Déchéance
Vous connaissez tous le genre de personne dont je vais vous parler. On en a tous un dans notre entourage : celui à qui tout réussit, celui dont la vie est rythmée par les blagues qui amusent toute la galerie.
Éric était ce qu’on appelle plus communément un « bout-en-train », quelqu’un qui avait sans arrêt le mot pour faire rire n’importe qui. Aussi loin qu’il s’en souvienne il avait toujours été comme ça. Sa personnalité l'aidait à sortir de situations inextricables.
Il avait une bonne place en tant que directeur des opérations dans le génie civil depuis quelques années déjà. Il gagnait très bien sa vie et s’octroyait le droit de s’en vanter de temps en temps. Sa femme et lui recevaient beaucoup de monde à la maison, de beaux repas pas trop guindés, mais à la hauteur de leur style de vie.
Les plats défilaient, les rires éclataient, et se délectait de l'admiration de ses invités. Il se distrayait d’observer leur crédulité. Un peu moqueur, il n’avait que du dédain pour la fainéantise et la pauvreté qui allaient selon lui de pair.
Un jour, sa vie s’écroula sous ses yeux. Il ne comprit pas tout de suite ce qui lui arrivait. Après une semaine en déplacement à Bordeaux, il était impatient de rentrer dans son Occitanie natale, à Nîmes. Comme à chaque retour de voyage, il savait qu’un bon plat l’attendait et surtout des retrouvailles privilégiées avec son épouse.
Hélène était indépendante et fière, il aurait fait n’importe quoi pour elle. Elle travaillait dans la même entreprise que lui, a un poste plus élevé encore. En public, elle le laissait faire semblant de tenir la culotte, mais en privé c’est elle qui pilotait la maison et qui organisait l'agenda de leur fils unique Antoine.
Il était la base de leur couple. Éric avait toujours voulu des enfants et Hélène jamais. Heureusement pour lui il avait eu le droit à un accident. Sans Antoine, Éric s’était répété des dizaines de fois qu’elle l’aurait sûrement quitté pour vivre ailleurs.
Ce jour là, ni Antoine, ni Hélène pour l’accueillir ; la maison était déserte. Il ne recevait aucune réponse à ses appels, aucun mot, ni dans la cuisine, ni dans le salon. Il appela au bureau, elle avait pris un congé pour la journée. Elle finirait par rentrer ? Éric prit sa valise, déballa ses affaires sur le lit. Mais enfin que pouvait-elle bien être en train de faire ? Il se servit un bourbon, enleva ses chaussures et s’installa dans le canapé. Lui était- il arrivé quelque chose?
Il décida de téléphoner à ses beaux-parents, un peu paniqué, il avait le souffle court.
La sentence tomba, Jacques, le père de Hélène dut lui annoncer leur rupture. Il lui expliqua qu’elle avait fait ses valises toute la semaine ; Éric n’avait même pas été capable de voir qu’il manquait les affaires de sa femme et de son fils autour de lui.
Tout lui apparaissait petit à petit, la tablette d’Antoine qui traînait toujours quelque part dans le salon avait disparu, la photo de famille de Hélène et ses parents en vacances dans le sud de l’Espagne n’était plus là sur le buffet. Elle avait même emmené la plante offerte par sa sœur à Noël dernier qui trônait sur le bar.
- " Elle s'est installé à la maison, je suis désolé Éric, vraiment. Elle va s'expliquer avec toi, mais pas tout de suite. Je ne sais pas quoi te dire, navré, vraiment. "
Chaque phrase sonnait comme une sentence pour Éric.
Quelques semaines après, Éric ,désemparé, avait tout tenté pour rentrer en contact avec Hélène, essayer d’arranger la situation, en vain. L’univers semblait s’écrouler, sa vie s’était dérobée sous ses pieds. Il était devenu incompétent au bureau, il ne mangeait presque plus, et avait perdu la notion du temps. La récéption d'une convocation du juge aux affaires familiales au Tribunal de Grande Instance était de trop. Hélène avait déposé une requête de divorce, il devait aller à une audience de conciliation.
Il se remit grandement en question, avait-il fait quelque chose pour que sa vie si parfaite tourne ainsi au drame ?
Il devait admettre que s’il devait aujourd’hui se rendre au jugement dernier il descendrait directement en enfer. Il s’efforçait de se tenir droit devant ce miroir un peu trop honnête, à la fois impartial et subjectif. Il remonta un peu son dos, leva les épaules, redressa son sourcil avec ses doigts hésitants et comprit. Sa personnalité joviale l’aidait à masquer tous ses déplaisants défauts. Il se répétait chaque jour que celui qui n’a pas péché lance la première pierre, mais il savait au fond de lui qu’il ne pouvait plus se cacher derrière de fausses excuses. La vérité l'accablait, douloureuse et incisive.
Il avait trompé Hélène un nombre incalculable de fois. Il s’était toujours dit que ce n’était pas de sa faute, qu’il était un homme faible et habituellement charmé par les femmes. Que malgré l’amour qu’il lui portait il avait un insatiable désir de plaire. Cette flamme ardente l’animait sans cesse et en dépit des prières du dimanche il ne parvenait pas à être la figure que l’on attendait de lui. Pour nager à contre-courant, ou simplement par impuissance il attisait son appétence. Incapable de se mettre des barrières, il devinait qu’il était allé trop loin.
Ce miroir continuait de le renvoyer à sa condition lamentable. C’était donc vrai : on ne réalise ses erreurs que lorsque c’est déjà trop tard. Il était plus préoccupé à se cacher correctement de la curiosité de sa femme plutôt qu’à se demander si ce qu’il faisait était juste. La réalité lui était toxique, l’idée qu’il ne méritait pas l’existence qu’il a menée paisiblement jusqu’à maintenant lui donnait envie de vomir. Il essuya une larme. Il avait toujours cru qu’il était légitime, que par rapport aux autres il avait tout fait pour réussir et que de ce fait ce bonheur lui était dû. Ce reflet l’estimait coupable. Il l’accusait d’être un personnage grossier, quelqu’un à qui on ne peut accorder ni confiance, ni pardon. Il était là, à la face, austère, se rendant pour avouer ses crimes devant une cour d’assise.
Il avait grâce au ciel son beau-père Jacques pour plaider à sa place. Il prit le peu de courage qu’il lui restait, balança le peu de dignité qu’il gardait et partit sonner chez Jacques. C’était une personne très calme et assez réservé. Il l’accueillit bien sûr immédiatement et lui servit un bourbon sans lui demander ce qu’il voulait. Ils avaient l’habitude de le boire ensemble le dimanche soir, les deux hommes s’appréciant beaucoup. Les moments en famille partagés, les vacances d’été, les dîners à rallonge, et les barbecues organisés en duo pendant des années les avaient rapprochés. Ils commencèrent par tourner autour de la question, en évitant de se regarder directement dans les yeux.
Éric prit la parole en premier et fit interrogatoire corsé. Comment va-t-elle ? Comment va Antoine ? Où sont-ils ? Est-ce qu’il le vit bien ? Elle est plutôt résiliée ou enragée ? Ou les deux ? Jusqu’où ça va aller ? Que va-t-il bien pouvoir faire de sa vie ?
Il en était là. À se poser mille et une questions, et a enfin pouvoir les exprimer à voix haute. Pour Jacques la sentence avait déjà sonné, ils étaient partis trop loin pour faire marche arrière. Évidemment ça le peinait tout autant de perdre son gendre de cette façon, mais il avait compris que sa fille serait plus heureuse comme ça. Il la connaissait par cœur, il avait remarqué que ça n’allait plus depuis longtemps sans jamais dire quoi que ce soit.
Jacques passa un long moment à aider Éric, à le convaincre qu’il irait mieux, par et pour lui même. Il réconforta Éric en le poussant à avancer.
- " Tu as fais des erreurs c'est sûr, mais tu vas te relever. J'ai foi en toi ! Tu es fort et indépendant, tu vas te relever ! "
Le chemin allait être fatiguant, la douleur l’engourdissait.
Seul, sur son canapé, il contemplait le téléviseur noir. Il était comme dans des sables mouvants, sans bouger pour espérer s’en sortir. Il semblait dévasté et piégé par la situation.
La maison était muette. C’est comme si la vie ne l’habitait plus, l’amour n’y avait plus sa place. La poussière commençait à envahir quelques surfaces, et les mauvaises herbes continuaient leur chemin. Les couloirs se faisaient interminables, les photos aux murs et les souvenirs dispersés n'appartenaient qu'au passé.
Elle était vide et tout comme lui, silencieuse.
Annotations
Versions