuses, encore fumantes comme des cratères en activité, dans un grésillement de fin du monde, s'éteignent dans le froid du grand bac. Le décrassage énergique, sous le crin du grattoir, commence. Lentement, elles retrouvent leur éclat : leur ventre de métal, lisse et poli, renaît sous le néon.
Au fond de l’évier, un vortex insatiable. Sur la grille, les miettes, les résidus, les vestiges de la veille se rassemblent en un amas innommable, vite nettoyé. L'eau noire coule vers l’égout, attirée par un tourbillon hypnotique. La bouche avale tout dans un bruit de gosier. Le siphon hoquète un court moment avant d'éructer, pleinement rassasié. Ainsi, tout est lavé, purifié.
Dans le silence, se profile le prochain acte de la comédie de l’ordinaire.
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Remue-ménage. | Chapitre | 47 messages | 2 mois |
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