Madame de Roijel-Valleyrand

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Pour briller, ça brille. Et de mille feux.

Probablement pour faire oublier la proximité des sombres ruelles aux trottoirs jamais nettoyés et de ces façades d'immeubles lépreuses, jaunies de la pisse des soulards venus s'y oublier. Elle presse le pas, franchit la volée de marches la séparant encore de la salle, lumineuse boîte sans style aux larges baies vitrées. L'agent de sécurité, déguisé en majordome, lui tient la porte avec l'emphase qu'il imagine devoir montrer. Sourire jaune, saturé d'éthanol, de ceux qui ne sortent jamais sans une flasque d'alcool de grains. Elle dépasse le sas, double vantail vitré déjà souillé d'empreintes grasses ; la lumière vive lui brûle les yeux, reflétée à l'infini par des miroirs imbriqués dans des moulures dorées. Les bibelots astiqués, les plantes en plastique vert brillant, les bouteilles de champagne rosé captent aussi cette lumière synthétique, l'explosant en des milliers d'étoiles. Elle vacille un instant. Le maître d'hôtel l'accueille, gestuelle onctueuse, nuque d'esclave offerte. Il lui donne du "Madame de Roijel-Valleyrand", courbettes, tourbillons, un pas chassé puis il s'efface enfin.

Norbert de Roijel-Valleyrand, le mâle, est déjà là, une coupe pleine de bulles brandie entre ses gros doigts boudinés. Chevalière, montre ostentatoire, boutons de manchettes embossés d'armoiries obscures. Autre main, autre cigare. Ça pue, mais Monsieur se fout de l'interdiction, personne n'osera ouvrir sa gueule. Trogne d'alcoolique, pores dilatés, fin de race. Flash : son souffle, son haleine de tabac froid sur sa nuque quand il ahane derrière elle dans un simulacre d'accouplement. Elle préfère les préliminaires, même à genoux afin de le prendre en bouche : au moins, ses hoquets de dégoût peuvent passer pour une difficulté respiratoire. Lui bombe alors le torse, rentre son ventre mou, s'imagine plus viril qu'il n'est. Le mordre et en finir, le recracher dans l'écuelle du chien pendant qu'il se vide de son sang sur les draps de soie.

Elle ferme les yeux, se mord les lèvres. Foutu vernissage de croûtes sans grâce aux petites étiquettes manuscrites au coin, destinées à ceux qui voudraient décorer leur T5 haussmannien, tout en affichant leur soutien à un artiste prometteur. C'est une affaire, sa cote ne peut que monter, il va bientôt exploser, savez-vous qu'il a exposé à la Biennale de... C'est qui cette connasse qui postillonne à son oreille ? Merde, elle ne l'a pas vue venir, celle-là. Évidemment : où pourrait-elle montrer sa tronche de guenon botoxée et sa poitrine refaite, sinon là ? Elle se retient de lui demander si elle a finalement opté pour une nymphoplastie et une dépigmentation de la raie du cul pour rajeunir de trente ans auprès des gigolos dont elle s'entoure. Non, pas le moment. Elles s'embrassent aussi affectueusement que le permet ce simulacre d'amitié sociale qui les réunit.

Trois pas de côté pour s'abriter derrière une fausse colonne de stuc, imprimée façon marbre. Ouf ! L'autre abruti de Gérald ne m'a pas vue, a-t-elle le temps de penser. Non, il a tourné la tête au mauvais moment, sûrement pour vérifier le résultat de son magnétisme sur les quelques salopes vénales qui traînent toujours ici. Leurs regards se sont croisés, alors il plante la blonde en surpoids qu'il essayait de convaincre d'une gâterie dans l'arrière-cour. La pauvre reste plantée comme un baobab en pot, regrettant in fine d'avoir joué sa mijaurée : sucer un mâle alpha, ça ne lui est pas proposé tous les jours. Encore une soirée en tête-à-cul avec son godemichet, dommage.

L'imbécile, sûr de lui, avance désormais d'un pas souple, pectoraux frétillants et poils humides sous sa chemise de lin blanc. Pour se donner une contenance, il fait tourner son porte-clés autour de son index, une grande étoile à trois branches attestant de la germanité de son SUV massif. Elle l'observe avancer, réalisant l'étendue de la compensation proposée par cette voiture. Tu as beau faire tourner des clés comme si tu mettais sur orbite ta grosse paire de couilles gonflées d'une vigueur adolescente, tu es vieux, tu bandes mou, tu fonds dans la bouche comme une sucette flappie. Tu n'es même pas assez dur pour fendre le cul de ta régulière, tout le monde en parle derrière ton dos. Et son cul n'est pourtant pas des plus difficiles à ouvrir, j'ai de bonnes sources.

Sa main sèche, manucurée, se pose sur son épaule, frémissement involontaire, chair de poule, la brûlure froide d'un pantin en costume de laine super 150s. Il s'approche, proximité des corps qui se frôlent, bien au-delà des conventions sociales. Elle fait un pas en arrière mais il s'accroche comme un sale morpion et l'insupportable odeur de vétiver lui noue la gorge. Il parade et pérore, raconte ses voyages et ses succès, tente de placer ses pions, des grappins pour une possible conquête. Jamais ! Même lui bouffer le cul un soir de déprime, elle n'est pas sûre qu'il saurait faire. Elle ferme les yeux, lui déclare qu'elle se sent souffrante et doit s'absenter, s'allonger peut-être. Des images défilent, lui nu, cloué au sol, elle s'approche et urine longuement dans sa bouche ouverte. Il s'étouffe, des bulles dorées éclatent sur ses narines, il bande involontairement.

M'allonger, très chère ? Mais que me proposez-vous là ? Alors, oui, mais partagez donc ma couche ! Cet imbécile fait semblant de ne pas avoir compris, ou probablement a-t-elle bafouillé, mal prononcé. Elle ouvre les yeux, nauséeuse, il est là, fier de sa misérable saillie. Elle le gifle d'un revers de la main, l'émeraude qu'elle porte à l'annulaire laissera une griffe sur le verre de ses lunettes d'écaille.

Les conversations s'interrompent et elle sort.

Extérieur, nuit.

L'air frais lui fait du bien, mais elle ne peut réprimer un hoquet, un spasme. Sur la terrasse en bois exotique patiné, une faible quantité d'un liquide clair, mousseux, témoigne désormais de son dégoût.

Le portier s'approche doucement. Ne vous inquiétez pas, madame. Cela arrive souvent ici. Je nettoierai.

***

Elle fera comme d'habitude, ce n'est pas la première fois. Elle jouera de la télécommande au hasard, dans ces rues qui se ressemblent toutes. Une voiture clignotera côté pair, elle en ouvrira le coffre, se saisira d'une poignée de vêtements. Elle se mettra à nu, intégralement, avant d'enfiler un legging noir et un vieux sweat à capuche, d'un rose passé. Elle jettera sa robe de soirée sur la banquette arrière puis, culotte et soutien-gorge dans le vide-poche. Une fois assise, elle ôtera ses bijoux, chaînes et bracelets, méthodiquement, pour les déposer dans le cendrier. Son regard, fixe et vide, bute en cet instant sur une ligne d'horizon invisible.

Au troisième étage de la résidence du 27 de la rue Blanchard, face à la Volvo qu'elle occupe à cet instant, un insomniaque venu déguster une tasse de lait à sa fenêtre se saisit de son téléphone avant de se raviser, pour jouir impunément de l'imprévu strip-tease. Il se caresse encore alors que la lumière se fait dans la cuisine. La main de son épouse est toujours sur l'interrupteur quand sa vue se brouille sous la montée du plaisir.

Il lui faut quarante-huit minutes pour faire le tour du périphérique, alors elle en termine trois complets, trois comme le nombre d'années qu'elle a déjà perdues. Une sortie, les feux rouges se transforment en priorités à droite à mesure qu'elle s'enfonce en périphérie. Elle gare sa voiture sur un bas-côté herbeux, dans cette zone résidentielle truffée de modestes maisons individuelles. Une soirée s'éternise au loin, bruit de verres et rires insouciants un peu gras des convives alcoolisés. Elle leur tourne le dos, parcourt précautionneusement la friche pelée jusqu'à rejoindre les barres d'immeubles que l'on devine dans l'aube. Parallélépipèdes endormis, double porte vitrée et digicode. Quatre chiffres jamais changés. De son ongle, elle souligne les noms affichés sur les boîtes aux lettres, repères immuables et rassurants.

Elle se glisse le long des parkings bondés, vieilles voitures cabossées sur chandelles et parpaings, belles rutilantes marquées du soin de leur propriétaire. Une petite rouge aux vitres embuées grince rythmiquement sur ses suspensions. Un taiseux fait le guet assis sur le capot ; à l'intérieur, deux garçons s'aiment férocement, même les caves leur sont interdites.

Capuche au ras des sourcils, elle presse le pas, dans son dos son ombre apparaît enfin, longiligne, comme liquide. Lumière bleue dansante, crissement de pneus, vitres ouvertes, sueurs rances et tabac froid. Faut pas se promener toute seule comme ça, ma jolie, qu'il dit le flic. Regards fixes sur son entrejambe, estimation du volume de ses seins. Elle baisse les yeux, comme soumise-offerte, comme j'ai oublié ma culotte, pardon. Elle les quitte pour rejoindre la gare et les laisse aller s'astiquer soigneusement au poste.

Extérieur, jour.

Le quai est désert, poussières de sable sur des bancs de béton. L'assise est froide, frissons, elle se mord la lèvre. Il vient de nulle part, pose son corps cassé au bout du bloc, une canne entre ses jambes. Tremblements infimes, il bave un peu, monologue.

Tu te souviens, hein ? Les ruelles là-bas, comment elles étaient ? Pleines de monde, du bruit... Et les murs... blancs, peut-être jaunes. Ou bleus. Je sais plus. Y avait les odeurs, tu sens ? Le cumin, la menthe... toujours. Le vent... le chergui, ça te frappait, tu pouvais rien faire, attendre. Et notre maison... grande, oui, avec la cour. Les enfants, qu'ils y jouaient dans la lumière. La mer, la mer... sans fin. On prenait le soleil, on disait qu'on partirait, mais qu'on reviendrait plus tard. Maintenant, c’est plus pareil. Moi, je suis ici, toi aussi peut-être, mais là-bas… on avait cette clarté.

Se levant dans son dos, le soleil la réchauffe un instant avant d'aller multiplier son reflet doré sur les vitres mobiles d'un train entrant en gare.

Madame de Roijel-Valleyrand plisse les yeux, se redresse. Pour la première fois depuis longtemps, elle sourit.

***

Quand Monsieur de Roijel-Valleyrand gare sa Mercedes dans son box souterrain, il est surpris de l'absence, sur l'emplacement contigu, du véhicule de son épouse. Certes, ce bon vieux Gérald avait poussé le bouchon un peu loin et il méritait sa gifle, mais bon quoi, on rigole, si les femmes devaient prendre la mouche à la première main au cul, où irait le monde. Il avait planifié que sa moitié rentrerait bien sagement pour cuver son excès de mauvaise humeur ; certains jours du mois, elle est invivable, voilà, c'est ça.

Un coup d'oeil à sa vielle Patek, huit heures trente-sept, il pense toujours à la bonne soirée, non, la bonne nuit, se reprend-il avec un sourire béat. Gérald - copains comme cochons depuis trente ans, sa pharmacie jouxte son office notarial - quel chaud lapin, il connaît vraiment des boîtes incroyables. Leur champagne est dispendieux, mais les filles... Est-ce d'ailleurs vraiment des filles, s'interroge-t-il abruptement, tout en tournant sa clé dans la serrure de la porte blindée de son appartement, septième étage, vue sur Seine. Qu'importe, elles étaient douées, et s'il avait piqué un roupillon vers quatre heures du mat', il avait retrouvé sa vigueur au réveil. Elles étaient... accueillantes, voilà ! Pas chichiteuses comme l'autre.

Le RER a reconduit l'autre une petite heure avant. Elle a traversé quelques grands boulevards sous le timide soleil du dimanche matin, s'arrêtant à la première boulangerie pour grignoter un croissant dans un square paisible. Le cake aux agrumes, elle l'a gardé pour plus tard, à la maison. Au moment où elle en trempe une tranche dans une tasse de thé, elle entend les pas lourds, puis grincer une clé hésitante.

Oui je suis là je suis rentrée en train j'ai laissé la voiture en banlieue vois-tu après cette soirée minable les propositions déplacées de ton copain il ne vaut pas mieux que toi j'ai eu envie de m'échapper j'ai le droit je ne suis pas un trophée de chasse exotique - Tu es folle ma pauvre Fafa cette Volvo est tout juste neuve même pas rodée on ne va jamais la retrouver ils vont y coller le feu après avoir copulé dedans je les connais les sièges en cuir seront foutus et il y avait dedans un compact disc que j'aime bien - Ne t'inquiète pas il y avait un couple d'amoureux dans une petite voiture rouge alors je leur ai donné les clés en leur disant d'aller s'aimer au soleil tu retrouveras ta voiture quand le soleil cessera de briller ou quand ils ne s'aimeront plus.

Assise sur le plan de travail en granit, les pieds sur le radiateur, elle remplit de nouveau sa tasse de thé, la pose sur un plateau, avec une tranche de cake dont elle sépare un petit parallélépipède, mouillette parfaite qu'elle trempe dans le liquide chaud avant de l'introduire entre ses lèvres.

À ce tableau, les vapeurs de l'alcool, l'excitation offerte par la coke, la puissance des pilules bleues et l'excitation performative fraternelle vécue avec Gérald quittent brutalement Norbert quand il réalise que cette nuit, il a sucé une bite. Pour la première fois, ajoute-t-il à voix haute, avant de vomir sur le tapis persan en soie ocre de l'entrée. Cette... fille, ce cunnilingus, pas comme d'habitude, pas désagréable, juste différent.

Elle quitte la cuisine, évite d'un saut mutin la trace grumeleuse laissée par Norbert, sépare à grands gestes les lourds rideaux de velours carmin des fenêtres du salon.

La lumière matutinale, inexplicablement violente, inonde le salon meublé Louis-Philippe. Des milliers de grains de poussière dorés virevoltent, lucioles brutalement réveillées d'un long sommeil dans l'étoffe pétrifiée.

— Je suis une panthère, à qui tu avais coupé les griffes. Je reste, tu pars ou je te quitte et tu meurs.

Fenêtres ouvertes, elle pose son plateau sur la table en fer laqué, un peu poussiéreuse, de la terrasse, colle son dos à la pierre de taille encore froide. Au loin, le lent mouvement des péniches captive un instant son regard. L'ombre des feuilles du rachitique rosier grimpant sur la treille dessine sur sa peau chocolat des motifs mouvants.

Elle croque un morceau de cake, un zeste tranché par une incisive la transporte subitement ailleurs, très loin.

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