chapitre 4
Sköll et Hati s’étaient réfugiés dans une petite grotte à flan de montagne. Devant l’entrée, surgissait une minuscule clairière gardée par quelques arbres rebelles, qui malgré l’altitude et le sol coriace, subsistaient toujours. L’air frais était porteur de toutes les odeurs de la vallée. Ici, plus qu’à tout autre endroit, les deux loups étaient intouchables. Ils attendaient sagement et le ventre plein que leur tante vienne les trouver.
— Es-tu sûre qu’elle vas venir ? demanda Sköll à sa soeur. Ça fait déjà plusieurs heures…
— C’est ce que Loki m’a dit. Il faut avoir espoir, sinon, nous aurons fait tout cela pour rien.
Hati observait l’horizon dans le noir. La détermination qui brûlait dans ses yeux écarlates aurait pu à elle seule éclairer la vallée entière. Elle ne fermerait pas l’oeil avant d’avoir revu Hel.
Sköll se coucha par terre, la tête entre les pattes, résigné à attendre aussi longtemps qu’il le faudrait. Les souvenirs qu’il avait de sa tante étaient empreints d’une douce nostalgie. N’ayant jamais connu leur mère, Hel avait été pour les deux louveteaux la seule figure maternelle qu’ils eurent jamais connu. Elle passait son temps à les dorloter, à jouer avec eux, et leur racontait souvent maintes histoires à propos des exploits de leur père et de leur oncle.
Elle était pareil à un bout de rêve que l’on chéri même après l’éveil, et tout comme le reste de sa famille, elle lui manquait terriblement. Malgré la colère qu’il avait ressenti envers sa soeur au moment où celle-ci l’avait entraîné contre son gré au royaume de Midgard, il était plutôt heureux de se trouver en sa compagnie.
Sköll aurait seulement espéré que cela dure plus longtemps, mais il savait au fond de lui que les dieux ne tarderaient pas à revenir, plus nombreux et mieux équipés pour les séparer de nouveau. Tout particulièrement, ils voudraient venger l’affront provoqué par la mort de leurs fidèles, ces êtres profondément bornés qui leur obéissaient au doigt et à l’oeil sans jamais réfléchir.
Sköll ne comprendrait jamais pourquoi les humains prenaient autant de risques pour les dieux. Ce n’était pas comme si les Ases se souciaient véritablement d’eux. En effet, ils ne les avaient créés que dans l’unique but d’alimenter leurs égaux déjà surdimensionnés. Ils leur demandaient sans cesse d’accomplir des exploits et de se montrer digne d’eux, alors que ces pauvres êtres n’avaient rien demandé. Trop faibles pour s’en rendre compte, ils combattaient jusqu’à la mort pour espérer mériter une place au Valhalla, qui n’était franchement rien d’autre qu’un immense buffet destiné une fois de plus à leur faire oublier leur condition inférieure.
Soudain, à travers la clameur du vent, de la poussière qui vole et des branches qui craquent, des bruits de pas se firent entendre. Sköll balaya ses réflexions et se redressa aussitôt, tous les sens en alerte. Hati fit quelques pas en avant, puis une odeur familière vint chatouiller leurs museaux. Le frère et la soeur laissèrent échapper des pleurs d’excitation, leurs queues se mirent à remuer joyeusement l’air tandis qu’ils sautillaient d’une patte à l’autre, peinant à demeurer sur place. Bientôt ils reconnurent leur tante bien aimée qui sortait.
Elle se trouvait là, devant eux, inchangée depuis la dernière fois qu’ils l’avaient vue. Sa peau était pâle comme un spectre, et ses cheveux, d’un noir aussi profond que l’abîme. Sa silhouette mince et squelettique, la moitié droite de son visage qui semblait plus se rapprocher des morts que des vivants et son oeil blanc laiteux, scruteur d’âmes, avait toujours repoussé les autres dieux qui racontaient que sa laideur était contagieuse ; mais aux yeux des deux loups, elle était la plus belle parmi les Ases. Sa longue robe noire virevoltait au vent alors qu’elle s’avançait vers eux.
Hel, déesse de la mort, n’avait pas de difficulté à se mouvoir dans la nuit, mais lorsqu’elle aperçut son neveu et sa nièce, elle s’arrêta net, ébahie. Son expression stupéfaite se changea bien vite en un sourire attendrit, puis elle leur dit d’une voix douce : « Comme vous avez grandi. » Il n’en fallut pas plus pour que Sköll et Hati se jettent sur elle, l’attaquant enfin de tout leur amour. Hel, à qui ces jeux lui avaient follement manqué, s’agenouilla par terre pour mieux les caresser. Elle riait aux éclats alors que Sköll se roulait au sol demandant à se faire gratter le ventre et que Hati tentait de lui grimper sur les épaules, se rendant compte à regret que sa taille ne le lui permettait plus. Il leur semblait à tout trois ne pas avoir connu de bonheur pareil depuis une éternité. Enfin, ils étaient réunis.
Lorsque les louveteaux se calmèrent et que la déesse reprit son souffle, elle se releva et dit avec une expression plus grave, mais d'où preçait encore l'émotion : « Merci de m’avoir attendue, je suis si contente que nous nous retrouvions enfin, mais vous devez vous en douter, si nous restons passifs, cela ne durera pas. Loki est venu me trouver pour me faire part de son plan il ya de cela des années. Il attendait que vous soyez plus vieux et plus forts pour accomplir la tâche qui vous serait confiée. »
Hel marqua une courte pause et les observa avec bienveillance.
— Votre grand-père distrait en ce moment les dieux pour que nous ayons le champ libre et libérions votre père. Nous devront être discrets et faire le plus rapidement possible, même si cela ne sera pas simple. Le règne égoïste et perfide des Ases doit cesser pour qu’un monde nouveau voit le jour.
— Comment le libérer ? demanda Sköll, si lui-même n’a pas pu rompre le Glepnir, comment nous, pourrions-nous y arriver ?
En lui se disputaient doutes et espoirs. Hati, à ses côtés, était pendue à ses lèvres. Elle semblait prète, et impatiente.
— Le Glepnir a des propriétés incroyables, mais contrairement à ce que l’on nous as fait croire, il n’est pas invincible. J’ai moi-même enquêté sur sa conception. C’est un ruban fin qui détecte agression et mauvaises intentions. Il est un juge impartial et il faut donc en sa présence n’être habité que par les pensées les plus pures et s’y prendre avec douceur. Vous devrez ne penser qu’à l’amour que vous portez à votre père et mordiller le Glepnir avec délicatesse jusqu’à ce que ses mailles s’effritent et qu’il perde ses propriétés magiques. Si votre père se débat, les mailles se resserreront plus fort sur lui et la puissance du ruban s’attaquera à vous. Pour vous deux, je sais que la tâche sera facile, mais pour Fenrir… Il se consume dans sa haine depuis si longtemps, j’ignore dans quel état il sera, peut-être est-il même au bord de la folie. Je tâcherai de m’opposer à lui et d’endormir sa conscience avec mes pouvoirs le temps que vous le libériez. Ensuite, nous rentreront le cacher en Helheim, le temps de décider de la suite des choses.
Sköll et Hati échangèrent un regard. Dans leurs yeux se lisait à présent une détermination farouche et un sérieux encore jamais vu chez-eux. Une nouvelle flamme venait de prendre vie dans leur coeurs, dans leur âmes et jusque dans leurs entrailles. Il était maintenant trop tard pour faire marche arrière. Les deux loups se levèrent. « Nous te suivons » dirent-ils d’une même voix rauque et grondante.
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Le voyage se fit hors du temps, la grotte où avait été enfermé Fenrir se trouvait sur un îlot à l’écart des mondes, isolé de toutes dimensions, afin que si un jour le grand loup parvenait à s’échapper, il ne retrouve jamais plus le chemin d’Asgard. À l’intérieur de cette bulle isolée ne subsistait aucune forme de vie. Le sol était sec et rocailleux, pareil à de la peau qui s’effrite, le ciel, gris et nuageux comme à la veille d’une tempête. Le vent semblait avoir fui les lieux remplis d’un silence mortel. À l’horizon, Hel et les jeunes loups ne distinguaient aucune aspérité si ce n’est qu’un imposant monticule de pierre qui se dressait au loin, tel une forteresse menaçante.
« C’est là que se trouve votre père » , murmura Hel.
Le poil des loups s’hérissa sur leur dos, autour d’eux, l’atmosphère étouffante leur nouait la gorge. Leur coeurs tremblaient et semblaient vouloir se terrer au fond d’eux alors qu’ils avaient une constante impression que quelque chose s’apprêtait à leur tomber dessus. Le désespoir rôdait dans l’air comme un vautour prêt à fondre sur ses victimes et leur arracher ce qu’il leur restait de vie et de rêves.
Sans mots, ils ramassèrent leur courage et trottinèrent jusqu’au monticule de pierre qui se révéla être la bouche béante d’une grotte s’enfonçant loin sous terre. Ils y pénétrèrent à pas lents et prudents, accompagnés de leur tante derrière eux. Le trajet fut interminable, il leur semblait descendre le long de l’oesophage d’un grand monstre vers les abîmes fatales de son estomac. L’air empestait, cette fois, d’une odeur d’humidité et de renfermé asphyxiante.
Plus ils descendaient et plus ils sentaient la peur faire grincer leurs os. Sköll et Hati avaient du mal à concevoir que leur père eut été fait prisonnier d’un pareil endroit. À quoi allait-il ressembler ? Se rappellerait-il seulement d’eux ? Ou l’esprit de Fenrir serait-il réduit à celui d’une vulgaire bête sauvage ? Au bout de ce qui leur sembla une éternité, ils perçurent une faible lueur au bout du tunnel qui continuait de descendre. Ils pressèrent le pas et enfin, après des heures, des minutes et des secondes qu’ils ne comptaient plus, la galerie s’élargit sur une vaste salle faiblement éclairée par une colonie de vers luisants.
Le sol était encombré d’une montagne de vieux os, vestiges des repas de Fenrir. Il se tenait là, profondément endormi dessus, occupant la quasi totalité de la grotte par sa taille colossale. Chacune de ses expirations provoquaient d’immenses bourrasques d’air chaud qui s’engouffraient dans la moindre cavité de l’espace sous-terrain. Si son corps n’avait pas exhibé autant de cicatrices et de blessures encore ouvertes infligées par les multiples strangulations du Glepnir, on aurait pu croire que la bête vivait ici et qu’elle dormait paisiblement. Hel, qui se tenait entre Sköll et Hati, posa une main chacune sur leur tête en un geste qui se voulait rassurant, pour amortir leur choc.
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