Pénélope.

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J’évite de m’empêtrer dans la charité d’autres sauveurs. Je me méfie de leur bonté de façade.

Je me trimballe toujours chaos sur pattes, désastre ambulant, mais je n’attends plus de consolation. J’apprends à renfouir mes plaies à l’intérieur pour ne pas les laisser en pâture aux mouches. Laissez ma détresse tranquille, c’est une affaire entre moi et moi.

J’ai fait connaissance avec tant d’illustres inconnus, leur ai permis de me caramboler le destin encore et encore, mais je n’ai jamais pris le temps de me découvrir, moi. J’organise un rendez-vous galant d’un nouveau genre, dîner en tête à tête avec moi-même, restau chic, faites péter le champagne, ce soir je me fais l’amour.

J’arrive pile en même temps que moi, nous prenons place. Je nous fais disposer une table pour deux, comme ça, quand j’ai fini de me parler, je peux m’installer dans la chaise d’en face pour me renvoyer la balle.

– Enchanté, comment allez-vous ?

– On ne peut mieux, et vous ?

– Impeccable, vous prendrez du vin ?

– Volontiers, c’est mon préféré.

– Non ! C’est fou, moi aussi c’est mon préféré. Quel heureux hasard. Désolé pour le retard, c’est le métro, vous savez…

– Vous êtes tout pardonné, j’ai aussi eu un problème de métro en venant ici…

– Curieux ! Nous étions peut-être dans la même rame !

– Ha ! Ha ! Ha ! Ha !

– Dans le même compartiment !

– Ha ! Ha ! Ha ! Ha !

– Sur le même siège !

– Ha ! Ha ! Ha ! Ha !

– Dans le même corps !

– Ha ! Ha…

Le rire s’essoufle ; il boit son verre de vin cul-sec, s’étouffe en le reposant.

Une dame s’est installée en face de moi. Visiblement, mon manège l’amuse, et elle vient remettre un sou dans la machine. J’essaie de lui faire comprendre qu’on ne s’immisce pas comme ça dans les conversations schizophrènes des gens. Elle ne veut rien entendre, questionne à son tour, m’asticote, piquée à vif. Qu’est-ce que c’est que cette mise en scène ? – Je me parle, rien de plus. – Pourquoi ? – J’avais envie de rencontrer quelqu’un. – Et qui ? – Moi. – Ah bon ! Et donc, qui es-tu ?

Sourire énigmatique, ongles griffus, long manteau de plumes : une sphinge, voilà ce qu’elle est. Ses paroles retorses, tracées à rebours comme des devinettes ; je sais qu’elle me dévorera si je réponds de travers. Paradoxalement, j’ai d’autant plus confiance en elle qu’elle me fait peur. Elle me veut du mal, mais c’est un mal qui me fait du bien, qui cherche à cerner mes contours.

Elle me paye l’addition, nous réserve une suite dans l’hôtel attenant au restaurant, signe Pénélope. Nous montons. En entrant, Pénélope se tait, me laisse prendre possession des lieux, puis reprend l’interrogatoire. À ton avis, à qui est cette chambre ? – Elle est à moi, enfin, à moi juste pour cette nuit, mais demain elle sera à quelqu’un d’autre. – D’accord, mais, dans l’absolu, à qui est-elle ? – À personne, à tout le monde… je sais pas vraiment. – Et toi ? Qui es-tu ? – Qui je suis ? Dans l’absolu, personne, tout le monde… je ne sais pas non plus. – Et juste pour cette nuit ? – Juste pour cette nuit, je suis… je suis dans un hôtel, avec vous. Je rougis, je bredouille, je ne vois pas où elle veut en venir avec ses syllogismes socratiques à la con, mes pensées déraillent, son sourire s’élargit de plus en plus.

J’ai perdu au jeu de la sphinge, elle se penche sur moi, toutes dents dehors, et me mange.

La nuit est avancée, je me faufile dans la salle de bains. Miroir. Je peine à me reconnaître. Quel équarrissage ! Pénélope m’a réduit en charpie. Je me palpe. C’est suspect : ma peau semble lâche, mobile, elle flotte comme une tunique trop leste. Il suffirait de dénouer, là, et… Je me tombe des épaules. Par terre, mon visage. À nouveau le miroir. Je vois ma chair intérieure, derrière le dépeçage. Sur moi, les cuisses de Marie – les hanches de Violette – le truc de Machine – le regard de Moïse – le pelage de Noé – la poitrine de Paule – le sexe de cette fille – l’aura d’Eloi – les bras de Gilles – le sourire de Pénélope. Amalgame composite, chimère aberrante. Je porte les stigmates des dix coups d’un soir ; dans mon reflet défilent les dix soirs d’un coup.

Fracas. J’ai tant pressé les mains sur le miroir qu’il a volé en éclats. Les morceaux me renvoient une image tordue, monstrueuse. L’énigme ! C’est ça ! À qui peut bien être cette chambre d’hôtel, dans l’absolu ? À rien ni personne… Mais cette nuit, cette chambre est celle qui a vu passer les résidents l’un après l’autre, chacun laissant son éraflure, jusqu’à la mienne.

Cette nuit, je suis la somme de tous ceux que j’ai été, du mari imaginaire jusqu’au briseur de miroir.

J’ai cru qu’en m’affrontant, seul à seul avec ma conscience, je saurais me regagner comme une terre ferme — mais c’est seulement dans la relation aux autres que je peux me définir. Je suis un homme, et ça, je ne le sais que parce que je me sens et me revendique plus homme que d’autres qui se revendiquent plus femmes. Les genres ne sont pas vraiment des catégories figées, ni un spectre totalement fluide : ils sont deux pôles électriques, ils s’entre-déterminent dynamiquement, par contraste, par opposition. Ils s’aimantent. J’apprends qui je suis en faisant l’expérience de qui je ne suis pas parmi les autres humains.

J’ai cru que mon voyage n’était que les suites d’une longue débandade, la première débâcle a rompu les repères, m’a laissé à virevolter sans destination, à m’enfoncer dans la débauche et le pire en pire — mais je suis allé là où je devais. Au lieu de bander la cicatrice initiale, j’ai voulu me blesser, encore et encore, me passer à la moulinette, pour faire de moi une pâte souple qu’on peut pétrir sans risquer de plus rien casser. Passé au tamis de dix rencontres, la vie ne me fait plus peur. Je peux arrêter d’envier qui j’aurais été si les choses s’étaient mieux passées, dès le début. Je peux arrêter de me punir, et commencer à me soigner.

J’ai cru que mon voyage n’était qu’une parenthèse, qu’une excursion hors de moi-même, hors de ce dans quoi je me reconnaissais — mais je suis mon voyage. J’ai dérivé de qui je croyais devoir devenir, mais pas un instant je n’ai cessé d’être. Il est temps que je me récapitule, il est temps que je me réaligne. Toute la trame de ce que j’ai traversé m’apparaît confusément. Il faut que j’apprenne à me dire, comme j’ai appris à dire les autres. Le réel est plein de lacunes, il faudra que j’exagère, que j’utilise des grosses ficelles pour racommoder le tout en quelque chose qui tienne. Fil après fil, je mentirai ma vérité.

De retour près du lit, j’enfile ma veste. Pénélope m’arrête, m’écrit son numéro sur la main. Peut-être qu’après tous ces coups d’un soir, je pourrais enfin m’autoriser un coup de plusieurs soirs ?

Je sors de l’hôtel. Je cours. J’ai l’impression de rentrer à la maison après une longue absence, ou de remettre la main sur un trésor perdu depuis l’enfance.

Quand j’arrive, le numéro de Pénélope s’est effacé. Je souris.

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