EMBLEMA

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Les regards des quatre hommes fixaient le feu. Et le feu faisait danser leurs ombres assises. Lucius, le maître-chien, ne voyait pas vraiment les flammes. Les yeux mi-clos, il repensait au visage terrifié d'Aramundo. L'étranger les avait guidés trois jours durant. Cet après-midi, il avait fui dans les profondeurs de la forêt.

“Pourquoi est-il parti?”

Lucius ne pensait pas avoir prononcé cette question tout haut quand le fétial répondit: “Peut-être a-t-il senti que les dieux ne sont plus de son côté.” Sa voix, habituellement forte et solennelle, se perdait dans les branches, étouffée et sans écho.

“Les dieux ou le Sénat, Gaius?”

“Je n'écoute que les dieux.”

“Ceux d’Aramundo ne sont peut-être pas les mêmes que les nôtres…”

Le légat Titus les interrompit: “La région sera soumise en conformité avec la loi des Hommes et celle des dieux. Aulus, penses-tu pouvoir trouver le chemin?”

L’explorator, déstabilisé par cette interpellation, hésita avant de répondre. Le regard métallique de Titus ne cillait pas.

“Se guider est difficile quand on ne peut voir le ciel, de jour comme de nuit. Seul le barbare connaissait bien cette forêt. Pourquoi n’as-tu pas lancé ton chien à sa poursuite?”

Lucius essaya de ne pas réagir à cette provocation mais Cinis dressa une oreille.

Le masque impassible du légat attendait une réponse.

“Cette nuit, relayons-nous pour tenter d’apercevoir les étoiles, proposa finalement Aulus.”

Il prit sa respiration et ajouta: “Demain matin, j’escaladerai cet arbre. Il semble plus haut que les autres et me donnera peut-être une vue sur les environs.”

Le hêtre qu’il avait désigné culminait à une dizaine de perches. L’écorce présentait une surface lisse, du moins sur le versant sec, l’autre portant mousses et lichens. La lumière écrasée du foyer ne permettait pas de révéler les branches autrement qu’en de vagues zébrures. Aulus savait que plus haut, elles remplaçaient les yeux tristes entourés de brins pendants qui parsemaient le tronc.

Il espérait que l’aspect peu engageant de l'ascension impressionnerait le légat. Celui-ci ne laissa rien paraître. Il sembla se satisfaire de ce plan comme de la proposition d'un expert subordonné à son commandement. Et non pas comme la dernière tentative de briller pour un homme à cours d’options.

Chacun prit son quart cette nuit. Comme l'avait demandé Aulus, chacun chercha des étoiles familières entre les nuages et les branches.

Seuls des astres isolés se laissaient surprendre. Tour à tour, ils luisaient froidement sans indiquer le chemin. La lampe à huile qui brûlait dans la cabane du berger ne pouvait suffire à indiquer l'emplacement du village le plus proche.

Quand l’un des hommes était relevé de sa garde, il allait s’allonger pour traquer un peu de sommeil dans l’humidité et l’agitation. Les frondaisons bruissaient, l’humus respirait. Les animaux criaient et grognaient dans les profondeurs des fougères. Pourtant quand l'ombre s'épaississait, elle étouffait même les pas des bêtes nocturnes. Et alors il n’existait pas de silence pareil au silence de cette forêt. Un silence absurde.

Les branches craquèrent. Aulus n’était plus visible depuis le sol. Seul le fétial levait son visage vers le compact nuancier de la canopée.

Lucius se tendait vers le moindre signe d’approche mais son chien restait calme au pied de l’arbre. Assis, plissant ses yeux jaunes, il se pourléchait de temps à autre les babines en laissant entrevoir ses crocs. Sa fourrure gris sombre confondait sa silhouette aux ténèbres près du tronc.

Titus attendait, un peu à l’écart.

L’aube passa et la lumière se faisait plus franche lorsqu’Aulus redescendit.

Il reprit son souffle pendant que les autres tentaient de lire son expression avant de recevoir ses paroles.

Gaius avait guetté les présages mais aucun oiseau ne s'était manifesté. Pouvaient-ils seulement voler enserrés dans ces branchages si denses? Dans cet espace fractionné, étouffant que le fétial ne pouvait lire. Les lignes tortueuses divisaient l’espace, brisaient sa vue dans ce monde et peut-être dans l’autre. Celui duquel il devait percevoir les signes.

“Nous sommes sur le bord de la vallée, presque sur une crête, commença Aulus.”

“Bien, Aramundo disait que l'emblème se situait en fond de vallée, se réjouit Lucius.”

“Je ne l’ai pas située, mais j’ai cru voir une ligne noire sur la canopée, qui pointait en contrebas.”

“Une ligne noire?”

“L’ombre de l’emblème.”

“D’ici, avec le soleil dans le dos? Cela n’a aucun sens.”

L’affirmation de Titus tombait fermement, mais ne condamnait pas. La main du légat, accompagnée d’un regard bienveillant, était posée sur l’épaule d’Aulus. Lucius crût aussi déceler une pointe d’inquiétude dans ce geste.

Cinis s’agitait quelque peu, comme souvent lorsqu’il voyait sa meute humaine se rapprocher, échanger à sa manière si sophistiquée.

“Elle est là.” L’index d’Aulus désignait la pente dans le dos des trois autres. Lucius et Titus se retournèrent. Ils crurent la deviner aussi, cette trace cendreuse qui balafrait la forêt. Mais lorsqu’ils s’avançaient, elle se fragmentait en une multitude de taches ou de pointes noires. Aulus marchait avec eux d’un pas moins hésitant, et accélérait même.

Ils entendirent le fétial derrière eux: “L’avez-vous vu directement? Ne suivez pas l’ombre si vous n’avez pas vu l’emblème directement!”.

Le légat et le maître-chien s’arrêtèrent.

“C’est peut-être le signe que nous devons suivre, dit Lucius. Nous avons peut-être mal compris Aramundo, ce que le mot emblème signifiait pour lui.”

“Le gnomon ignoble, murmura Gaius.”

“De quoi parles-tu?”

“Il y avait ce jeune esclave, à peine plus âgé que moi. Il faisait partie de la maisonnée de mon mentor, je le croisais souvent. Un matin, je le trouvai attaché à la fontaine au centre du vaste atrium. Il semblait épuisé. L’eau ne circulait plus dans cette partie de la villa et les pieds nus de l’esclave trainaient dans la poussière du bassin.

Il était assis la plupart du temps, mais dans une position inconfortable qui l’obligeait à se lever régulièrement. Il ne se plaignait pas et paraissait tout à fait résigné.

Mon mentor, son maître, qui l’avait ainsi châtié pour un motif dont je ne me souviens pas, m’avait déclaré: Tu penses perdre ton temps à écouter mes conseils et mes leçons. Vois plutôt: lui sent fuir ses heures avec l'ombre du gnomon ignoble auquel il est enchaîné.”

Titus et Lucius reprirent leur course sans commenter le récit du fétial. Irrités, même, par cette mise en garde sentencieuse qui les retardait.

Ils progressaient à grand peine dans la végétation épaisse. Malgré la descente abrupte du terrain, des racines ou des branches ne cessaient de briser leur élan. Les aiguilles lacéraient leur peau. Ils passaient en force. La forêt les punissait de cet affront.

Pourtant, Aulus les distançait.

Lucius n’entendait pas Cinis dans ses pas. Il revoyait le chien hésitant, qui fixait son maître tout en dansant sur ses appuis antérieurs. Cinis s’était finalement assis et avait jappé une dernière fois quand Lucius s’élançait entre les troncs.

Le légat et le maître-chien avançaient sur le même rythme, mais depuis un long moment ils avaient perdu de vue Aulus.

Ils s’arrêtèrent pour la première fois depuis leur départ, les sens en alerte. Ralentir leur souffle pour inviter le silence leur fut pénible. L’air humide, froidure liquide, envahissait leur poitrine puis refluait en toux. Leurs poumons échappaient à la noyade mais le sang battait à leurs tempes. Un point de côté martelait avec insistance: leur âme s'empêtrait dans le vertige de la forêt.

Prêtant l’oreille dans le vide qui se refermait sur eux, ils entendirent chuchoter ou peut-être la respiration de l'autre. Grogner ou peut-être le bois qui ployait. Gratter ou peut-être les branches dérangées par leur course qui se remettaient en place. Reformant l’unité qu’ils avaient troublée pendant un court moment.

Leurs regards se rencontrèrent un instant mais ils n’échangèrent aucune parole. Ils revinrent sur leurs pas en marchant.

Trouver le chemin ne fut pas difficile. Les écorces brisées, la boue projetée, les traces de sang les guidèrent.

Gaius était assis contre une souche et ne se leva pas quand ils revinrent. Le fétial vérifiait son paquetage et ses semelles. Il ne paraissait pas les attendre.

Cinis accueillit son maître sans grande effusion affective, se contentant de lui renifler la main en agitant timidement la queue.

“Ce chemin n’est pas vraiment praticable, dit Lucius. Si nous voulons continuer, nous serions mieux avisés de suivre le sentier qui descend le cirque en contournant les fortes pentes.”

Gaius prit un air incrédule: “Continuer? Sans notre guide suève et sans notre explorator?”

“J’espère toujours les trouver. Tu abandonnes vite…”

“Même ton chien ne veut plus les pister.”

“Nous continuons, intervint Titus. Ce débat n’a pas lieu d’être, j'ai tranché: nous suivrons le sentier.”

Gaius se leva et s’adressa au légat avec assurance: “Mars m’a parlé. Les signes sont clairs. Ils m’indiquent le chemin du retour. Tu sais qu’il préfère la guerre au printemps. Laissons finir l’automne, et passer l’hiver.”

“Je termine la mission qui m’a été confiée. Libre à toi de rentrer.”

Le fétial parut sincèrement choqué: “Tu te défies des signes, Titus?”

“Tu as eu peur, Gaius, sourit le légat. Je te pardonne et te laisse libre de tes mouvements, mais je dois accomplir ma tâche.”

Lucius se satisfaisait du soutien du légat sans le recevoir avec un enthousiasme débordant. Le maître-chien sentait qu’il s’agissait plutôt d’une décision ferme et personnelle. Du moins Titus semblait vouloir qu’on la perçût ainsi.

Gaius se tourna vers le maître-chien: “Ne te demandes-tu pas pourquoi ton Cinis ne t’as pas suivi? Les chiens sentent les fantômes, Lucius. À son manque d’entrain, on pourrait penser que Trivia elle-même vous attendait au bout du chemin.”

“Puisse ton retour être paisible.” répondit Lucius en emboîtant le pas au légat sur le sentier, un passage à peine moins dense que les murs végétaux qui les entouraient, à peine dégagé par le passage d’animaux peut-être. Des créatures ni vues ni entendues, comme si rien de ce qui pouvait se mouvoir n’avait le droit d’exister ici.

Le fétial marchait de plus en plus rapidement. Il courait presque, se sentant sur le bon chemin. Il oubliait l’abandon de ses compagnons, s’enivrait du mirage d’une lisière qu’il rêvait proche.

La fatigue le gagna bientôt, l’air se fit plus chaud et une étrange lumière tremblait entre les feuilles.

Son champ de vision se réduisait et s’empourprait. La forêt s'éclaircit pourtant. Ou les arbres s’affinaient. Bientôt il ne voyait plus que des lignes verticales espacées, plus aucune végétation. Des pieux, des lances plantées dans le sol. Des pilums bien dressés dans un champ de poussière. Par centaines. Des épées aussi, longues et étrangères.

Des pas assourdissants.

Quel était ce colosse qui avançait dans la brume rouge?

Gaius ne se trouvait plus sous les arbres mais la lumière ne lui parvenait pas davantage. Il leva la tête. Un immense bouclier lui cachait le soleil, une éclipse d’airain.

Le disque se déplaçait et Gaius espérait voir poindre une lueur.

Ce fut un immense visage qui apparut, couturé de cicatrices, celui d’un géant aux yeux furieux, comme deux braises ardentes dans le contrejour. Des serpents se tordaient sur son casque en produisant un son innommable.

Pourtant le sourire du colosse s’étendait, large et lumineux, accueillant. “Gaius Livius Purpureo, tu as bien servi. Je n’ai plus besoin de toi à présent. Repose-toi à l’ombre de mon bouclier.”

La brume rouge se dissipa. Bientôt Gaius sentit la pluie tomber sur lui. Mais une odeur métallique l’assaillait et le liquide était plus visqueux que de l'eau, maculant ses vêtements.

“Est-ce mon sang dans ma bouche?”

Il regarda encore vers le haut dans la pluie infâme. L’envers du bouclier semblait en être la source. Gaius y distinguait des restes peut-être humains, une tapisserie organique qui se décollait par endroits. Il se mit à courir, mais le rideau de pluie le suivait. Il entendait le colosse rire comme il déplaçait l’immense disque. Le rire sonnait clair, presque enfantin.

Gaius tomba à genoux. Il chercha les mots de dévotion mais son souffle ne porta qu’une question: “Quelle est cette folie?”

N’avait-il pas protégé les douze anciles? N’avait-il pas porté la tunique de pourpre pour danser à travers la ville?

"J'ai peu apprécié que tu utilises mon nom pour dissimuler ta lâcheté.” Il rit encore. “Vois-tu, mon masque sied mal à cette faiblesse.”

Un masque, oui. Un masque de métal couvrait le visage du dieu.

Comme il se penchait vers Gaius, le fétial put en contempler les détails. La surface était bosselée. Ces reliefs ressemblaient à des graines… Non, des visages.

Des centaines de visages hurlants.

Des centaines de paires d’yeux écarquillés.

Des centaines de bouches.

Laissant échapper leur dernier souffle de terreur.

Ces visages étaient à présent le sien.

Les peaux pendantes clouées à l’immense cuirasse étaient la sienne.

C’était son sang qui coulait du bouclier.

Gaius acceptait son sort, et cette action était son ultime démonstration de piété.

Son dieu pouvait s’emparer de sa force, sucer sa vie et se vêtir de sa chair.

Titus et Lucius échangèrent un regard lorsqu’ils entendirent un cri perçant dans le lointain. Les deux hommes avaient à peine interrompu leur marche et n'avaient proféré aucune parole.

Ils avançaient sans pause, contre l’humidité et leur fatigue. Refusant le repos du sol acide et des mousses glissantes.

Cinis, lui, ne luttait pas. Il faisait partie de cet endroit et de tous les autres semblables. Les lieux grouillant d’une vie épargnée par les pas de l’Homme. Où le jour pouvait verdir les arbres et faire éclore les fleurs. Où la nuit prodiguait refuge aux proies et postes d'affût aux prédateurs. Ce chien avait plus en commun avec les loups qu’avec les bellatores de la légion. Il appartenait à une espèce locale domestiquée par les Suèves.

Lucius ralentissait. Il lui semblait que le légat conservait un pas égal et déterminé et se demandait quand lui-même serait aussi laissé en arrière. Aux yeux du maître-chien, Aulus puis Gaius avaient été abandonnés. Il plaçait la responsabilité de leur absence sur ses propres épaules. Il aurait dû rattraper Aulus. Il aurait dû convaincre Gaius, ou peut-être repartir avec lui. Il aurait même dû partir à la recherche d’Aramundo.

Après plusieurs heures de marche muette et malgré le soutien qu’offrait Cinis par sa simple présence, Lucius se sentit écrasé par le poids du silence.

Il s’arrêta et imagina Titus continuant son chemin sans altérer sa foulée. Mais le légat remarqua tout de suite le changement. Il se délesta de son paquetage sans un mot et avisa un creux entre deux noueuses racines pour y prendre séant.

Lucius s’accroupit face à lui sans ôter son équipement. Il savait que Titus s’était arrêté pour le ménager. Mais le maître-chien défiait le légat par son attitude, assisté par son compagnon animal qui joignait son regard au sien. Maintenant Titus paraissait fragile, essoufflé, résigné, frissonnant devant la flamme des iris jaunes de Cinis. Il lança une question, presque pour se défendre: “Pourquoi n’as-tu pas suivi Gaius? Pourquoi continuer?”

“Je veux retrouver Aulus… Et Aramundo.”

“Pour nous guider?”

“Pour les sauver.”

“Nous aurons peut-être la chance de les recroiser. Leur absence rend notre tâche plus difficile, mais pas impossible.”

“Qu’y-a-t-il de si important à déclarer la guerre aux Suèves? Rome pourrait abattre cette forêt, soumettre ces peuples sans se soucier du protocole ou de l'assentiment de Mars…”

Le légat sourit. Lucius en douta un instant, car Titus n’avait jamais emprunté cette expression devant lui, ou alors il avait oublié ce moment. Le rictus qui fendait le visage du légat pouvait pourtant s'interpréter de cette manière, abstraction faite du masque de fatigue et de tension.

“Tu n’as pas compris, Lucius. Tu t’es pris d’amitié pour Aramundo, mais moi j’ai décidé de sauver tout son peuple.”

Le maître-chien cilla, sa bouche ouverte inspira au lieu de prononcer une parole. Finalement il s’assit, bientôt imité par Cinis.

“Comment?”

“C’est la fin des chaleurs, Lucius, bientôt le cœur de l’automne, ensuite les longs mois d’hiver. Et enfin seulement, le printemps, le début des combats. Ne t’es-tu pas demandé pourquoi lancer cette expédition si tôt? J’ai été très occupé cette année, c’est vrai. Conquérir, c'est une chose; administrer et organiser, c’est encore un autre art. Cet ordre a traîné. Pas seulement de mon fait, mais je n’ai déployé aucun zèle pour en faire une priorité…”

“Tu leur laisses un délai! souffla Lucius.”

“Oh, ce n'est pas une grande faveur! Fuir ses terres dans les premiers frimas, déplacer troupeaux et cultures. N’offrir aux enfants la chaleur d’un feu que par intermittence, exposer les faibles et les égarés aux prédateurs…”

Titus ponctua cette sentence d’un regard se perdant dans la sylve autour d’eux.

“En leur déclarant les intentions de Rome trop tôt, tu donnes aux Suèves une opportunité de fuir… Tu trahis le Sénat…”

Il ne s’agissait pas d’une accusation, mais de la conclusion d’un raisonnement, de l'identification d’une conséquence qui en entraînait d’autres.

Lucius se sentit comme un enfant devant les jeux des Hommes et leurs rouages mortels, leur pouvoir aux effets inéluctables.

“Ou bien le Sénat suivra le même chemin que toi, Lucius. Il se détournera des vieux protocoles et des augures de Mars. Il décrétera que la guerre n’a pas de saison.”

“Même dans ce cas, affronter cette forêt l’hiver serait pure folie.”

Titus sourit à nouveau. “Alors mon plan s’avère plus solide encore que nous l’imaginions.”

Les deux hommes reprirent la marche après une gorgée d’eau vinaigrée et une poignée de noisettes. Le silence s'installa à nouveau entre eux. Les a priori de Lucius sur le bellicisme du légat avaient volé en éclats. Cependant leurs intentions immédiates n’étaient pas moins différentes. Le fossé existait toujours et se creusait.

Après plusieurs heures, le maître-chien proposa d’escalader un arbre pour faire le point sur leur position. Titus donna son assentiment et attendit, ce qui indiqua à Lucius qu’il devrait lui-même s'acquitter de cette tâche.

Cinis patienta en manifestant son inquiétude par une saccade de petits pas autour du tronc, des cercles incomplets et brisés. Lucius exécuta une ascension difficile, les mains engluées dans la sève, les clous usés de ses semelles glissant sur les branches humides. Quand il parvint au sommet, il vit le signe plus loin qu’il ne l’avait imaginé, et aucune ombre étrange pour marquer ou dissoudre le chemin.

A terre, tandis que le chien le reniflait avec une sensible retenue, il dit à Titus: “Nous pouvons continuer, je pense. L'emblème est en vue mais nous sommes moins proches que ce que j’espérais.” Le légat hocha la tête.

Lucius contemplait le sol, exactement semblable à celui qu’il avait quitté en grimpant, à l’exception de quelques feuilles froissées par les piétinements de Cinis ou de graines plus enfoncées. Dans cette forêt d’automne, il ne voyait pas les feuilles tomber. Le vent n’atteignait plus de telles profondeurs, la brume se suspendait au-dessus des cimes. Ils étaient entrés en ce lieu hors de l’espace et du temps, où rien ne bougeait qu’on ne déplaçât soi-même. La végétation cachait l’horizon, imposait son plafond et dressait ses murs avec la matérialité implacable de solides cachots. Cette forêt était leur Dédale. L’emblème était leur but, ou un Minotaure qui les attendait au dernier tournant de leur voyage.

Malgré son habitude de la marche forcée, Lucius peinait à suivre la cadence du légat. Il cherchait son souffle. Sa vision se troublait, les aiguilles des arbres s’ouvraient, les troncs fondaient en un magma zébré de convections lentes, vers le haut puis vers le bas.

L’aboiement de Cinis trancha les battements sourds dans ses oreilles. Lucius s’arrêta dans un balancement mal assuré, comme si son paquetage allait le clouer sur le dos. Les deux hommes tentaient, à travers les feuillages, de détecter les fantômes qui troublaient le chien.

L'animal s’élança soudain, Lucius à sa suite. Le légat s’engagea après avoir laissé un intervalle. Le maître-chien faillit s’interrompre lorsqu’il aperçut une silhouette furtive, rapide. Des cheveux qui flottaient dans la fuite, des yeux qui perçaient l’obscurité. Aramundo.

Cinis glapit derrière un immense bouquet de fougères. Lucius le rejoignit. A cet endroit la pente se faisait abrupte. La terre avait glissé et un enchevêtrement de racines retenait le chien.

Titus sauta par-dessus la ravine et tourna brièvement la tête, le temps de percevoir la direction pointée par l’index de Lucius. Celui-ci s’affaira ensuite à dégager Cinis et examiner sa patte entaillée.

Le maître-chien ressentait de la gratitude envers le légat, pour l’avoir laissé prendre soin de l’animal en se chargeant seul de la poursuite.

La forêt s’était refermée sur Titus depuis longtemps alors que Lucius pansait son chien, sacrifiant de l’eau potable pour nettoyer sa plaie.

Cinis se remit rapidement. Il s’était réveillé sans fièvre après un quart d’heure de sommeil. Il montrait à présent sa hâte en tournant autour de son maître et en levant la truffe à une brise indécelable.

Lucius remballa et se dirigea à marche forcée dans la direction qu’avait prise le légat.

D’après les souvenirs de sa dernière observation en hauteur, cela ne le menait pas en droite ligne vers l’emblème, mais l’en rapprochait en suivant le sentier qui s’enroulait vers le fond de la vallée.

L’homme et son chien avançaient depuis peut-être une heure. Lucius ne se sentait pas capable d'estimer combien de temps les séparaient de l’aube, future ou passée. Une obscurité épaisse la devançait ou s’attardait dans les hautes branches. L’eau dégoûtait vers le sol âcre, rosée trop épaisse ou produit d’une pluie qui tombait sur les cimes, dans un autre monde.

Cinis marqua l’arrêt en premier. Droit devant eux, suffisamment près pour déranger la prédatrice, une immense louve se tenait sur le corps de Titus. La tête du légat, rejetée en arrière, maculée de sang, rivait ses yeux sur Lucius.

La louve jeta un regard derrière elle, en gardant Cinis et son maître à la périphérie de son champ de vision.

Lucius remarqua alors le reste de la meute qui s’approchait doucement de l’imposante femelle.

Cinis s’avança d’un pas hésitant. Il glapissait en jetant des coups d'œil timides vers la meute, sa tête baissée la plupart du temps. Son attitude traduisait pour Lucius une forme de soumission.

Il entendit les loups lui répondre et comprit que Cinis dialoguait avec ses cousins. L’animal s’arrêta à mi-distance, se tourna vers Lucius. Celui-ci sentait qu’un geste d’approbation, ou bien l’ordre de revenir à ses pieds, était attendu.

Le maître-chien abandonna le récit qui se détaillait dans son esprit: Cinis qui revenait auprès de lui et la meute qui changeait les termes du marchandage, exigeant une autre victime humaine.

Il hocha la tête. Sur ce signe, le chien rejoignit ses congénères sans se retourner, et Lucius accepta de perdre son dernier guide.

Débarrassé de la distraction créée par les compagnons de voyage, il pouvait à présent observer. Il avait la sensation d’avoir trouvé le rythme de cette forêt, son pas réglé sur la syncope du vent dans les cimes. Il progressait à travers les rideaux successifs de lichen, dans un tunnel à l’intérieur de la masse vivante. Presqu’aussi silencieux que Cinis, presqu’aussi rapide qu’Aramundo.

Le maître-chien trouva d’abord les restes d’Aulus. Fragmentés et noircis. Une statue de bois carbonisée et découpée à la hache. Les débris d’un miroir d’obscurité brisé, pareils aux échardes d’ombre poursuivies par l’explorator, la dernière fois que Lucius l’avait vu vivant, loin au-devant, la silhouette agile avalée par la forêt.

Ensuite, il découvrit Gaius, desséché et exsangue, le corps traversé de multiples branches droites et affutées comme des lances.

Il prenait un plus long chemin qu’eux et que Titus. Il suivait la spirale pour descendre, non pas la pente qu’ils avaient dévalée. Lucius voulait y lire un signe, la preuve que la forêt et ses fantômes souhaitaient canaliser ses visiteurs sur un unique sentier, punissant les contrevenants par une mort atroce.

Il rendait grâce à ses compagnons, qui au prix de leur vie lui avaient révélé cette règle occulte.

Lucius déboucha dans la clairière. Le point final de la spirale. Il savait que quelle que soit la direction où pointait son regard, se cachaient des sentes déjà parcourues, un ru déjà franchit, un grand arbre déjà contourné.

Mais le crépuscule commençait à obscurcir la scène. Le maître-chien arrivait trop tard pour voir le disque solaire dans la fenêtre céleste timidement ouverte. Bientôt tout glisserait vers le noir. La forêt des forêts, avec ses hêtres et ses sapins, ses fougères et ses mousses, ses rocs et ses tourbières, ses gouttes et ses ruisseaux, ses loups, ours, hyènes, léopards, gloutons, renards, chacals et lynx, ses hiboux et ses chouettes, ses lichens délicats et son humus âcre, la tiédeur de son sol dans l'entrelacs de ses racines, le silence de ses nuits et de ses jours, leur éternité végétale.

Lucius, essoufflé et hagard, se dirigea à pas tremblants vers le centre de la clairière, où un groupe de personnes se détachait devant l’emblème. L’une d’elles tenait une petite cage au creux de laquelle rougeoyaient faiblement quelques braises. A l’approche de Lucius, elle les transféra dans un foyer à ses pieds, et de hautes flammes s’élevèrent des branches sèches.

Ce nouveau jour incendia l’espace autour d’eux. La lumière était rouge, ambrée comme si l’air lui-même brûlait.

Lucius leva son visage vers l'emblème: une massive figure d’osier à tête couronnée, haute comme trois hommes. Il s’en dégageait quelque chose de chaleureux et d’effrayant, comme un démon protecteur. Un auroch ou le roi de tous les cerfs. Ses naseaux déformés, sa bouche féroce. Ses yeux doux qui s'ouvraient comme deux puits lumineux sur des abîmes de quiétude. Des gouffres qui constituaient en cet instant l’unique horizon de Lucius. Il pensait ou espérait ne plus jamais voir autre chose.

Il entendit des mots étranges, mais ce fut un latin prononcé à la perfection qui le tira de sa transe.

“Le représentant demande si tu fais bien partie de la délégation romaine.”

La femme qui s’adressait à lui était apparemment originaire de la région, peut-être de la plaine qui s’étendait plus au sud.

Lucius se sentait plus étranger que jamais. Cette femme ne pouvait être considérée comme une barbare au sens strict. Des humains vivaient ici, des personnes qui parlaient sa langue pouvaient habiter cet endroit reculé, dans lequel il était parvenu à pénétrer vivant comme par miracle.

“Je suis Lucius Rutilius Catulus, maître-chien dans la légion, et je suis le dernier représentant vivant ici du légat Titus Caelius Macer, envoyé au nom du Sénat et du peuple romain.”

“Et quel est ton message, romain?”

“Une déclaration officielle de guerre, je le crains. Je ne puis, en ma qualité, y mettre les formes civiles et religieuses. Je m’en excuse. Le légat pensait que vous auriez le temps de fuir la région, nos troupes attendant le printemps pour combattre.”

Le représentant et son interprète échangèrent un regard. Un sourire fendit leur visage aride, puis les hommes et femmes qui les entouraient se joignirent à leur rire franc et sonore. Cette réaction déstabilisa Lucius mais il attendit que l’interprète reprît la parole.

“Le représentant prévient la légion, par ton intermédiaire, du danger qui la guette. Cet endroit n’est pas pour vous. Il n’y a rien ici que vous pourriez changer. Après l’hiver, puis le printemps profond, tout brûlera (Lucius sentit que l’interprète avait eu des difficultés à traduire cette dernière image) puis enfin reviendra la paix automnale.”

Le représentant fit une pause dans sa réponse. Un homme plus petit et plus âgé sortit de son ombre. Il extirpa quatre baies noires d’une petite bourse de tissu, les déposa dans un bol de terre cuite, les accompagna de deux feuilles racornies et broya le tout à l’aide d’une petite pierre ronde.

“Mais votre légat s’est montré prévenant et un certain courage vous a été nécessaire pour parvenir ici. Je veux t'offrir une vision.”

Le petit homme tendit le bol devant Lucius et mima le geste attendu. Le maître-chien obéit en pinçant la substance pâteuse pour la porter à sa bouche. Un goût amer et piquant. Il avala et hoqueta, son estomac se contracta, il haleta puis reprit sa respiration.

Les hommes et les femmes avaient disparu mais l’emblème se dressait toujours là. Lucius avança péniblement dans sa direction.

Bientôt ses jambes s’enfoncèrent. Il forçait dans une mer d’écorces fines qui l’enserrait jusqu’aux genoux. Il rampa. Sur certaines étaient tracés des symboles.

Les marques semblaient plus ou moins récentes. Plus ou moins effacées.

Les remous de ses mouvements faisaient apparaître et disparaître des fragments en surface.

Friables et humides, ou durs comme la pierre.

Il reconnut des lettres latines sur plusieurs d’entre eux.

Des débris de chair devenus bois.

Le soleil brillait à son zénith, très exactement derrière l’emblème.

Le gnomon ignoble.

L’ombre projetée accueillante.

Lucius était l'ombre qui dansait au bord de cette ombre.

Le moyeu d’une roue de noms volés, d’âmes pétrifiées. En paix. En guerre.

Desséchés sous le regard de leur Minotaure à tous.

La statue de jonc qui disait “malheur aux vaincus”.

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