Chapitre 8 - Révélations
De longues minutes passèrent durant lesquelles Glenn continuait ses allers et retours dans la petite pièce tout en parlant dans sa barbe. Son invitée et Squiro le regardaient faire sans oser bouger. Enfin, il se décida à se rasseoir, l’air plus que contrarié.
— Voilà qui n’arrange pas nos affaires. Les Héros réincarnés sont censés revenir dans ce monde en connaissant leur ancien nom… Et ce n’est pas votre cas…
— L… Les Héros ?
Voilà qui acheva l’hôte de la jeune femme. Jetant sa tête en arrière, il s’ébouriffa les cheveux tout en poussant un grand râle. Il finit par se reprendre :
— Hum… Veuillez m’excuser… Comment dire…
Un nouveau silence s’établit dans la réserve. Même Squiro n’osait pas bouger d’un poil, toujours campé sur l’épaule de l’amnésique. Glenn ajouta enfin :
— Avant d’arriver ici et de sortir de l’Arbre de Vie, vous étiez… Quelqu’un d’autre…
— Comment ça ? demanda la jeune femme qui se demandait si les bulles de l’agrimèu n’étaient pas montées au cerveau de son interlocuteur.
— Hum… Il y a des centaines d’années, vous faisiez partie du monde de Viu, le monde où nous nous trouvons actuellement. À cette époque, vous étiez ce que l’on dénommait un Héros. Cela signifie que vous faisiez partie d’une élite de combattants censés protéger le royaume de Sérasia.
Le conteur semblait très sérieux et elle ne savait que penser. Comment s’imaginer avoir un tel passé prestigieux, elle qui avait l’impression de n’être qu’une étrangère débarquée dans un pays inconnu ? Sans parler du fait qu’elle aurait été un Héros il y avait au moins cent ans ! Comment était-ce possible ?
— Mais… Je suis jeune pourtant… Vous êtes en train de me dire que je suis centenaire.
— Oui, oui, j’y viens, répondit calmement Glenn. Pour faire simple, Scur, un ennemi de Sérasia, a déployé des forces telles qu’il a réduit le royaume à néant, décimant d’abord les Héros puis la population. Personne n’a survécu à cette terrible bataille.
— Vous voulez dire que je suis… morte ?
— Oui ! Voilà !
— Comment se fait-il alors que je respire et sois ici ?
La jeune femme était persuadée que l’homme qui l’accueillait se trompait de personne. Comment pouvait-elle avoir ressuscité ?
— Cette question est très complexe. Là aussi, je vais essayer de faire simple. Vous et vos compères avez tous été occis par Scur. Un grand mage, dénommé Révis Scola, parvint à s’introduire sur les vestiges du champ de bataille et sacrifia sa vie pour ensorceler les lieux. Les âmes des derniers combattants qui erraient encore là et n’avaient pas encore rejoint « l’autre côté » furent réunies et placées dans des graines, celles des futurs Arbres de Vie…
L’ermite se perdit de nouveau dans ses pensées, contemplant le visage de cet ancien Héros qui se trouvait devant lui. Jamais il n’aurait cru être celui qui accueillerait l’une de ces réincarnations. Il pensait qu’il aurait été six pieds sous terre depuis bien des années avant que cela ne se produise. Quelle chance il avait de l’accueillir ! Cependant, son rôle de guide ne serait pas aisé mais devenait encore plus ardu avec ce grain de sable dans l’engrenage. Décidément, rien ne lui serait épargné. Les yeux dans le vague, il fut sorti de ses pensées par la demoiselle qui prit timidement la parole :
— Vous voulez donc dire que ma « graine » a poussé et maintenant qu’elle est arrivée à maturité, je me suis réincarnée ? Comment est-ce possible ?
Patient… Il allait falloir être patient… La pauvrette était complètement perdue et tout cela devait lui sembler des plus étranges et des plus effrayants.
— Pour la première question, c’est presque cela. Pour ne pas dépérir en attendant que la « graine » – comme vous dites – ne pousse, votre âme a été envoyée dans un autre monde que le nôtre pour continuer de vivre et être à l’abri de Scur qui était à votre recherche. Il en est de même des âmes des autres Héros qui se sont disséminées un peu partout dans l’univers. Après un choc non létal, dans cet autre monde, les âmes devaient alors pouvoir être en capacité de rejoindre leur nouveau corps dans l’Arbre de Vie qui aurait alors eu le temps de se développer.
— Je me souviens…
Glenn se leva d’un bond, plein d'espérance :
— Quoi ? Quoi ?! Vous vous souvenez ? Mais de quoi ?!
— Du choc… Celui de l’autre monde… Du moins je crois…
L’homme se rassit, mi-déçu, mi-content :
— C’est déjà ça… Peut-être recouvrirez-vous la mémoire peu à peu ? Racontez-moi donc…
— Un monstre m’a poursuivie dans une forêt avant que je n'atterrisse ici. Il était vraiment grand et à la peau d’un blanc lunaire… Ses bras étaient très longs et… Lorsqu’il a réussi à me griffer, il a léché mon sang. Ses yeux rougissaient au fur et à mesure…
La jeune femme ne put en dire davantage. Parler de cette créature qui tenait plus du cauchemar que de la réalité lui nouait la gorge.
— Un cracador… Une terrible bestiole qui traque ses proies tant qu’elles sont en vie. Il est étrange que vous ne soyez pas morte, rares sont ceux qui s’en tirent vivants. S’il vous avait achevée, votre âme n’aurait pas pu rejoindre l’Arbre de Vie. Celui-ci aurait dépéri subitement à la place. C’est décidément très étrange. Cet animal est coriace et presque impossible à tuer… Sans parler du fait qu’il ait pu vous rejoindre sur cet autre monde où vous étiez… Cela n’aurait pas dû se produire…
Elle fut en quelques sortes soulagée que Glenn puisse mettre des mots sur ce qu’elle avait vécu. Visiblement, elle n'avait pas rêvé et ce seul souvenir, bien qu’effrayant, lui laissait de l’espoir quant à ses chances de guérison.
Un silence s’installa de nouveau entre les deux compères. L’un méditait sur sa mission de guide, tandis que l’autre ressassait les paroles du premier. L’amnésique finit par reprendre :
— Et où sont les autres Héros ? Vous avez dit que nous étions plusieurs.
Glenn soupira. La réponse risquait de déplaire à la jeune femme.
— Malheureusement… Vous êtes une exception. Rares sont les graines qui ont pu arriver à maturité. De plus, une prophétie conte le retour d’un Héros dans cette grande forêt qui était l’ancien champ de bataille de Sérasia. Scur a donc tenté de détruire la Forêt de la Vie lorsqu’il l’a appris. Un Héros serait apparemment ressuscité avant la destruction de ce lieu magique mais personne ne l’a jamais vu. D’après ce qui se dit, il aurait été capturé… Je doute fort qu’il ait survécu. Pour ce qui est de vous… Un heureux concours de circonstances a permis à votre Arbre de pousser dans une sorte de caverne, à l’abri des regards et de la connaissance de tous. Mais c’était sans compter les gardiens de la Forêt de la Vie, mes prédécesseurs, qui, convaincus que la prophétie se réaliserait, cherchèrent sans relâche le dernier Arbre de Vie et finirent par vous trouver. Nous avons donc pris soin de ce lieu depuis des générations dans l’espoir de vous voir un jour renaître.
Elle resta coite, tentant de digérer tant bien que mal les tonnes d’informations que l’homme venait de lui fournir. Il respecta cela, compatissant, jusqu’à ce qu’elle reprenne :
— Qu’en est-il de ce Scur ? Il n’est pas mort depuis le temps ?
— Non… C’est un des rares êtres immortels de notre monde… Une des divinités fondatrices que l’on nomme Êtres des Cascades. Il a été déchu de ce rang, car animé de jalousie et de convoitise. Granòs, le créateur des Êtres des Cascades et de notre monde, le condamna à errer pour l’éternité sous une forme repoussante le temps qu’il se repentisse de ses actes terribles mais cela ne l’arrêta pas. Il finit même par nourrir une haine si profonde qu’il leva des armées pour se révolter contre Sérasia – royaume de sa déchéance – et tout détruire sur son passage.
Déglutissant, elle tenta de relativiser :
— Heureusement que cette personne ne sait pas que je suis revenue ! Tout cela est bien trop effrayant !
Glenn la regarda, visiblement contrarié pour elle :
— Il sait.
La jeune femme manqua de tomber de sa chaise.
— Une lumière dorée sort de l’Arbre de Vie lorsque le Héros ressuscite. Ne l’avez-vous pas vue dehors ?
Elle acquiesça.
— Elle est visible à des kilomètres à la ronde et ce pendant une journée entière. Tout le monde est au courant désormais. Ceux qui n’auront pas vu cette lumière entendront bien vite les rumeurs dès que le soleil sera levé. Vous devez craindre pour votre vie mademoiselle… Nombreux sont ceux qui seront en mesure de vous aider mais des personnes pleines de mauvaises intentions pourront aussi croiser votre route. Voilà pourquoi il vous faut retrouver votre nom, cela vous mènera à l’arme que vous aviez auparavant car chaque Héros détenait sa propre arme et chacune d’entre elles disposait d'un pouvoir particulier que seul leur détenteur était en mesure d’utiliser. Cet artefact est le seul moyen de retirer le joug de Scur sur Sérasia et de libérer le peuple.
Elle paniquait. Elle n’en montrait rien mais elle était terrifiée. À peine débarquait-elle dans ce monde qu’elle ne connaissait pas qu’on lui racontait qu’elle était la réincarnation d’un combattant renommé, qu’elle allait être traquée pour un passé dont elle n’avait aucun souvenir et qu’elle devait sauver tout un royaume. Devenue pâle, sa gorge était tellement serrée qu’elle ne pouvait plus dire un mot. Son interlocuteur se montra tout de même rassurant :
— Bien que tout cela ait l’air effrayant, vous pouvez compter sur moi. Il existe déjà tout un réseau de gens prêts à vous aider et à vous protéger au péril de leur vie. Nous allons nous organiser au plus vite et trouver une solution pour votre mémoire défaillante. Nous prendrons la route d’ici quelques heures pour quitter cette Forêt. Il faut vous en éloigner au plus vite. Les sbires de Scur ne vont pas tarder et il ne serait pas souhaitable de les trouver sur notre chemin… Je vous conseille d’aller vous coucher et d’essayer de trouver le sommeil. Pour ma part, je vais aller apprêter la cariole et récupérer quelques bricoles pour notre prochaine étape. Je reviendrai vous chercher en suivant. Vous êtes en sécurité ici.
Loin d’être rassurée, la jeune femme ne dit rien. Elle se contenta d’acquiescer. Glenn était la seule personne en qui elle pouvait avoir confiance pour le moment. Sa perte de mémoire l’empêchait d’agir car elle ne savait pas vraiment ce qui l’attendait dehors alors, elle se raccrochait à cet homme boiteux qui faisait preuve d’une grande gentillesse depuis qu’ils s’étaient rencontrés.
Elle fut installée sur le lit au fond de la réserve. L’odeur forte qu’il dégageait ne la dérangea pas, trop préoccupée qu’elle était à l’idée de tout ce qu’elle venait d’apprendre et de tout ce qui l’attendait désormais. Glenn retira l’un des trois gros insectes luminescents de sa lanterne et le déposa dans une petite cage en fer forgé pour qu’elle puisse se repérer dans la pièce. Squiro resta avec elle, compagnon affectueux et rassurant. Enfin, le gardien de la Forêt s’en alla, refermant précautionneusement la trappe derrière lui. Il devait se dépêcher.
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