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Erika Müller avait suffisamment travaillé à l’Agence pour avoir connu tous les cas possibles. De la simple névrose œdipienne, jusques au syndrome de la Guerre du Golfe, il n’y avait pas une variante qu’elle n’avait pas croisée. Pourtant, après à peine vingt minutes de discussion avec sa nouvelle patiente, Erika Müller ne put s’empêcher de penser que s’il existait un être supérieur qui avait pour unique mission de s’occuper des psychiatres, cet être avait un certain sens de l’humour de lui avoir envoyé cette femme dans les derniers mois de sa vie professionnelle. A six mois de la retraite, Erika Müller posa mentalement un diagnostique qu’elle s’était toujours refusée de faire : Crois-moi Erika cette nana est cinglée ! Un ego surdimensionné qui aurait donné des leçons à Narcisse lui-même, une tendance au justicier à faire frémir, et des complexes d’infériorité en veux-tu en voilà.
- Ecoutez ma chère… Elle marqua une pause et ajusta ses lunettes sur son nez pour mieux lire le nom, puis quand elle l’eut trouvé elle le tapota du doigt, comme pour signifier que c’était bien lui et non une marque de stylos. Ecoutez ma chère Leïla, je ne crois pas que vous soyez folle. Vous avez vécu beaucoup de missions compliquées et vous avez été soumise régulièrement à des pressions professionnelles extrêmes. Il est tout à fait normal que votre esprit décompresse à un moment donné.
- Et donc, il me fait m’auto-assommer ? Il y avait dans sa voix comme de l’incompréhension tintée d’agacement.
- Oui, en réalité vous ne vous assommez pas réellement. Vous… Sombrez dans l’inconscience. Il se déconnecte si vous préférez.
- Et les bleus ? Les bleus que j’ai sur la joue, c’est une déconnexion aussi ?
- Quels bleus ?
- Je cicatrise vite.
- Vous voyez… Vous croyez, elle appuya exagérément sur le mot, être assommée et avoir des bleus. Mais tout est dans votre tête. Le corps somatise et s’adapte.
- Donc c’est juste… Quoi ? Un burn-out ? Une dépression ?
- Le burn-out, n’est pas une dépression. C’est une soupape de sécurité du cerveau. Oui dans un sens c’est un burn-out. Vous vivez trop sous pression et il faut que votre cerveau décompense.
- Donc je ne suis pas schizophrène ? Je ne fais pas des choses dont je ne me souviens pas parce que c’est une « autre moi » qui le fait ?
- Vous entendez des voix ?
- J’entends des sons. Des craquements de pas, des bruissements comme des vêtements.
- Est-ce que vous vous réveillez dans des endroits inconnus, sans savoir comment vous êtes arrivée là ?
- Oui je connais ça aussi, ça s’appelle un lendemain de cuite… Non je n’ai jamais connu ça, reprit-elle plus sérieusement devant la mine ahurie de son interlocutrice. Donc c’est réglé ? C’est juste mon cerveau qui a besoin de vacances ?
Erika Müller prit le temps de refermer le dossier et tout en croisant les mains, posa ses avant-bras dessus pour se rapprocher de sa patiente.
- Ecoutez Léïla, vous avez le syndrome du justicier, vous cherchez à tout maîtriser dans votre vie et vous ne laissez pas la place à l’inattendu. Mais on ne peut pas tout maîtriser. Vous devez accepter la part d’incertitude qui règne dans chaque acte. Si vous cherchez à tout contrôler, le moindre écart à votre programmation peut engendrer un stress. Et la somme de tous ces stresses occasionne un besoin pour votre cerveau de se mettre en repos. Alors oui vous avez plein de névroses, oui vous avez besoin de prouver votre valeur sans doute dû à votre enfance expatriée et au désir inconscient de votre père de voir sa fille réussir, mais je suis désolée de vous dire que vous n’avez pas de psychose.
Léïla resta un moment interdite. En moins de vingt minutes, elle avait réussi à la cerner. Michaël ne s’était pas trompée, elle était douée.
- Ok. Dans un sens ça me rassure. Est-ce que du coup vous pourriez…
- Vous faire un arrêt avant que vous ne pétiez carrément les plombs ? Je vous mets en arrêt pour un mois. J’ajoute un petit anxiolytique. Ce n’est pas à proprement parler un médicament, mais juste un cachet pour vous détendre, c’est de l’homéopathie. Je suis encore en service pendant six mois, si vous avez besoin de revenir pour un nouvel arrêt, repassez me voir.
Léïla la remercia et prit le papier. Elle se dirigea vers la porte sans le quitter des yeux comme s’il lui rappelait quelque chose. Et au moment de sortir, elle se retourna vers la psychiatre :
- Excusez-moi mais… Est-ce que je pourrais être somnambule ?
- Oui. C’est tout à fait possible.
Léïla retourna s’asseoir sur le canapé, signifiant clairement à la psychiatre que la conversation n’était pas terminée. Celle-ci ne put retenir un soupir.
- Je ne suis pas schizophrène okay. Mais lorsque l’on entend des pas de chevaux, pensons « cheval » et pas « zèbre ».
- Continuez, dit la médecin intéressée.
- Mettons que j’adhère à votre hypothèse de cerveau qui a besoin de vacances et qu’effectivement ce soit lui qui me fasse faire des choses dont je ne me souviens pas… Pardon, se reprit-elle alors que la médecin allait répondre, je veux dire, qui fasse réagir mon corps contre ma volonté. Est-il possible que le niveau en-dessous de la double personnalité soit du somnambulisme ?
- Oui. C’est tout-à-fait possible. C’est même la première manifestation d’un cerveau trop agîté. C’est pourquoi je vous ai donné ces relaxants. Ils n’agissent pas sur la conscience mais sur les nerfs. C’est-à-dire que vous n’êtes pas dans un état d’euphorie mais juste de relâchement des tensions musculaires et nerveuses. Pour faire simple vous aurez envie de vous coller dans le canapé pour bouquiner.
- A quoi serait dû ce somnambulisme et comment se manifesterait-il ?
- Autant demander pourquoi la pluie ne tombe pas sur vous ! Le somnambulisme a des tonnes de causes et d’effets. Cela peut aller du simple fait de parler en dormant jusques à courir nue dans la rue pour aller nager dans la rivière et rentrer chez soi.
- Okay… Mais je n’ai pas de rivière. Venez-en au fait.
La psychiatre poussa un nouveau soupir avant de répondre. Décidément, elle ne se débarrasserait pas du cas comme ça, autant jouer le jeu. Elle se leva de son fauteuil et fit le tour de son bureau pour aller s’asseoir dans le « fauteuil de travail », comme elle l’appelait, celui qui était destiné à faire les séances de psychothérapie. Elle ne recevait au bureau que ceux qui avaient juste un bobo et avaient besoin d’un câlin avant de retourner jouer.
- Bien. Votre cerveau est tout le temps sous pression. Concrètement cela signifie qu’il ne peut s’empêcher de penser. Par exemple, avec votre besoin de tout maîtriser vous le soumettez sans arrêt à des anticipations de situations. Vous allez envisager toutes les possibilités pour être toujours prête. Un peu comme si vous jouiez une partie d’échecs contre Kasparov et…
- Contre qui ?
La psychiatre relut l’âge de sa patiente sur le dossier et soupira de nouveau.
- Bref, comme si vous jouiez la partie de votre vie et que vous deviez envisager toute la partie à l’avance afin de ne pas vous laisser battre. Ajoutez à cela votre métier qui vous fait vivre dans un état de stress permanent. Vous êtes comparable à ces animaux sauvages qui doivent sans cesse veiller qu’un prédateur ne traîne pas dans le coin. Vous êtes perpétuellement en état de veille pour votre survie, même lorsque vous dormez. C’est normal, c’est votre métier et c’est parce que c’est dans votre nature que l’on vous a recrutée pour cela. Le problème est que physiologiquement parlant, vous produisez de l’adrénaline vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et votre cerveau s’en nourrit. L’adrénaline est une drogue, elle est là pour maintenir chez nous un état de tension en cas de risque pour notre survie. Elle va par exemple vous permettre de soulever un échafaudage ou une plaque d’égout à mains nues si votre vie est en danger. Mais elle va aussi aiguiser vos sens pour surveiller un éventuel danger. Ou encore elle va stimuler votre système cardiaque pour vous permettre de fuir. Vous devenez un super-héros si vous préférez. Cela dit, cette faculté est limitée dans le temps en principe. Le corps n’est pas censé supporter un apport d’adrénaline sur la durée. Si c’est le cas, il va développer une forme d’accoutumance et devenir dépendant. On le retrouve notamment chez tous les amateurs de sensations fortes. De ce fait, vous avez créé une dépendance de votre cerveau pour cette hyper stimulation et il ne peut plus « s’empêcher » de fonctionner. Même quand vous ne faîtes rien, il est en activité. Vous ne vous reposez jamais. Il est donc important que vous permettiez à votre cerveau de ralentir. Il faut que vous appreniez à ne penser à rien et que vous laissiez la tension retomber. En fait il est important que votre taux d’adrénaline retombe sinon vous risquez la crise cardiaque.
Leïla ne répondit rien et baissa les yeux. Elle réfléchit à ce que la psychiatre venait de lui dire. Quelques prénoms lui revinrent en mémoire. Des collègues, pour certains des amis, avaient tous été victime d’un anévrisme ou d’un accident cardiaque. La psy ne lui avait pas appris beaucoup de choses nouvelles, leur métier était bien sûr responsable de tout cela et ce n’était pas pour rien qu’ils prenaient tôt leur retraite. Mais elle peinait à croire qu’une simple poussée d’adrénaline puisse être la cause de tant d’hallucinations.
- Et… Avec ce relaxant… Fini les poussées de Supergirl ?
- Pas exactement. Disons que c’est un début, mais il faudra tout de même que vous appreniez à vous ennuyer et à vous détendre.
- Très bien. Je vais essayer au moins cela.
Leïla se releva et saisit la sangle de son sac à main qu’elle fit glisser sur son épaule.
- N’hésitez pas à revenir au besoin. Je suis encore là pour six mois. Dit la petite femme à lunettes avant de refermer doucement la porte.
Leïla resta un moment interdite derrière le cadre de bois qui venait de se refermer et repensa à toute la conversation. Partiellement convaincue, son cerveau ne voyait qu’une solution de vérifier ses hypothèses.
Elle avait soupé devant un film qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps. Elle s’était même offert le luxe d’un apéritif. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas profité d’une soirée : un bon film, un apéro, des lasagnes végétariennes, une mousse au chocolat. Oui, clairement la soirée avait été top.
Elle était désormais debout devant son lit, un peu interdite face à ce qu’elle s’apprêtait à faire.
Au retour de la psychologue, elle avait fait quelques achats dans une quincaillerie. Une fois rentrée chez elle, elle s’était affairée à bricoler son lit. Et voilà que maintenant, elle s’apprêtait à aller se coucher les poignets et les chevilles attachés à des chaînes pour passer la nuit comme ça.
- Leïla, ma chérie, si quelqu’un te voyait il se ferait de drôles d’idées sur ton compte… Enfin, au moins avec ça je ne risque pas de me lever du lit pendant la nuit.
Elle verrouilla les menottes à ses quatre membres et s’endormit.
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