Texte deux fois deux
Texte deux fois deux :
L'heure est venue pour moi d'évoquer l'une de mes voix intérieures préférées. Préférence relative, peut-être, à la rareté de ses résonances sous ma voûte crânienne mais j'aime à croire que non. Ainsi sa présence intermittente par nature lui conférerait-elle le statut douteux d'arrogante diva, la starlette des chants internes, celle qui sait se faire attendre afin de presser le désir. Parce que, oui, je l'admets sans détour ni rond-de-jambe, quand les semaines s'accumulent après son dernier écho, cette parole-là me manque et ce manque grossit, titille la voix numéro 8, qui pérore en boucle, ça réactive les voix 12 et 13, et j'en viens à rêver d'un nettoyage en règle des caves de mon cerveau.
Dans ces moments douloureux d'attente et d'impatience accrue, je me vois branché sur la mire, l'écran fêlé, entrecoupé de parasites, et je croise les doigts pour qu'une bonne âme se lève et vienne taper sur le poste, manipuler l'antenne, se fendre d'un coup de fil au service technique. On murmure derrière la cloison nasale ; la salle d'attente rapetisse et les patients ne cessent d'affluer. Pousser les murs n'a rien d'une métaphore et tout de la déclaration d'intention : je renifle dans ma tête et ça sent le renfermé. J'y jette un tympan et ça grince de tous côtés. J'en teste le goût et trop de saveurs m'assaillent pour que j'en puisse décomposer les ingrédients primordiaux. La voix numéro trois dissout les insistants.
Elle n'a rien d'une vedette. Rien de l'histrion à gros genoux qui prend toute la place dans les transports en commun. Elle ne réclame nulle attention, ne s'étale pas sur ses sœurs, mais lorsqu'elle surgit sans prévenir, il vaut mieux tendre l'oreille car elle est le shaman, une usine à métaphores, un oracle indigent, un allié du phénix, je ne sais pas vraiment. Les mots me fuient lorsqu'elle s'éloigne.
Je serais tenté de lui accorder le titre ronflant de « voix de l'inspiration » mais ce serait oublier les organes 7, 11 et 666. Ca ne lui rendrait d'ailleurs que partiellement justice puisque cet étrange cri de gorge se situe à la fois au-delà et en deçà de l'inspiration.
Appelons-la « le filtre ». Entre l'état de veille et le monde du rêve, entre le chaos du stress et l'indolente relaxe de l'esprit créatif, entre le vacarme ultime et un silence de mort. Le filtre entre l'âme qui se découvre un reflet et la main qui en trace les contours.
D'autres termes me tombent dessus par association d'idées. Je les retranscris tels quels : pêcheur de phrases, collecteur de sons et d'images, vidéoprojecteur ascétique des passions crûes, importateur de blues improvisé sur le vif...
La preuve par neuf et par l'exemple : je pédalais l'autre soir en direction d'un bar où j'avais rendez-vous avec une triade de nouveaux amis. J'empruntais les pistes cyclables avec la timidité des vieux de la vieille qui jouaient du mollet sur les routes de campagne, ou dans des rues imprécises, avec plus de voitures que de vélos, lorsque la distinction semblait évidente entre l'engin motorisé et le machin à pédales ou la trottinette d'enfant. J'aurais aimé écrire que je virevoltais à l'ancienne, passant d'un bout d'asphalte à l'autre sans me soucier des lignes droites, mais je fus vite doublé par un gamin dont l'engin électrique me mit aussitôt à l'amende. J'évitais les piétons distraits qui marchaient sans me voir, les scooters qui profitaient des couloirs de piscine dans lesquels on confine les cyclistes, et manquai m'étrangler de stupeur lorsque je compris que j'étais prisonnier d'un flux, encore un autre, et que ce morceau de réalité et moi-même n'avons plus rien à nous dire.
J'ai connu le vélo des chemins de traverse, lorsque nous roulions sans chichi, sans se soucier des angles, tournant sur un coup de tête, après les précautions d'usage, optant pour la diagonale en passant par l'ornière. On sautait sur les trottoirs que l'on dévalait ensuite à la même vitesse idiote d'inconséquent flâneur lorsque subvenait un piéton, marri, inquiet, marron. Les couloirs de piscine n'avaient pas encore envahi le paysage urbain et il n'était que justice que les voitures s'en tiennent au goudron et nous autres, les sans-moteurs, au reste du monde.
Nous voilà devenus des tiroirs à glissière, à jamais exilés sur des rails virtuels. Oh, concrètement, vous en sortez d'un pas de côté, d'un bond agile, d'une variation de la volonté. Mais gaffe aux autres tiroirs. Êtes-vous bien sûr.e d'avoir photographié d'un seul coup d’œil la topographie de votre sentier balisé ? Vous n'avez peut-être pas perçu les vibrations d'un prochain drôle qui s'imagine invincible et se fiche de votre santé. Vous n'avez peut-être pas vu le chien qui s'apprête à traverser sans respecter les feux piétons. Nous sommes des tiroirs à glissière et lorsque l'on attache nos montures sur d'autres glissières de métal, nous devenons des boîtes d'archives qui tâchent de se ranger sans l'aide de personne, condamnés à esquiver les adeptes de la conversation à distance. Ils semblent parler seuls, en schizophrènes du dimanche, mais leurs oreillettes ne les sauvent pas pour autant : il est prouvé qu'une discussion téléphonique réduit notre acuité visuelle. Nous regardons sans voir et tardons à réagir. Nous voici réduits à nous éviter entre nous, à marcher en zigzag, à contourner et à dévier sans cesse pour fuir le choc frontal avec l'imbécile inconnu qui ne mérite pas que l'on s'arrête, puisqu'on l'entend parler d'ici et personne n'a autant de trucs intéressants à raconter à ces heures de grande panique où chacun court pour aller quelque part.
Je pose un point virgule en attendant la suite des élucubrations de la voix numéro 3. J'ai idée qu'elle ne reviendra pas ce soir et que les couloirs de piscine, les tiroirs à glissière et les boîtes d'archive perdent déjà de leur éclat. La fatigue, sans doute, me pèse, les empanadas aussi un peu. Je te souhaite un bon dimanche, à toi qui passes peut-être par ici, et à toi aussi, plus loin, qui ne m'entends pas.
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