Estienne Grandiose marchait la tête haute, et à vive allure car après tout, le destin du monde reposait sur lui. Chaque seconde perdue se traduisait dans son esprit, par un massacre orchestré sous le commandement de Dieu seul sait quelle engeance. Il regrettait pourtant de s'être si vite lancé, en effet, le destin voulut qu'il amorce sa quête en plein milieu du mois de décembre. Le froid s'immisçait sans peine à travers les fibres de son pull-over, et en dépit de tous les efforts fournis pour paraître insensible, il frissonnait.

• Sans doute est-ce là le fait d'un mage, qui, pour ralentir mon avancée, a conjuré ce froid polaire !

Un individu malavisé se serait demandé pourquoi, alors qu'à seulement quelques mètres, se trouvait le foyer qu'il venait de quitter, notre héros n'allait pas s'habiller plus chaudement. Surtout que, suspendu à côté de l'âtre, l'attendait un manteau en laine fort bien venu. Et bien, deux raisons à cela, la première étant, comme on l'a dit, qu'il n'avait pas une minute à perdre. La seconde concernait son orgueil et sa folie, car convaincu d'être victime d'un sortilège, il lui sembla lâche de faire demi-tour.

• Ooooh cruel dilemne que celui du héros, qui sans cesse doit braver les dangers, parfois même au prix de sa propre vie ! Mais le temps des doutes n'est pas encore venu.

Enhardi par ce discours entre autres réflexions du même genre, Grandiose se mit à courir, s'imaginant que la pierre ramassé plus tôt le conduirait au mage responsable de son état. Et, comme l'effort le réchauffait, il était persuadé d'être sur la bonne voie. Pendant sa course, il croisa un jeune couple en promenade, un vieil homme et son chien, ainsi qu'une femme d'âge mûr qui cherchait son chemin. Il s'adressa à elle en ces termes :

• Madame, le magasin que vous cherchez se trouve à quelques rues d'ici, dans cette direction. Mais prenez garde, car j'y sens la présence d'un mal profond ! Comme vous avez déjà dû vous en rendre compte, grâce au halo lumineux qui m'entoure, je suis l'enfant du destin. Cependant, je ne peux prédire l'issue de ce combat, qui risque fort de faire trembler les royaumes fragmentés. Je vous le redis donc, faites attention. N'essayez pas d'intervenir ou d'observer l'affrontement, comme le font malheureusement trop souvent les gens ordinaires avant de perdre la vie.

Puis il prit congé, satisfait, pendant que la femme dévisageait ce qu'elle considérait être un sacré énergumène. Déjà, elle partageait cette rencontre sur les réseaux sociaux. Lorsqu'Etienne Grandiose franchit, en nage, les portes coulissantes du supermarché, il fut assailli par un déluge de couleurs et de lumières. En effet, les fêtes de fin d'année approchant, l'établissement s'était vêtu de ses atours les plus tape à l'œil. Du sol au plafond, on ne voyait que guirlandes multicolores, sapins touffus, et ampoules diverses, le décor s'accompagnait de chansons légères et amusantes. Mais ce spectacle ne plut guère à notre héros, convaincu de devoir faire face à un nouveau maléfice.

• C'est sûr, chuchota-t-il. Le mage n'est pas loin.

Ces clochettes, ces couleurs, et ces confiseries devaient le détourner de son objectif. L'ennemi dissimulait habilement sa présence, un vrai caméléon. Sans doute profiterait-il du moindre moment d'inattention pour porter le coup fatal. Après tout, il n'était pas exclu que le mage puisse, par un quelconque enchantement, le localiser ; la divination demeurait chose commune chez les adeptes des anciennes pratiques. Un élément vint renforcer cette théorie, depuis son entrée dans le magasin, il ne cessait de tomber sur des coffrets de chocolats. Comment le mage pouvait-il connaître l'un de ses plus grands points faibles, si ce ne fut grâce à un subterfuge magique ?

• Ta félonie ne durera pas, car je sais comment te trouver !

Chacune de ses interventions attirait l'attention des consommateurs. Certains, mal à l'aise, s'éloignèrent de peur qu'un incident se produise. D'autres souriaient devant ce comportement singulier. Grandiose, lui, saisit précautionneusement le caillou conservé dans sa poche. Il avançait, lentement, comme si l'objet lui indiquait la marche à suivre.

• Te voilà ! Tu ne t'échapperas pas, canaille. Je sais que tu travailles pour l'Archidémon !

Devant lui s'était matérialisé le sorcier, en chair et en os. Une énorme barbe blanche dissimulait une partie de son visage et un chapeau, typique de sa profession, achevait de le rendre mystérieux. Son manteau et son pantalon rouge vif flottaient grossièrement, sans doute cachait-il moult instruments infernaux sous ces habits. Grandiose était sur le point d'approcher son mortel adversaire quand, horreur, un enfant vraisemblablement envoûté, s'assit aux côtés de la calamité. Les parents, pourtant témoins, ne bougeaient pas. Pire, ils souriaient bêtement !

• Une prise d'otage ? Je n'en attendais pas moins de toi, disciple de Strahd von Zarovich, serviteur de L'archidémon ! Ne crois pas t'être protégé de mon courroux !

Faisant fi des risques, Grandiose s'élança avec rage. Il comptait détourner l'attention du mage, afin que l'enfant puisse s'échapper. Ensuite, il retournerait le pouvoir maudit de la pierre contre lui, comme Harry Potter lors de son combat contre Voldemort.

• Quelle ironie, le pouvoir de ton maître constituera ton tombeau, sorcier !

Un chariot, rempli à ras bord, frappa si bien notre héros, qu'il fut projeté à plusieurs mètres de distance avant de s'écraser au sol. Il n'avait rien vu venir et peinait à se relever.

• Pardon Monsieur ! Vous allez bien ? demanda un homme stupéfait. Je suis si maladroit, je ne vous ai vraiment pas vu..
• J... Je vais bien, ce doit être le mage. Il a contrôlé votre esprit pour m'atteindre.

D'abord perplexe, l'homme se mit à penser que le choc avait dû être grave, pour pousser le malheureux à proférer pareilles balivernes.

• Vous êtes sûr que vous n'avez pas besoin d'aide ? insista-t-il, inquiet.
• Certain ! Je ne peux me reposer tant qu'il existera sur cette terre, de si vils individus !

Mais Grandiose constata que le mage s'était volatilisé. Il balaya les alentours du regard, l'enfant avait retrouvé ses parents, et tout semblait aller pour le mieux. Un homme lui passa devant, habillé d'une tunique rouge, mais ce devait être un imitateur, car il ne portait ni barbe ni chapeau.

• Tu as pu fuir cette fois, mais je sais que nos chemins se croiseront à nouveau.