Paris,

24 octobre 1889

 Cher Victor,

Tu as raison, la solitude me sied comme un gant. Je vis seule c’est exact, mais je côtoie beaucoup de monde ! Des personnes très inspirantes. Notamment l’homme avec qui je fais des duos, le soir au café. Il s’appelle Tom. Il est très gentil, et respectueux avec moi. J’aime beaucoup chanter et jouer avec lui. Il manie le violon d'une perfection sans faille. Il est à peine plus âgé que moi, nous nous connaissons depuis deux semaines, mais nous passons déjà le plus clair de notre temps ensemble ! C’est si incroyable de pouvoir discuter de musique avec quelqu’un qui comprend ! Evidemment, avant, je pouvais en discuter avec les amies de Mère dans ses ennuyeuses réunions, mais elles ne comprenaient la passion que peut animer un pratiquant. Elles se contentaient de les citer pour les citer, pour témoigner de leur culture si exemplaire. Mais aucune d’elles ne pouvait vivre sincèrement la musique. Je les trouvais déjà bien artificielles, depuis que je suis ici, cela est pire que tout.

Tom prend soin de moi, il me fait découvrir la capitale avec ses propres yeux. J’ai l’impression de redécouvrir la ville. C’est fou comme la subjectivité peut rendre les choses magiques. Je croyais tout connaître de l’art, mais je ne cesse d’en apprendre tous les jours. Le vivre pleinement n’est rien comparé à jouer sur le piano du manoir sans âme. Ici, je fais danser les murs, et valse le temps. En plus de revivre, je fais revivre le monde. Tom dit que j’ai du talent, et que bientôt je serai capable de remplir tous les cafés et restaurants de Paris. J'espère qu'il a raison !

Lorsque l’on m’agresse de remarques sur ma condition de femme, il prend ma défense. Les gens le respectent, il dit que mon tour viendra, il faut seulement que je sois patiente.

Tom n’est jamais sujet à des réflexions sur son indépendance. Comme je vous envie, les hommes ! Vous avez le droit d’être ce que vous désirez, vous n’êtes pas soumis à autant de jugements que nous, les femmes. Pourquoi ces a priori devraient-ils aller de soi ? J’aimerais montrer au monde que les femmes ne sont pas simplement bonnes à boire du café ou s’occuper d’un foyer. J’aimerais que la vie change. Que nos vies changent. Je sais aussi bien jouer qu’un homme, et un homme ne joue pas plus mal que moi. Pourquoi, y compris les femmes, n'acceptent pas que nous puissions ne pas être inférieures ? C'est une des choses qui m'affecte le plus : les femmes sont d'accord. L'éducation y joue un rôle primordial, j'en ai bien conscience. Te rends-tu compte ? Toute notre vie, nous sommes éduquées dans l'optique que nous acceptions que nous ne soyons pas égales à vous. L'esclavage est aboli, pourquoi pas l'oppression masculine ? Finalement, nous ne sommes que des victimes d'un apprentissage. Comment en vouloir aux femmes, dans ce cas ? Mais encore, nouveau problème : les hommes ne se rendent même pas compte qu'ils se sentent supérieurs aux femmes. Question d'éducation. Comment en vouloir aux hommes ? Et surtout, à qui faut-il en vouloir ? A la société ? Mais est ce la société qui forme les individus, ou les individus qui construisent la société ? Lorsque je réfléchis à ce sujet, je ne peux m'empêcher de me demander par où faudrait-il commencer pour changer de tonalité. Et la seule réponse qui me vient est : que tout cela semble bien trop compliqué pour être résolu.

Je ne suis peut-être pas née à la bonne époque ? Crois-tu que dans le futur, la femme est l’égale de l’homme ? Ou alors me pose-je trop de questions ? C’est tout à fait possible.

Ma journée fut très longue, je suis quelque peu fatiguée. Je vais éteindre pour ce soir, Victor.

A très bientôt.

Ta soeur aimante, Ana