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Leïla regarda autour d’elle comme si rien ne lui semblait réel. Finalement, ils s’étaient installés au fond de la salle de ce café où elle s’était écroulée devant la porte après le coup de poignard. Elle avait encore du mal à réaliser que quelques minutes avant ils avaient bien assisté à la scène sur une Autre-Moi, mais qu’en fait cette Autre-Moi c’était elle-même en ce moment en train de prendre un expresso plus que fort. Elle se rendit compte à quel point ce qu’elle était en train de penser n’avait aucun sens et elle se retourna vers l’homme qui l’accompagnait.
Il avait enlevé son feutre et ses lunettes, et Leïla le vit pour la première fois. Il était… Normal. Pas repoussant ou quelconque, non, juste normal. Elle s’était sans doute attendue à voir des yeux de félins, comme dans l’Egypte Antique, mais en fait c’était un humain comme les autres. Elle soupira devant l’absurdité de son raisonnement.
— Okay Samuel… Expliquez-moi tout ça avec un grand verre d’ibuprofène.
— Que voulez-vous savoir Leïla ? Je voyage dans le temps et je dois rétablir certaines… Choses…
— Choses ?
— Evénements.
— Comme quoi ? L’assassinat de Kennedy ? Hitler ?
Samuel leva les yeux au ciel.
— Pourquoi tout le monde sort ce genre d’âneries ? Franchement je pensais qu’à Threshold on vous aurait expliqué ce genre de problème. Vous n’avez jamais entendu parler du Paradoxe du Grand-Père ou du Syndrôme de l’Homme Ordinaire ?
Bien que la réponse fut relativement courte et le ton suffisamment agacé pour que Leïla réagisse plus que de raison, elle avait décroché lorsque le-dit Samuel avait prononcé le nom de son organisation. Personne, absolument personne, ne prononçait le nom de l’organisation en-dehors des murs. Et elle savait qu’elle-même n’en avait pas parlé. Par réflexe elle regarda autour d’elle pour abattre la moindre personne qui ferait une recherche sur son téléphone, mais fut soulagée de voir que les personnes âgées qui leur tenaient compagnie étaient bien trop occupées avec leur rhumatismes ou leurs courses au marché pour écouter leur conversation. Comment ce type pouvait-il connaître le nom de l’organisation ? Etait-il possible que… Mais oui ! Bien sûr ! Un éclair de soulagement mêlé à de la colère passa dans ses yeux.
— Okay ! Alors je ne sais pas qui vous êtes monsieur Samuel, mais vous allez dire à Mickaël que sa blague est plus que pourrie. Par contre félicitations aux acteurs, j’y ai cru un moment. Malheureusement personne ne connaît l’Agence, à part son personnel, et personne ne donne le nom de l’Agence en-dehors, sauf un petit sous-fifre assez crétin. Donc je ne sais pas qui vous êtes, et je m’en fous, mais c’est bon le jeu a assez duré.
Elle se leva brusquement, grimaçant sous l’effet de la douleur du poignet encore fraîchement libéré des cordes. Malgré sa tirade spontanée, qu’elle avait dite d’une traite sur un ton violent, une petite voix dans sa tête se mit à résonner : tu as été blessée et sauvée Leïla, tu étais presque mourante… Tout ceci peut certainement s’expliquer en cherchant un peu, lui répondit-elle immédiatement, mettant un terme à son débat interne.
— Où allez-vous ?
— Casser la gueule à cet abruti de Mickaël !
— Leïla, asseyez-vous.
L’ordre était tellement ferme qu’elle resta un moment figée. Il n’y avait aucune animosité dans la voix de Samuel, mais elle ne pouvait pas s’opposer à ce qu’il venait de dire. La main toujours posée sur le dossier de la chaise, elle ne quittait pas son regard.
— Asseyez-vous. S’il-vous-plaît, ajouta-t-il doucement. Je ne suis pas là pour vous faire une blague. Croyez-moi j’ai pleins d’autres choses à penser et peu de temps à perdre. Tout ceci est vrai. Laissez-moi vous le raconter.
Les yeux. Les yeux ne mentaient pas. Jamais. Son père lui avait toujours dit ça. Les yeux ne mentent jamais. Si jamais tu doutes de ton compagnon, regarde ses yeux. Les yeux ne mentent jamais. Et les yeux de Samuel ne mentaient pas. Lentement, elle recula la chaise et se rassit. Le regard toujours plongé dans ces prunelles brunes, elle se sentit soudain apaisée.
— Très bien. Je vous écoute.
— Il y a très longtemps, un groupe de chevaliers enfermèrent Lilith dans une prison magique. Et…
— Je sais tout ça. L’Agence nous a déjà expliqué les grandes lignes. Qui êtes-vous, Samuel ? Si tant est que vous vous appeliez bien Samuel.
— J’y arrive. L’un de ces chevalier avait le pouvoir de voyager dans le temps et les réalités alternatives, que les choix ponctuels des Hommes créent. Je suis un descendant de ce chevalier. Comme mon père avant moi et son père avant lui et ainsi de suite.
— Okay. Admettons. Ca consiste en quoi exactement ?
— Je peux aller dans le passé ou dans le futur et me trouver dans une réalité alternative correspondante à un instant donné. Par exemple je peux aller dans une autre réalité ou Kennedy ne serait jamais mort, comme je peux aller au moment de la mort de Kennedy dans votre réalité. Ou un peu plus tard. C’est assez compliqué à expliquer quand on ne le vit pas.
— « Votre réalité » ?
— Je suis un peu hors du temps et du monde de par ma nature. Je n’appartiens à aucune réalité particulière puisque je peux naviguer entre elles. Et votre réalité n’a pas plus de priorité sur moi, ou sur l’univers que n’importe quelle autre. Elle n’est qu’une parmi d’autres possibles.
Leïla encaissa le coup. Il était clair que s’entendre dire que l’on était une chose insignifiante dans le Grand Tout de l’Univers avait de quoi blesser l’ego de n’importe qui, mais elle préféra ne pas relever et enchaîna.
— D’accord. L’Univers est un amoncellement de réalités possibles. Mais vous avez le don de pouvoir vous déplacer dans ces réalités et de modifier les événements puisque vous devez les corriger, c’est bien ça ? Alors je répète, pourquoi Kennedy ou Hitler ?
— Je vais essayer d’être clair. Le Temps est une succession d’évé… Il s’interrompit quand la serveuse vint récupérer leurs tasses.
— Vous voulez autre chose ?
— Un cappuccino avec un croissant. Leïla avait répondu presque machinalement, mais elle se disait qu’avoir quelque chose de plus consistant dans l’estomac ne lui ferait pas de mal.
— Quant à moi je ne prendrai rien, mais je vous conseille de répondre au prochain coup de téléphone que vous recevrez. Qui sait… Ca pourrait bien être la chance de votre vie…
La serveuse le regarda interloquée, mais elle ne fit aucun commentaire et partit chercher le cappuccino.
— Le Temps est une succession d’événements. Il marqua une pause, semblant chercher une image. Vous jouez au Jenga ?
— Euh… Non, répondit-elle un peu déstabilisée par la question. Disons que je n’ai pas vraiment le temps de jouer et lorsque j’ai du temps pour moi j’avoue que j’ai plutôt l’habitude de lire. Et puis je vis seule, ajouta-t-elle presque comme une excuse.
— C’est un jeu qui consiste à retirer un élément d’une pile instable sans la faire tomber, répondit Samuel sans relever la dernière remarque, plus par respect de son interlocutrice que par réel désintérêt. Le Temps, c’est la même chose. Le Temps est un empilement d’événements, et ces événements sont la conséquence de vos choix. Retirez un événement et vous risquez de faire écrouler l’ensemble. Certains événements sont essentiels, et d’autres sont de moindres importances et peuvent être retirés… Modifiés, se reprit-il, sans grande conséquence.
Un téléphone sonna quelque part dans le bar et ils firent une pause dans la conversation.
— Et Kennedy et Hitler sont des événements majeurs ?
— Oui… Et non. Certains oui. Ceux-là. D’autres, comme des élections de certains présidents qui pourtant ont un impact sur votre quotidien, ne le sont pas. C’est ce que j’appelle le Syndrôme de l’Homme Ordinaire. Ordus signifie ordre. Un Homme Ordinaire est un homme qui participe à un ordre universel qui stabilise le temps. Retirez cet homme et vous faîtes écrouler l’ensemble. C’est très bien expliqué dans Dr Who.
Leïla ne put s’empêcher de sourire. Entendre un chronosien citer Dr Who c’était comme si Einstein avait basé sa théorie sur un épisode des Looney Toons.
— Vous êtes en train de me dire que la destinée, le Paradis, bref tout ce à quoi on se réfère pour se rassurer ce ne sont que des conneries ?
— J’ai dit que le Temps était un empilement d’événements dans lesquels il fallait retirer certains d’entre eux. Cela signifie qu’il y a un avant et un après. L’empilement préexiste. Cela dit le futur n’est pas totalement écrit. Il a lui-même une limite. Et je ne vois pas ce que le Paradis vient faire là-dedans, reprit-il après réflexion.
La serveuse revint avec les deux tasses, et une nouvelle fois ils firent une pause. La main qui posa la tasse et le croissant pour Leïla tremblait légèrement. Elle serra le plateau contre elle, dans un silence dérangeant, puis elle se tourna au prix d’un effort presque surhumain vers l’homme.
— C’est quoi cette blague ? Elle semblait chercher ses mots et ses lèvres tremblaient. Je… Comment saviez-vous ? Je… J’essaye… Ca fait des mois que j’essaye d’obtenir une audition pour le théâtre et justement le coup de fil était le producteur qui souhaitait que l’on mette une affiche pour son casting.
— Et alors ? Vous avez postulé. C’est tout ce qui compte. Vous serez retenue Sandrine. Croyez-moi. Allez-y et donner tout ce que vous pouvez.
— Vous êtes quoi ? Un médium ?
Il n’y avait aucune agressivité mais plutôt une trace d’espoir désespéré dans sa voix. Comme si elle s’adressait à un faiseur de miracles.
— Croyez-moi, c’est un peu plus compliqué que cela, dit Leïla avant que Samuel n’ait ouvert la bouche.
La serveuse regarda la jeune femme et plongea son regard dans cet océan de nuit. Elle fit demi-tour en silence. Leïla se tourna de nouveau vers son compagnon. Il lui adressa un sourire.
— Donc si je résume : vous pouvez voyager dans le temps, le passé et le futur existent et sont sur un fil qui relie le tout. Mais chaque fil est lui-même subdivisé en autres possibilités selon les choix que nous ferons. C’est bien ça ? Vous pouvez me dire quand et comment je vais mourir ? Reprit-elle après que son interlocuteur eut acquiescé. Il eut un petit rire à la dernière question.
— Non je ne peux pas. Je ne vois pas aussi loin.
— Soit. Pourquoi moi ? Pourquoi m’avoir sauvée et en même temps avoir saboté toutes mes missions ?
— Enfin la question qu’il fallait poser ! Il se trame des choses dont vous n’avez pas encore conscience, vous à l’Agence. Et j’ai besoin de vous personnellement. En vous laissant agir tel que vous l’aviez programmé, vous risquiez de vous faire repérer et arrêter. Et se serait enchaînée une succession d’événements cataclysmiques.
— Ah ! Carrément cataclysmiques ! Dit Leïla la bouche pleine, un peu de café coulant à la commissure des lèvres. Désolée… Dit-elle en s’essuyant avec la serviette.
— Vous n’avez pas conscience de la marche des événements. C’est comme si vous vous prépariez à arrêter un tsunami avec une petite cuillère.
— Peut-être mais il vaut mieux une petite cuillère que se contenter de baisser les bras.
Il y avait dans le ton de la jeune femme une colère contenue mais évidente. Ses yeux se plissèrent sous l’effet d’un souvenir refoulé et douloureux. Elle ne pleurerait pas. Pas devant tous ces gens, pas ici, pas maintenant. A quoi bon de toute façon. Le croissant avait du mal à passer, comme coincé dans sa gorge et le cappuccino ne lui faisait plus envie. Ses yeux regardèrent au loin au travers des murs du café. Dans un temps trop éloigné pour le rejoindre et trop proche pour l’oublier.
— Vous n’y êtes pour rien et vous n’auriez rien pu faire. Il était un événement majeur.
— De qui parlez-vous ?
— De Fahid. Vous n’y pouv…
— Je vous interdis de parler de mon père ! La voix était rauque avec des accents de verre tranchant et déchirant la chair, la tailladant comme une simple feuille de papier.
— Venez, sortons, s’il vous plaît Leïla.
Contre toute attente elle sembla plus calme et se laissa guider vers la sortie.
Samuel s’approcha du bar et voulut régler l’addition.
— Je ne sais pas qui vous êtes ni comment vous faîtes ce que vous faîtes, mais merci. Alors laissez : l’addition est pour moi.
Samuel, qui avait de nouveau chaussé ses lunettes et son chapeau, se perdit dans le regard bleu azur de la serveuse. Une jeune fille, sans chichi, modeste et simple, à qui la vie n’avait pas fait de cadeau.
— Allez à ce casting, Sandrine, donnez tout votre coeur, et vous aurez une belle vie. Il lui adressa un sourire puis fit demi-tour.
— Je vous enverrai des tickets pour la première, l’entendit-il dire à la volée dans son dos.
— Pour ça, il faudrait que je vous laisse mon nom, répondit-il de la même manière alors qu’il approchait de la sortie.
Une fois dehors, il fut plaqué contre le mur par une rage qu’il n’aurait pas soupçonnée. Elle le fixait avec des yeux noirs, un bras écrasant sa pomme d’Adam et l’autre main le pointant du doigt.
— Encore un mot sur mon père et votre tête roulera dans le caniveau. Est-ce que j’ai été assez claire ?
— Je ne voulais pas vous blesser. Je voulais juste vous dire que vous n’aviez rien à vous reprocher. Vous n’auriez rien pu faire.
Elle le relâcha mais son regard était toujours aussi farouche.
— Vous ne savez rien ! Vous ne savez rien de lui ! Et vous ne savez rien de ma vie !
— J’en sais suffisamment pour vous dire que malheureusement vous deviez en passer par là pour que nous nous retrouvions ici aujourd’hui.
Soudain elle explosa.
— Alors allez-y ! Prouvez-moi vos putains de théories de déplacement temporel pour modifier les événements et allez donc changez juste ce petit moment ! Juste ce petit moment de voiture !
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ? Pourquoi vous ne pouvez pas ? Elle le frappa de ses poings. Samuel c’est ça ? Vous êtes un Archange alors ! Un de ces putains d’enfoirés qui régentent la vie des Humains ! Vous avez les pleins pouvoirs sur la vie et la mort ! Alors pourquoi vous ne POUVEZ pas ? C’est facile de se retrancher derrière cette excuse ! Pourquoi vous ne VOULEZ pas plutôt ? Vous ne voulez pas parce que vous n’êtes qu’un connard arrogant qui raconte des cracs et… Et… Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi lui… ? Pourquoi lui… ? Il n’avait jamais rien fait, rien...
Les derniers mots se perdirent dans un flot de larmes et de hoquets incontrôlables. Elle frappa de moins en moins fort et finit par céder. Elle ne luttait plus. Il la prit dans ses bras et guida sa tête contre lui. Elle se laissa faire. A cet instant précis, elle avait besoin que quelqu’un la rassure de toute cette rage engrangée pendant des décennies. Elle avait eu le sentiment quelques minutes avant que l’Univers lui avait tendu la main pour réparer l’unique circonstance de sa vie qui avait tout gâché. Elle avait eu le sentiment que l’Univers lui avait reconnu le droit d’avoir réparation pour toutes les catastrophes qu’elle avait empêchées. Et puis d’une phrase tout s’était écroulé. L’Univers lui avait fait une blague et il se marrait bien maintenant devant sa détresse.
— Croyez-moi Leïla, si je le pouvais je le ferais sans hésiter. Mais je vais avoir besoin de vous telle que vous êtes. Les cibles que vous deviez éliminer, je vous ai empêché de les éliminer parce que sinon les autorités vous auraient arrêtée. Et que je savais que de toute façon ces hommes devaient mourir de mort naturelle quelques semaines plus tard. Le résultat était le même, et vous pouviez continuer à agir pour l’Agence. Ainsi vous étiez libre de me traquer et de me faire rejoindre vos rangs. Je le ferai soyez-en sûre. Mais pour l’heure nous avons d’autres choses à régler ensemble.
Les propos que Samuel avait énoncés dans un phrasé calme avaient fini par l’apaiser. Elle se redressa et le regarda en face. Elle ne pleurait plus.
— Ces gens travaillaient sous couverture pour le compte d’une secte qui cherche à réveiller Lilith. Il faut continuer à les éliminer d’une manière ou d’une autre.
Sans même qu’elle s’en rendit compte, l’agent qu’elle était avait fini par reprendre le dessus de la situation. Et la discussion avait alors repris une tournure très tacticienne.
— Croyez-moi, il y a dans l’ombre des forces bien plus puissantes et bien plus avancées dans leurs plans de réveil de la mère de tous les démons que ces malfrats à la petite semaine.
— Des barons de la drogue et du trafic d’armes au Moyen-Orient, de la petite semaine ? J’espère que vos forces relèvent au moins du cataclysme mondial parce que…
Elle s’arrêta net devant le visage fermé de son interlocuteur. La dernière réplique qu’elle avait voulu humoristique avait trébuché d’un à-pic d’une centaine de mètres tant elle s’était écrasée platement. Manifestement, celui-ci ne plaisantait pas du tout.
— A ce point ?
— On en parle chez vous ou chez moi ?
— Si je dois vomir de nouveau pour aller chez vous, on dira plutôt chez moi…
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