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Elle rejoignit le point lumineux, jusqu’à un immeuble en acier blanc dont chaque paroi reflétait des écrans de publicité de la corporation AnotherLife. Son cœur battait fort dans sa poitrine, terrifiée par cette impression d’un étau qui se resserrait. Face à Mhyn et ses mensonges, elle imaginait déjà cet instant douloureux qui déclencherait en elle un ouragan de colère et de tristesse.
« Mhyn, qui es-tu ? Je te hais et je t’aime ! Pourquoi me fais tu ça ? »
Jonah passa la porte vitrée qui s’ouvrit automatiquement à son approche dans un chuintement délicat et se referma aussitôt. Derrière un comptoir laqué blanc aux formes ovoïdes, une jeune femme à l’âge indéfinissable, dont la coiffure savamment travaillée en circonvolutions artistiques arborait des nuances de bleu outremer intense, attendait l’air absent. Déterminée, Jonah s’approcha du comptoir et posa à plat sa main gantée pour attirer son attention. Deux grandes prunelles, aussi synthétiquement bleues que les cheveux, battirent des cils dans sa direction.
— Comment puis-je vous aider ? amorça-t-elle avec un sourire aimable de circonstance.
— Mhyn. Mhyn Laze. Je veux la voir.
Jonah réalisa que sa voix tremblait malgré son ton sec et directif. L’autre n’en tint pas compte et opina, enclenchant quelques procédures informatiques qui génèrent un film opaque sur son œil droit. Après un geste dans le vide devant elle, elle acquiesça.
— Elle est en restitution. Vous n’aurez que deux heures, c’est suffisant ?
Jonah, déstabilisée, hésita puis répondit finalement par l’affirmative. Les questions se déclenchèrent dans son esprit mais elle les repoussa avec force. L’hôtesse lui indiqua un couloir derrière elle vers lequel elle se dirigea.
Après avoir passé une nouvelle porte, une autre femme, étonnamment semblable à la première l’accueillit et la guida vers un compartiment.
— Vous pouvez laisser vos affaires ici. Je vais vous faire patienter quelques minutes. Vous pourrez signer les formulaires et ce sera à vous.
— Je veux juste… commença t-elle, agacée par ce protocole. Je veux juste Mhyn ! s’emporta-t-elle. Je suis…
— Oui, oui ! stoppa la femme aux cheveux bleus avec un index brandi pour la faire taire. Les formulaires, puis vous l’aurez.
Elle lui tendit une tablette qui afficha plusieurs documents rédigés dans une taille minuscule et dont le nombre de pages et la tournure procédurière démotiva Jonah au bout de quelques secondes. Elle soupira et posa son index sur chaque bas de page.
— Merci Jonah Halder, sourit l’autre femme d’un air satisfait.
Elle se cala contre le dossier du banc et rongea son frein pendant les minutes qui s’égrenèrent. Il n’était pas bon d’attendre ainsi inactive, car son cerveau concevait déjà la rencontre à venir et son imagination était un metteur en scène sadique et pervers.
Finalement, un bip retentit et la femme se remit en action.
— Veuillez me suivre.
Elles passèrent ensemble une autre porte et pénétrèrent dans un couloir aveuglant de lumière, percé à intervalles réguliers de portes closes. La plupart présentaient un écran au pourtour lumineux rouge, mais l’hôtesse s’arrêta devant l’une des rares qui affichait une lueur verte. Elle pianota sur l’écran tactile et la porte s’ouvrit.
— Installez-vous, l’invita-t-elle de la main, en direction d’un fauteuil blanc monté sur pivot qui était encerclé de murs qu’on pouvait toucher juste en tendant le bras.
Décontenancée, Jonah renonça à objecter quoi que ce soit et prit place. L’autre, méthodiquement, tira des câbles du mur et les fixa sur ses tempes et son front.
— Je crois qu’on s’est mal comprise… Je ne viens pas pour…
Imperturbable, elle posa une électrode sur son cœur et tira des sangles élastiques qu’elle referma sur ses poignets et ses avant-bras.
— Attendez ! paniqua soudain Jonah. Pourquoi vous m’attachez ?
— Protocole de sécurité. Pour éviter que vous ne vous blessiez pendant la location. Nous ne voudrions pas avoir à assumer des détériorations sur votre enveloppe.
Jonah respirait fort, incapable de se défaire de ses liens. L’hôtesse lui planta un cathéter dans le creux du coude, qu’elle raccorda avec un tuyau.
— Où est Mhyn ? Où est Mhyn ! cria Jonah en s’agitant pour se libérer.
— Quelques minutes de patience, s’agaça l’hotesse. Je vous rappelle les consignes : pas de voie orale, pas de voie basse, pas de détériorations sur l’enveloppe, pas d’agression sur autrui. La mémoire de l’hôte sera effacée après la phase de location. Allergie au citron.
— Qu… quoi ?
Affichant soudain un large sourire de publicité pour dentifrice, la femme aux cheveux bleus pencha la tête, salua de la main et dit d’une voix tout aussi artificielle :
— La corporation Anotherlife vous souhaite une bonne évasion ! Recommandez-nous !
Les yeux de Jonah s’arrondirent de frayeur et la porte se referma sur la femme. La minuscule pièce fut plongée dans le noir. Jonah pensa à se débattre encore sur le fauteuil pour se libérer mais l’idée voyagea moins vite de son cerveau jusqu’à ses muscles, que le liquide jaune translucide dans le tuyau. Une sensation de brûlure l’inonda et s’insinua dans ses veines, aussitôt suivie d’un flash éblouissant devant ses yeux. Elle perçut toutefois que c’était bien le produit chimique qu’on lui administrait qui provoquait cet aveuglement, puis elle sombra dans l’inconscience.
Le réveil fut violent, encore empreint de l’affolement de la situation précédente. Elle ouvrit grands les yeux et se redressa brusquement, si vite que sa tête se mit à vriller comme sur un navire en pleine tempête. Reprenant son souffle, elle se redressa et observa autour d’elle. Elle se trouvait dans une chambre, plutôt luxueuse
Elle tenta d’allumer son connecteur oculaire mais au lieu de l’interface habituelle, il n’y avait qu’un décompte : 118 minutes.
— Quoi ?... dit-elle tout haut, sans reconnaitre sa voix.
Elle se laissa glisser à bas du lit, réalisa avec stupéfaction qu’elle portait une nuisette légère et trébucha jusqu’à la salle de bains.
Quand le sas s’ouvrit et qu’elle se retrouva face au miroir, elle se figea, choquée. Son cœur venait de manquer un battement. Elle s’approcha lentement et tendit la main en avant, jusqu’à ce que ses doigts effleurent la surface froide et lisse, caressant le reflet de ce visage encerclé de cheveux roux ondoyants.
— Mhyn… murmura t-elle dans un souffle. Qu’est-ce que tu as fait ?
Un projecteur holographique avait été laissé sur la porte, affichant avec une musique des îles, le message suivant :
« Grâce à AnotherLife, vivez une expérience unique en son genre :
Offrez-vous des vacances dans la peau d’un autre.
BodyRent : un secteur qui recrute ! »
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