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Dehors, la rosée matinale s’élève. Quelques touches par ci, une myriade de couleurs et un ballet de sentiments t’enivrent, quelques traits par là, et des formes singulières se tordent dans l’abstrait, ton cri joyeux réveille le cœur de la résidence. Tu bondis hors de la mansarde que tu occupes au cinquième, tu exultes d’une émotion si forte que tu ne peux la contenir dans le terne bâtiment qui longe le quai Rouge. Une veste sur les épaules, des souliers neufs aux pieds, chapeauté d’un bonnet bleu, te voilà qui descend à pas de loups dans l’escalier. Le concierge ne rôde pas encore, il demeure à cette heure-ci dans son studio au premier, pestant sûrement l’habitude déroutante que tu fais subir à tes voisins depuis ton emménagement le 4 janvier dernier.
La capitale dort encore. Pas une âme dans les rues, pourtant tu n’es pas seul à parcourir l’immensité de la ville en proie à une exultation, à de profonds sentiments aussi positifs que négatifs, à souffrir de la solitude humaine. C’est comme si toi, ou les autres, tu fuis les quelques malheureux matinaux. Si l’homme a besoin d’autrui pour vivre, il n’est guère concevable que l’espace de chacun ne soit pas respecté, répètes-tu à qui veut l’entendre. L’heure avance : le petit-déjeuner appelle, une fringale te saisit par les tripes, tu t’élances à travers les venelles pour arriver le plus vite possible à la boulangerie, Le bon pain de Martine. Manque de bol, une queue s’est déjà formée. Salopiauds, flandrins, travailleurs, bougnats et ménagères parlent de vive voix des dernières nouvelles, comptent les sous et font des échanges afin que personne ne soit laissé pour compte. Tu le sais, la vie est dure. Tu te ranges à la fin et demeures silencieux jusqu’à ton passage devant une jeune ouvrière dont l’apparence est familière.
Les paroles que tu prononces sont remplies d’une profonde tristesse. Ta joie s’évapore. Un croissant, un café, voilà que tu repars. Des rues maussades t’engloutissent comme la noirceur de la nuit, leurs griffes percent ta carapace et ta bouche se scelle comme on fait taire un opposant. Comment dorénavant oublier cette jeune femme ? Tu ne cesses de contempler le souvenir récent : un joli chignon, des yeux d’un vert si éclatant que tu pourrais t’y perdre, un visage ovale, uniquement orné d’une cicatrice au travers de la joue droite. Tes pas te ramènent à ta mansarde où tu viens te placer devant ton chevalet, attacher une nouvelle toile pour exprimer l’amertume d’avant, la colère d’antan et la nostalgie d’une époque que tu ne peux plus ignorer.
Peindre, c’est comme écrire. L’imaginaire unit. La réalité conquit. Un pinceau au lieu d’une plume. De la peinture au lieu d’une encre noire, ou alors des larmes rutilantes. Ballet de couleurs comme myriade de paroles. Message glissé.
Ton esprit t'amène ailleurs, là où ton passé régit encore. Un orphelinat se dessinait, austère et immense, qui logeait Rue de Bonheureux où tu travaillais avant. Sous-payé, tu vivais dans la misère et mendiais de temps en temps pour quelques sous. Tard une nuit, tu marchais avec le fruit d’une union passée. Un échange intense en émotion avec la gérante, et le matin suivant, tu es parti sans cette petite-fille que tu as vu aujourd’hui. Quelques photos, quelques lettres, quelques brèves rencontres… Et tu as tout emmagasiné dans un coin de ton crâne quand la gérante t’a informé qu’elle venait d'être adoptée. Tu n’as jamais rencontré les heureux parents, cependant, tu leur as laissé les clefs dont cet enfant aurait besoin plus tard.
Une terrible lettre est arrivée plus tard. Rejet. Cette petite-fille, à ce moment-là devenue adolescente, n’a eu que faire d’un maraud des quais et ne souhaitait pas connaître ses origines.
Il eut alors un temps où tu passais des heures entières à contempler, à te ressasser les souvenirs encore et encore pour comprendre, à te demander si la vie méritait d’être vécue. Cette époque-là, dure et cruelle, t’a quasiment eu. Un pas de plus, et ton âme aurait quitté ton corps. La publication du Sommet d’un maraud t’a sauvé. Les bouquinistes se sont emparés de ton œuvre, ont chanté tes louanges, et les lecteurs ont tant pleuré. Un succès immense qui, aujourd’hui encore, voyage dans les clubs littéraires. Un recueil de poésie, Espoir misérable, a été publié plus tard et est passé inaperçu jusqu’à sa découverte l’été dernier.
Aujourd’hui, tu es assis devant ton chevalet à peindre cette petite-fille. Un bambin d’abord, une enfant après, et enfin un adulte que tu poses à côté d’une autre, aussi jeune d’une autre époque, dont l’apparence est identique, à l’exception d’une cicatrice et d’habits d’ailleurs. De longs cheveux bruns descendant sur les épaules, très soyeux, des yeux d’un vert si intense que des larmes coulent sans bruit sur tes joues, et tu esquisses à la fin des colchiques dans un coin du tableau.
Peindre ne suffit plus. Il te faut écrire dans l’encre rutilante de tes sanglots ce qui te trouble. Et tu te demandes si cette petite-fille devenue jeune femme voudrait, aujourd’hui, découvrir ses origines.
Dehors, l’ébène prend place.
Fracas.
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