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La lunette collait à son œil comme une sangsue à une plaie ouverte mais elle n’en avait cure. Par réflexe quelques secondes avant de s’installer elle avait posé la bande de mousse afin de rendre plus confortable sa vue mais à vrai dire, elle n’en sentait déjà plus le contact. Elle s’était retrouvée tellement souvent dans cette situation que cela était devenu comme une seconde peau pour elle. Elle ne comptait plus les fois où les heures s’étaient écoulées, sans bouger, le regard fixe derrière l’oculaire pour guetter le moment idéal, l’ultime seconde.
Ce soir, elle s’était installée sur le toit d’un immeuble désaffecté de Paris, à environ cinq cents mètres de son objectif. Et elle visait la porte d’un hôtel cinq étoiles. Son client ne devait pas tarder selon ses informations. Enrich Folkner, une espèce de magnat du pétrole en lien étroit avec la mafia chinoise. Malgré ses habitudes, elle ressentit comme une crampe. Elle savait que si elle levait le nez de sa lunette, elle risquait de rater la sortie du client. Un quart de seconde d’inattention, et à cette distance, on n’avait pas beaucoup de temps de réagir. Pourtant, elle ne put résister à l’envie de se replacer. Elle recula sa tête, cligna un peu des yeux et se réinstalla. La crampe dans le cou avait cessé et laissé place à une décontraction totale. Elle allait pouvoir reprendre sa surveillance. Un rapide coup d’oeil dans la rue qui bordait l’hôtel lui permit de voir que la voiture, une Volvo S60, était toujours là. Outre l’aspect un peu clinquant, elle savait que derrière cette carrosserie, un blindage en titane, qui aurait résisté à un obus de mortier, assurait la protection de son client. Il n’était donc pas parti. Mais a contrario, si elle n’agissait pas dès qu’il sortirait, une fois dans son véhicule, il deviendrait intouchable. Elle ne quitta plus la porte des yeux. D’une main experte, elle vérifia juste au toucher que la sûreté de sa carabine FMR RS1 était bien enlevée, de son autre main elle soupesa l’arme et sut qu’il y avait sûrement trois, peut-être cinq balles. L’énorme silencieux avait tendance à fausser son jugement. Cela avait toujours été, et malgré ses nombreux entraînements, elle ne parvenait pas à estimer précisément le poids du chargeur. De toute façon, il lui en faudrait deux tout au plus, au-delà, son point de tir serait immédiatement repéré. Une nouvelle fois elle quitta sa surveillance pour regarder sa montre. Deux minutes à attendre encore.
Soudain elle retint son souffle. La porte de l’hôtel venait de s’ouvrir, elle reconnut son manteau, la manche qui recouvrait son bras et le gant en cuir noir qu’il avait l’habitude de porter. Elle posa aussitôt le doigt sur la gâchette. Elle savait qu’elle n’avait qu’une ou deux secondes pour tirer. Trois tout au plus, si son client tardait à traverser la rue. Au-delà, les toîts des immeubles le masqueraient. Trois secondes, deux, une… Elle appuya le doigt sur la gâchette et… Un bruit derrière elle ! Elle eut juste le temps de tourner la tête. Un objet lourd percuta son crâne et elle s’évanouit immédiatement, lâchant aussitôt son arme.
Elle se redressa. De la poussière de toît mélangée à quelques insectes morts lui collait à la commissure des lèvres. Elle cracha et accompagna son geste d’un juron chuchoté. « Merde ! Que s’est-il passé ? ». Elle s’assit et porta sa main à sa bouche pour s’essuyer. Ce faisant elle croisa sa montre et jeta par réflexe un coup d’oeil. Six minutes. Elle avait été sonnée six minutes. Comme mue par un ressort elle attrapa la carabine qui gisait à côté d’elle, les deux petits pieds du support en l’air semblables à une tortue retournée. Un coup d’oeil dans sa lunette, elle visa immédiatement le trottoir. « Bordel de merde ! » La Volvo ne l’avait pas attendue.
Elle porta une main à son oreille droite et appuya sur un minuscule bouton qui saillait de son écouteur.
« Oui, c’est Justine. La chasse n’a rien donné. Je range le campement. » « Va te faire foutre ! » ajouta-t-elle à son interlocuteur après quelques secondes.
Elle s’assit sur son canapé. La chemise en coton bleu turquoise lui descendait jusques aux genoux. Elle adorait cette chemise. Et chaque fois qu’elle prenait un bain, elle l’enfilait comme chemise de nuit. Elle remonta ses jambes contre elle et les glissa sous le vêtement. Sa tête lui faisait un mal de chien. L’enfoiré qui lui avait fait ça savait s’y prendre. C’était forcément un homme car le coup avait été puissant et bien porté. Une femme n’aurait pas réussi à l’assommer du premier coup. Mais elle dû reconnaître qu’il savait ce qu’il faisait. Le coup avait été bien placé et efficace mais pas suffisamment fort pour qu’elle saigne ou qu’elle ait une commotion. Autrement dit, il savait ce qu’il faisait. Un médecin probablement.
Elle se leva, péniblement, résignée. Elle se tint la tête d’une main. D’un pas lent et légèrement chancelant elle se dirigea vers la cuisine. Elle se cramponna au frigidaire et ouvrit la partie congélateur. Elle saisit une poche de glace et se l’appliqua sur l’arrière du crâne. La porte du réfrigérateur refermée, elle retourna sur son canapé.
La tête posée sur le dossier, la main droite collée à la poche de glace posée sur sa tempe, elle ferma les yeux. Les événements des heures précédentes lui revenaient par flashes. Elle ne comprenait pas comment elle avait pu se laisser avoir comme ça. Rien n’avait filtré, toute la mission avait été orchestrée par elle seule et elle s’était même, pour une fois, occupée de préparer son matériel. A aucun moment l’information sur sa destination n’aurait pu être interceptée.
Elle soupira et rouvrit les yeux. Elle jeta la poche de glace sur la table basse devant le canapé et se pencha pour saisir la télécommande de son téléviseur. La chaîne d’informations s’afficha directement et lui donna la météo du lendemain. Un rapide tour de chaînes lui fit rapidement comprendre que seulement deux options s’offraient à elle : soit elle se décidait à finir Le Lien maléfique, soit elle finissait sa vie avec le quotient intellectuel d’une huître devant TF1. Le téléphone décida pour elle. Elle éteignit la télévision et posa la télécommande sur la table. A côté de son portable. Malgré l’affichage du numéro appelant, elle sut que c’était l’Agence. La sonnerie qu’elle lui avait attribuée le lui confirmait. Et le téléphone pouvait afficher une société d’import-export, un fleuriste ou même la centrale EDF, de l’autre côté c’était forcément son patron.
« Oui ? … Huit heures ? … Je peux être là avant si tu veux… D’accord. Va pour huit heures. Il y aura qui ? … Donc je peux venir en jogging ? … Ca va ! Moi aussi j’ai besoin de décompresser… A demain. ».
La tête baissée dans les mains, les yeux clos, elle respira profondément. D’un pas décidé, elle se dirigea vers sa chambre et alla se coucher.
Assise dans le fauteuil club anthracite, son tailleur blanc faisait ressortir nettement la peau hâlée de ses cuisses. Les jambes croisées, elle se concentrait sur ses ongles. Vernis avec soin, c’était la seule coquetterie qu’elle s’accordait avec sa longue chevelure brune. Tout le reste, bijoux, tenue à la mode, féminine, n’étaient pas dans ses habitudes. Pour le métier qu’elle faisait, il était préférable d’être à l’aise dans ses mouvements et rapide.
Face à elle, son supérieur, assis de l’autre côté du bureau, les mains croisées sur le sous-main, la regardait fixement. Son costume gris pluie et ses lunettes à monture noire lui donnaient un côté Old England, un peu paternaliste, qu’elle détestait. Elle savait que lorsqu’il prenait cet air, elle allait avoir droit à un sermon. L’essentiel était de laisser passer l’orage, sans répondre, sans réagir. Cela durerait moins longtemps. Malheureusement, elle connaissait aussi son propre caractère et savait qu’elle ne tiendrait certainement pas toute la durée du sermon. Ils avaient été en classe ensemble et il avait gravi les échelons plus rapidement qu’elle. C’étaient des choses qui arrivaient dans leur milieu professionnel, mais cela ne lui donnait pas le droit de se sentir supérieur.
Il devait certainement se dire la même chose à cet instant précis, car lorsqu’il ouvrit la bouche pour parler, il s’interrompit presque aussitôt et baissa la tête. Après un soupir il articula quelques mots.
« Leïla…
- Quoi ? La voix était plus agressive qu’elle ne l’aurait voulu. Quoi ? Tu veux que je détaille où la mission a merdé ? Tu vas me mettre à pied ? Tu veux mon arme de service ?
- Leïla ! Arrête maintenant ! Je sais très bien que tu n’y es pour rien. Mais oui je voudrais avoir le rapport de ta mission pour comprendre pourquoi Folkner est encore en vie.
- Comprendre quoi ? Je me suis fait assommer et la cible a eu le temps de se barrer. Je ne sais pas qui c’était ni pourquoi. Je peux y aller maintenant ou tu veux une analyse d’urine ?
- Leïla sur un autre ton s’il te plaît ! Je suis tout de même ton supérieur !
- Mon supérieur ? Tu rigoles ? Mickaël, on a rompu il y a deux mois. Tu me mènes une vie pourrie depuis deux mois, parce que ton ego n’a pas supporté qu’une faible femme te largue. Alors arrête un peu ton char ! Prends sur toi et grandis un peu ! Tu crois que dans l’agence américaine les supérieurs couchent avec leurs agents ?
- Okay, d’accord. Tu as raison… Je me suis emporté. Reprenons. Tu étais sur le toît, tu avais la cible en visuel et tu t’es fait assommer… C’est assez proche des autres fois non ?
- Non, rectificatif, c’est exactement comme les autres fois. Ce type…
- Ce type ?
- Oui. Je ne sais pas pourquoi, la violence des coups peut-être, mais je suis convaincue que c’est un homme. Ce type se pointe toujours à la dernière minute, m’assomme juste comme il faut et repart. Et bien sûr, aucune trace derrière lui.
- Ca fait combien maintenant, trois… Quatre ?
- Trois. Avec Gordinsky le coup d’avant, c’est la troisième fois hier soir. »
Le dénommé Mickaël s’adossa à son fauteuil et porta un doigt à ses lèvres. Leïla savait qu’il réfléchissait.
- Un garde du corps qui aurait surveillé les environs ?
- La première fois oui c’était une solution que nous avions envisagée. Mais à moins que ce type ne loue ses services à toutes les raclures de trafiquants en tous genres, c’est peu probable qu’ils aient tous des gardes du corps aussi performants…
- Et après ? Tu sais bien que tous ces types se passent les bons numéros. C’est un petit milieu.
- Ouais… Pas convaincue. Je trouve que ce serait d’une coïncidence incroyable. Je veux dire… Trois clients, trois fois protégés par le même garde du corps… C’est vraiment pas de chance…
- Et si nous montions un faux assassinat ? On monte une fausse mission, en laissant traîner de fausses infos et s’il y a une fuite chez nous, ce type, là, sera au courant, sauf que ce coup-ci nous serons plusieurs à l’attendre.
- Je ne sais pas… J’ai le sentiment qu’il ne se laisserait pas piéger comme ça…
- Que veux-tu dire ? Qu’il sera au courant qu’on lui a tendu un piège ?
- Non je veux dire que je crois qu’il a ses propres sources et qu’il ne tombera pas dans le panneau.
- Trois fois… Trois fois de la même manière et tu te fais avoir à chaque fois…
Manifestement il réfléchissait à voix haute, ce qui n’empêcha pas Leïla de réagir un peu vivement.
- Tu es en train de dire quoi là ? Que je suis une truffe ? Que, vraiment, je me débrouille comme une bleue ?
- Non pas du tout… Pourquoi ?… Oh ! Non, je ne voulais pas dire que c’était de ta faute. Je suis juste surpris qu’il parvienne à t’avoir à chaque fois. Réfléchis. Une fois d’accord. L’effet de surprise. Mais les autres fois ? Ce type parvient à t’avoir à la dernière seconde à chaque fois ? Ce n’est pas un peu surprenant ? C’est chaque fois, comme si c’était la première. Il ne fait jamais aucune erreur. Jamais aucun bruit qui le trahit. Jamais une erreur de timing ou de trace laissée derrière lui… Chaque fois, comme s’il nous surprenait pour la première fois…
Leïla ne sut quoi répondre. Encore une fois, elle avait devant lui la raison évidente qui l’avait placée seconde sur le tableau de classement, et qui faisait que désormais, il serait son patron. Son cerveau ne s’arrêtait jamais. Il réfléchissait tout le temps, à tout, sur tout, et la moindre petite poussière était pour lui une chose capitale. Soudain elle eut une idée. Elle ne put s’empêcher de lui en faire part, histoire de montrer qu’elle aussi pouvait réfléchir.
- Et un téléporteur ?
Il lui jeta un regard qui semblait lui demander tout à la fois si elle avait des preuves de ce qu’elle avançait et si elle était vraiment devenue cinglée.
- Un téléporteur ? Tu parviendrais à me redire la même chose sans sourciller ? … Léïla, les téléporteurs sont… Comment dire… Inexistants. Sauf dans les X-Men…
- Mike, ce n’est pas ridicule. Il apparaît, il repart. Pas de trace, pas de temps perdu.
- Okay. On va arrêter le tir. Tu… Tu rentres chez toi. Je te mets en off pour quarante-huit heures. Repose-toi. Je t’appellerai.
Il se redressa sur son fauteuil et fit mine de trier des papiers importants. Il était clair qu’il la mettait dehors plus ou moins avec les formes. Elle ragea intérieurement de ne pas trouver de bonne répartie puis se souvint qu’il restait malgré tout son supérieur. Alors elle se mordit les lèvres et serra les poings. Elle décroisa les jambes et saisit son sac à main qui était à ses pieds. Elle se leva en enfilant la bandoulière sur son épaule. Puis sans mot dire elle fit demi-tour en direction de la porte.
Elle était de retour dans son appartement. Un appartement dans un vieil immeuble parisien, bourgeois, sur les Champs Elysées. Il n’était vieux que d’extérieur, tant les travaux qui avaient réhabilité l’immeuble l’avaient modernisé. Disons qu’il avait l’ancienneté et la localisation suffisantes pour faire exploser les loyers, mais s’il s’était situé ailleurs, le prix aurait au moins été divisé par deux. Léïla ne s’en souciait pas, l’appartement de cent-vingt mètres-carrés était payé par l’Agence.
Elle déambulait du salon à la cuisine, en passant par le couloir avec une tasse de café à la main. Elle passait ses nerfs à voix haute sur sa tasse. Alors comme ça môssieur Mickaël se permettait de la mettre en repos ? Comme ça selon lui, elle aurait besoin de quelques jours de vacances ? Et c’était quoi cette façon de la renvoyer sans lui adresser un mot ? Comme il aurait fait avec le larbin des photocopies ! Tiens ! Lui, il aurait besoin de repos ! Même pas capable de faire deux tirages identiques cet ahuri ! L’autre jour, elle lui demande une copie de son rapport et il oublie des feuillets ! Mais à lui on ne lui propose pas des journées de congés ! Oh non ! Il est bien trop important pour l’État Frédé… Friedri… Franc… En plus il avait un nom imprononçable !
Agacée et épuisée, elle se laissa tomber dans la banquette. Comment avait-elle pu se laisser avoir pour la troisième fois ? Elle n’était plus une bleusaille, ce genre d’erreur n’était plus censé lui arriver. Pour la troisième fois un type, une ordure de trafiquant de stup’, venait d’échapper à leurs services. Non pas que leur agence s’occupât de menus fretins dans son style, ça c’était plus l’affaire des narco ou des services secrets si jamais il y avait un lien à l’international, mais avec cet argent, il finançait des groupuscules satanistes, friands de sacrifices et de démonologie en tout genre. Et ces types-là, certains types, la plupart n’était que des afficionados de sectes luciférienne complètement désœuvrés qui trouvaient dans ces pratiques de quoi remplir leur vide affectif, certains types étaient capables d’ouvrir des brèches entre les univers et faire entrer dans notre monde des créatures démoniaques.
Son rôle à elle était d’empêcher à la source que ces sectes n’émergent. Et une fois de plus elle avait échoué. Comment ces gens-là avaient-ils pu être protégés ? Et par qui ? Reprenons. Un magnat du pétrole, un politique antisémite et un narco-trafiquant. Quel pouvait bien être le lien entre les trois ? Procédurière, elle savait que si elle avait décidé d’étudier les dossiers, elle aurait demandé à son chef, qui le lui aurait refusé puisqu’elle devait couper et être en repos. Le site de l’Agence l’aurait détectée par son code de connexion et le résultat aurait été le même. Il ne lui restait qu’une solution. Le système D. Dans son bureau, elle allait s’installer un grand tableau et relier des indices et des photos avec des punaises et des ficelles comme dans les mauvaises séries américaines. La femme de ménage n’avait pas le droit de mettre les pieds dans cette pièce, rien à craindre.
Elle se leva et se dirigea dans son bureau.
Au seuil de la porte, elle jeta un coup d’oeil circulaire. Son bureau était rangé, quelques papiers épars sur une table ronde dans un coin, mais dans l’ensemble la pièce était en ordre. Elle posa sa tasse sur un petit meuble qui portait le téléphone, puis, d’un pas décidé, elle se dirigea vers la table ronde. D’un mouvement de bras très large, elle dégagea la table des feuilles qui la recouvraient. Quelques unes d’entre elles s’envolèrent et retombèrent au bord de la table, une ou deux vinrent se coller sur son bras et les dernières semblèrent lui dire : « Tu crois quoi ? On est bien là, va jouer ! » Pas vraiment le même rendu que dans les films américains ! Définitivement, la journée était pourrie.
Elle s’empara d’un grand tableau blanc aimanté, quelques ficelles, quelques aimants, et ferma la porte.
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