Wayne II
WAYNE
-Merde !
Un petit trait écarlate sur ma joue me rappela poliment que se perdre dans ses souvenirs au cours d’un rasage était à peu près aussi sage que de…
Mon trait d’esprit fut interrompu par ce qui devait inévitablement se passer. Emia avait bondit dans la salle de bain et s’était empressée de réduire en miette mon rasoir que j’avais eu le malheur de lâcher dans l’évier. Ses coups d’une précision mortelle n’écaillèrent même pas la céramique du fragile lavabo malgré leur puissance qui faisait vibrer l’air de la petite salle de bain.
Surpris ? Non.
Agacé ? Un peu.
-Merci beaucoup de m’avoir sauvé de ce terrible outil cosmétique Emia, je ne sais pas ce que je ferais sans toi.
-Ta sécurité est ma priorité Wayne ♫
Déceler si le ton ironique de ma phrase avait été capté s’avérait, comme toujours, impossible tant sa réponse sonnait autant comme une répartie du même acabit que comme une joyeuse réplique innocente et crédule. Mon soupir ne fut pas feint tandis que je sortais d’un tiroir l’un des nombreux rasoirs de remplacement que je gardais en réserve. Ma vie entière était devenue une sorte de running gag macabre où l’adorable cadavre obéissant de ma fiancée réduisait en miettes tout ce qui nuisait à mon intégrité.
Un sourire fatigué s’était glissé sur mon visage. Encore une fois cette vague aigre douce venait remuer le flot de mes pensées. Même si une part de moi ne supportait même pas sa vue, le reste ne pouvait s’empêcher d’essayer de voir, dans ses actions, dans ses mots, dans son expression figée, un écho d’Emma. Une recherche peut être un peu malsaine, peut être un peu autodestructrice, d’indice qui aurait témoigné qu’une part d’elle était encore là, quelque part dans l’arme humanoïde qui me faisait face. Et chaque fois je me réprimandais intérieurement de me laisser aller à de la sur-interprétation qui ne venait que tirer sur des cicatrices que j’avais déjà eu tant de mal à fermer.
-Je disais ça en plaisantant… Emia, je ne comprends pas que tu obéisse aveuglément à tous mes ordres sauf les plus simples comme « Ne te glisse pas dans mon lit » ou « Ne détruit pas le mobilier dès que j’ai le malheur de me cogner le gros orteil ». Tu es clairement douée de raison alors pourquoi fais-tu ça ?
Je dois avouer que je ne m’attendais à aucune réponse, Emia m’ayant habitué à ne m’offrir que son sourire silencieux dès que mes questions dérivaient sur des sujets qui ne lui plaisait pas. Ma surprise fut donc conséquente quand ses lèvres se dénouèrent à nouveau.
-Entre raison et sagesse, il y a un monde de possible Wayne ♪
-Ne fais pas ça !
Mon injonction véhémente avait résonné contre les dalles de la petite pièce. Elle faisait parfois ça, utiliser ainsi des expressions et des phrases d'accroche que Emma utilisait autrefois et que cette imposteur allait sans doute piocher dans la matière grise à jamais inactive de celle-ci.
Cela avait le don de me mettre hors de moi et d’étouffer tout début d’empathie que je pouvais avoir pour elle.
Un silence pesant retomba sur la pièce tandis que je serrais les dents. Emia s’était tut et se contentait maintenant d’occuper l’espace devant moi en me fixant. Un simple mouvement de tête me suffit à lui intimer de sortir, ce qu’elle fit sans broncher, et je pus reporter toute mon attention sur mon rasage, œuvrant tant bien que mal à tuer l’étincelle de colère que l’échange venait d’éveiller en moi.
Dire que je ne l’avais jamais giflée suite à ce genre d’incident aurait été un mensonge.
Dire que je m’en étais amèrement voulu à chaque fois, un euphémisme.
Emia était une énigme autant pour moi que pour le reste du monde. Je détestais le nom que tous avait décidé de lui attribuer à la demande de la famille de la défunte. D’après eux il s’agissait d’un hommage au prénom qu’elle voulait porter tout en acceptant son nouvel état, jouant sur un anagramme que vous n’aurez sans doute aucun mal à deviner.
La poésie de la chose m’échappait et si eux y avaient trouvé une clé à l’étrange deuil auquel ils devaient faire face, moi j’en étais dégoûté, horrifié que l’on puisse m’imposer d’avoir recours à un jeu de mot malsain impliquant le prénom de celle que j’aimais.
Force est de constater que j’avais dû m’y plier et que l’appellation était maintenant ancrée à jamais dans nos échanges.
Une fois de l’an environ, je l’amenais à sa mère à la demande de cette dernière. Son père et ses frères refusaient catégoriquement d’assister à ces retrouvailles morbides et je ne pouvais que comprendre leur choix. Cela va sans doute paraître terrible mais pour ma part, voir cette mère s’infliger ce que je vivais sans en avoir le choix au quotidien me faisait me sentir un peu moins seul même si la situation avait toujours quelque chose de sordide à regarder.
Moi qui demande à Emia de passer une heure avec la mère d’Emma.
La mère d’Emma qui enlace en sanglotant le pantin qui lui fait docilement face.
Emia gardant son expression inchangée, les bras ballants le long du corps et le regard tourné vers moi, attendant les prochaines instructions.
Inutile de préciser que la famille en question ne m’appréciait plus du tout. J’étais le croque-morts qui ne voulait pas laisser leur fille reposer en paix, le fossoyeur pervers qui devait sans aucun doute profiter allègrement du cadavre de leur cadette, et j’avais beau démentir les allégations obscènes qu’ils émettaient parfois à demi mots, rien ne semblait pouvoir changer l’image qu’ils avaient finit par dépeindre de moi.
Une courte mélodie de trois notes dans ma poche m’indiqua que ma toilette devait impérativement prendre fin et je mis donc de côté mon apitoiement pour plutôt terminer de rincer ce qui me restait de mousse sur le visage avant de sortir de la salle d’eau, laissant la dépouille en plastique éparpillée ça et là de celui qui avait osé m’érafler la joue.
Mon appartement de fonction ne transpirait pas le luxe mais se montrait suffisamment spacieux et confortable pour trahir l’importance de mon poste à la fondation. Les cloisons couvertes d’une fine mousse isolante noir m’offrait une certaine intimité phonique et m’épargnait surtout le ronronnement sourd des machines qui assurait le fonctionnement du complexe souterrain tout entier. Bien sûr il n’était pas envisageable d’avoir une fenêtre à soixante-dix mètres sous terre, aussi l’un de mes murs était décoré d’un grand écran qui simulait une baie vitrée donnant sur un paysage de mon choix. Je n'avais pas pris la peine de le changer depuis plusieurs semaines et je commençais donc à bien connaître le décor balnéaire qui éclairait en partie la pièce.
Je n’avais pas joué dans la surenchère d'effets personnels, la majeure partie de mes biens étant stockée dans la petite maison de campagne appartenant à ma famille où j’allais me ressourcer certains week-end. Il y avait là un tourne-disque vintage accompagné de sa rare collection de vinyles que j’avais payé un prix aberrant et dont j’étais particulièrement fière. Uniques supports de donnée musicale non magnétiquement sensible, ces grandes soucoupe noires avaient donc survécu à la chute 63 ans auparavant et offraient un aperçu de la musique d’alors. Aperçu qui me permettait parfois d’échapper quelques minutes à mon malheureux quotidien, les petits crachats et sursauts du diamant me renvoyant à une époque que je n’avais pas connue, un temps sans Âme-I, sans Lula.
A côté était posé une trompette qui me permettait de tenter de reproduire, avec un succès tout à fait relatif, certains des morceaux que j’affectionnais.
Encadrait le petit meuble où était posé le tourne disque, deux tableaux abstraits qui ne m’inspiraient pas grand-chose mais que dame Romélie elle-même m’avait offert et que je m’étais donc retrouvé bien obligé d’accrocher là, conscient que chacune de ces toiles devait coûter une belle fortune.
Enfin mon lit et la table de chevet sur laquelle était posé un petit cadre affichant une photo d’Emma du temps de son vivant ainsi que le radio réveil… qui indiquait encore un chiffre alarmant bordel il fallait absolument que je bouge !
Mes pas pressés martelèrent le sol des corridors aseptisés que je traversais à la hâte, suivis de près par ceux feutrés, nonchalants mais tout aussi rapides d’Emia. Le quartier résidentiel de la pioneer foundation dans lequel je créchais durant mon service était l’un des plus huppé de tout le complexe, avec les chambres les plus grandes et le cadre de vie le plus calme et silencieux. Mais malheureusement pour moi ce matin-là, il s’agissait aussi de l’un des étages d’habitations les plus éloignés de la surface et le rendez-vous dont je risquais de rater les premières minutes avait lieu dans l’une des tours de la fondation. Tours qui pour leur part culminait à une centaine de mètres au-dessus du sol.
Je pressais donc le pas, d’ascenseur en ascenseur, prenant soin de ne pas bousculer les…
-Je peux te porter et courir très vite si tu le souhaite Wayne~
-Non.
… de ne pas bousculer les scientifiques et quelques pionniers que je croisais sur mon chemin et qui avaient, pour leur part, la chance de ne pas avoir une Âme-I apte à proposer des idée ridicules et gênantes, eux.
Je jetais d’ailleurs parfois un coup d’œil discret sur les Âme-I de ces derniers quand elles n’étaient pas cachées dans une poches où trop discrètes pour être remarquées. Ici des lunettes, là un carnet, une masse d’arme, une flûte, un gant où encore un fusil. Malgré leur apparence d’objets lambda, leur nature Lulienne était toujours trahie par les marques qui couraient sur leurs surfaces. Ma curiosité me poussait à me demander quel genre de pouvoir unique renfermait chacune d’entre elle mais bien entendu il était impossible de le deviner sans les voir à l’œuvre et je ne pouvais que supposer qu’il s’agissait de capacités en faisant des atouts précieux dans les rôles que leur possesseurs jouaient à la fondations.
Mon pied se prit dans une gaine protégeant un câble tiré à travers le couloir pour une obscure raison et Emia me rattrapa de justesse avant que je ne la repousse sans douceur pour reprendre ma course. Je sentais sur nous les regards de travers, parfois désapprobateurs, parfois respectueux, parfois moqueurs et parfois malsains que notre binôme inspirait. J’y étais habitué. Je m’en fichais. Rares étaient ceux dont l’opinion à mon égard ne m’importait mais malheureusement la plus importante d'entre eux devait à ce moment précis m’attendre depuis déjà plus de cinq minutes dans la grande salle de réunion.
Le dernier ascenseur que j’eus à emprunter surgit enfin des sous-sol pour laisser un soleil matinal m’éblouir à travers la paroi en verre de la tour qu’il gravissait maintenant sans hâte, insensible à l’empressement qui m’habitais. Je n’avais donc d’autres choix que de prendre mon mal en patience, admirant l’éveil tranquille de la Pioneer foundation qui s’étirait paresseusement à mes pieds.
Des bâtiments blanc et bleus d’une modernité impeccable était sagement alignés pour créer de longue artères que de nombreux groupes de pionniers arpentaient déjà pour se diriger vers les terrains d’entraînement, immenses plaines qui ceinturait le complexe-ville entier sur plusieurs kilomètres avant d’être interrompu par les Murs, avec un grand M.
Les murs en question, qui couraient sur toute la circonférence du domaine, culminaient à une cinquantaine de mètres de haut et nous cachaient Genève et le lac Léman, assurant une certaine intimité à la Pioneer tout en affichant publiquement la puissance de l’organisation. C’était aussi un symbole d’après dame Romélie. Une promesse tacite. Un rempart pour l’humanité.
Malgré sa taille les parois du colosse de pierre n’étaient pas frappés de la grisaille du béton qui devait en composer le cœur mais étaient couvertes, à l’instar du mur de ma chambre, d’écran colossaux qui offrait à la vue des paysages Luliens retouchés pour que le haut du mur se fonde constamment avec le ciel au dessus. Le tout accomplissait avec brio l’effet escompté. De loin, il n’y avait pas de mur, seulement des échos de paysages mortels où les pionniers partaient en exploration et ne revenaient parfois pas.
Un frisson me remonta le long de la colonne.
Lula était comme une maîtresse enivrante et imprévisible. Les descentes pour les pionniers étaient des baisers volés, des égarements au parfum d’interdits dont ils revenaient à chaque fois changés, la tête pleine de merveilles à raconter, la gorge serrée de terreur et le cœur percé d’une irrésistible envie d’y retourner.
C’était la soif d’aventure et de découverte que je voyais briller dans les yeux de ceux qui n’y laissaient pas leur peau et je dois avouer que je prenais parfois plaisir à écouter leurs récits, assis devant une mousse de l’Apoptose, le bar du complexe que je fréquentais régulièrement.
Moi j’étais bien content que mon travail se passe en surface. J’avais décidé de ne pas tromper ma terre-mère, de jouer la carte Œdipienne en gardant les pieds bien collés au plancher des vaches qui m’avait vu naître. Je n’étais jamais descendu sur Lula, et je n’y descendrai jamais.
****
-Vous allez descendre sur Lula Wayne.
L’ironie de la chose ne me plaisait pas du tout et mon regard suspicieux se braqua sur le reste du comité de sécurité installé dans la grande salle de réunion que j’avais finalement finit par atteindre, me demandant lequel de ces enfoirées avait bien pus avoir écho de mon monologue interne pour aller suggérer une idée aussi saugrenu à dame Romélie.
Mes deux compères m’adressaient un sourire amère et je n’eus aucun mal à comprendre que les sagouins avaient profité de mon retard pour prendre les devants afin de me mettre je ne sais quel patate chaude au plus profond du fondement.
La première de mes deux collègues se trouvait être Rena Oliver, la responsable de la sécurité informatique, petite rouquine qui semblait ne jamais avoir vraiment quitté la puberté et qui me toisait depuis sa chaise rehaussée et sa quarantaine indiscernable. Je m’étais toujours demandé si elle était atteinte d’une forme de nanisme mais j’avais toujours trouvé trop grossier de lui demandé de but en blanc… Quoi que dans la situation actuelle, l’envie me démangeait d’asséner la question pour faire disparaître le sourire suffisant qui écaillait son rouge à lèvre trop sombre. Son Âme-I flottait paresseusement autour d’elle sous la forme d’un avion en papier. Simple feuille couverte de symbole lulien et pouvant prendre n’importe quel forme d’origami, son vrai pouvoir résidait en sa capacité à s'interfacer avec n’importe quelle machine informatique pour en offrir le contrôle à sa maîtresse.
Je dois lui accorder qu’elle était bonne dans ce qu’elle faisait et que le réseau informatique de la pioneer foundation avait résister à bien des assauts grâce à elle, mais reste qu’il s’agissait d’une emmerdeuse qui ne perdait jamais de temps pour souligner à quel point le travail de tous ceux qui l’entouraient était bâclé.
Ses joues potelées et sa voix suraigu terminait en général assez rapidement d’achevé la sympathie de son entourage et son nez pointu qui ne demandait qu’à être cassé ne devait son salut qu’au statut dont elle jouissait grâce à son poste et qui exposait tout agresseur à de lourde retombées.
Le deuxième escogriffe était un salopard de la meilleure espèce, de celle qui s'en prend à d'autres plutôt qu'à vous.
Bael Grant était un gringalet au visage émacié et au sourire hypocrite qui fixait comme d'habitude Emia de manière un peu trop insistante à mon goût, une lueur d'envie dans son regard fatigué. Chose remarquable, il n'y avait absolument rien de remarquable chez lui, et c'était là sa force.
Cet homme s'imprimait si peu sur l'esprit des gens qu'il était souvent facile d'oublier qu'il se trouvait dans la pièce.
Je soupçonnais son Âme-I d'être liée à cette particularité mais le confirmer m'était impossible, Grant étant jusque là resté très discret à propos de cette dernière. Seule dame Romélie savait de quoi il pouvait s'agir et elle n'avait jamais jugé pertinent de partager cette information avec moi.
Tout ce que je connaissais de lui se résumait à son rôle dans la fondation où en tout cas à ce qu'on avait daigné m'en dire. Bael était en charge des tâches les moins "glorieuses" du comité de sécurité, ce qui incluait la surveillance du personnel, l'espionnage industriel, le contre-espionnage industriel et sans doute tout un tas d'autres joyeusetés qu'il valait mieux pour moi que j'ignore.
Cheveux noir un peu hirsutes, yeux marrons, chemise mal repassée. Je n'aimais pas l'animal en question. Il m'avait plusieurs fois posé des questions indiscrètes sur Emia et je prenais soin de ne jamais le laisser trop s'en approcher.
Nous formions à nous trois le CSR où comité de sécurité et de renseignement pour les intimes.
Comme d'habitude, notre employeuse avait pris toutes les précautions nécessaires pour que notre réunion se passe dans un cadre discret et confidentiel. Les fenêtres à opacité modulable ne laissaient passer aucun photon, les brouilleurs fixés au plafond fonctionnaient à plein régime, déréglant comme d'habitude mon mobile que j'avais encore une fois oublié d'éteindre et l'étage tout entier avait été évacué une heure plus tôt.
Cléos Romélie n'avait pas pour réputation de prendre des risques avec l'information et j'avais été moi-même plusieurs fois testé pour vérifier ma loyauté et ma discrétion.
- Vous m'avez entendu, Wayne ? Pas de soucis avec ça ?
Ma patronne venait de reprendre la parole d'un ton calme mais appuyé. Je le connaissais. Il s'agissait là du ton qu'elle employait quand elle attendait une réponse positive et rien d'autre. C'était tout au plus pour elle une façon polie de me permettre de garder la face devant mes collègues en grimant son ordre en demande.
- Je-
- Non. Il n'a pas envie. ♪
Un mouvement synchrone de tous les regards amena les projecteur sur Emia qui venait de prendre la parole de son habituel ton décomplexé. Je n’eus pas même le temps de balbutier des excuses à Dame Romélie que Rena plongeait tel un rapace sur cette occasion de me tacler.
- Wayne Pyre. Si votre Âme-I ne sait pas tenir sa langue, sa place est peut-être devant la porte de la salle de réunion.
Trop secoué pour rétorquer quoi que ce soit, je dévisageais Emia en pinçant les lèvres, tiraillé entre deux raisons d'être estomaqué. D'un côté, mon Âme-I venait de prendre une initiative qui ne se résumait pas à détruire quelque chose pour la première fois de son existence. De l'autre, elle venait de répondre à la seule personne à qui il ne fallait pas répondre, si ce n'est par l'affirmative et ce devant deux autres de ses employés.
C'est la gorge serrée que je fis volte face pour récolter ce que ma partenaire venait de semer, m'attendant à poser les yeux sur le visage glacé d'une colère silencieuse que dame Romélie affichait parfois quand quelque chose de déplaisant se produisait. Mais à ma grande surprise mes pronostics s’avérèrent erronés.
Cléos regardait Emia, semblant réfléchir, comme si elle prenait réellement la remarque de cette dernière en compte et y voyait un argument valable. Et ma surprise fut à peu près équivalente à celle de mes collègues quand elle hocha la tête avant de soupirer.
- Très bien. Grant, c'est vous qui allez descendre.
- Quoi !? Mais nous avions décrété que l’Âme-I de Wayne était plus adaptée pour cette missi-
- Vous doutez de ma décision, Grant ?
Un silence. Trois paires d'yeux fuyants. Et cette fois-ci ce regard que je m'attendais à voir quelques seconde plus tôt.
-... Non, madame.
- Bien. Monsieur Pyre se contentera de continuer d'enquêter en surface.
Je ne pus m’empêcher de grimacer. Mon nom de famille. L'intervention d'Emia l'avait donc quand même bien irritée.
La situation nécessitait que j'abatte la dernière carte qu'il me restait à jouer pour rester dans les bonnes grâces de ma patronne et ainsi éviter bien des désagréments : me montrer efficace.
Je connaissais l'affaire qui constituait la raison de cette entrevue matinale, mais mon retard m'avait visiblement fait louper quelques épisodes importants et il était maintenant urgent que je parvienne à me remettre à jour tout en gardant la face.
- Entendu. J'ai déjà relevé les correspondances entre les profils et créé une carte des intersections de leurs trajets quotidiens en y incluant bien évidemment les déplacements exceptionnels. J'ai aussi quelques pistes et des personnes à interroger. D'ailleurs c'est amusant, Rena, j'ai pu remarquer que la porte de votre bureau donnait littéralement sur l'un des points d’intérêt suspicieux de cette maquette d'investigation.
C'était faux, mais voir son expression outrée par l'attaque implicite de cette remarque me permit de me reprendre suffisamment pour que mon exposé se pare de nouveau d'un ton assuré et professionnel. Réprimer un sourire fut difficile mais je pus enchaîner sans qu'elle n'ait le temps de m'interrompre pour protester.
- Enfin c'est certainement un hasard. Quoi qu'il en soit, je dois dire que je n'ai jamais vu un panel aussi hétérogène que celui de nos agresseurs. S'ils font tous partie d'un même groupe c'est plus qu’impressionnant. Pas de similarité d'âge, d'entourage, ni même d'emploi du temps. Je n'ai pour l'instant pas la moindre idée de ce qui pouvait lier ces personnes et les pousser à tenter d'attenter à vos jours dame Romélie mais je continue mes recherches.
Ma phrase avait été accompagnée de l'ouverture des dossiers des coupables en question sur la table-écran autour de laquelle nous étions assis. Immédiatement l'atmosphère de la salle s'était faite plus studieuse tandis que chacun observait les photos et les rapports qui s'ouvraient sous le tapotement de leurs doigts. Un soupir interne vint disperser un peu de la pression qui s'était accumulée sur moi. J'étais parvenu à ramener l'attention sur le sujet de cette réunion et loin de l'impertinence de mon Âme-I.
Mes collègues et ma patronne observaient donc mes notes et mes tracés multicolores qui bariolaient la carte tridimensionnelle du complexe de la Pioneer foundation, le doigt de Grant venant rapidement désigner trois points où les passages étaient les plus concentrés.
- Tu as déjà enquêté sur ces trois zones j'imagine ?
- L'ascenseur 14B, le couloirs hk21 et la kitchenette du 8ème sous-sol oui. Malheureusement les horaires de passage ne se superposent pas et je n'ai trouvé aucune cachette où des messages auraient pu être laissés, mais avant de continuer...
Une moue, le moment était malheureusement venu pour moi d'accepter mon ignorance et de m'abaisser à quémander l'information que mes collègues détenaient déjà clairement.
- Quel est le rapport avec Lula ? Pourquoi vouloir envoyer quelqu'un là bas alors que tout ce qui concerne cette affaire s'est déroulé en surface ?
Deux sourires moqueurs me furent décochés par mes collègues mais je fis mine de ne pas les remarquer, fixant Dame Romélie qui, après m'avoir toisé quelques secondes, se pencha vers la table pour envoyer vers le centre un autre fichier en provenance de son propre côté de l'appareil.
Le dossier s'ouvrit devant moi et le visage abîmé d'une jeune femme qui ne devait pas avoir la trentaine me toisa depuis la surface lisse de la table, accompagnée du descriptif habituel des employés de la Pioneer. Mes yeux parcoururent les lignes avant de remonter vers ma patronne, interrogateurs.
- Une pionnière... Une nouvelle agresseuse ?
- Non. Une ex-future terroriste. Son nom est Lys Habstock et c'est une ancienne enfant de Cinis.
Un frisson me parcourut le dos mais la sagesse l'emporta, muselant la remarque piquante sur le fait d'engager un tel élément et laissant plutôt celle qui me faisait face continuer son explication.
- Elle et son équipe ont été portés disparus en mission sur Lula dans des conditions peu claires. Leur dernier signe de vie remontant à 3 jours, vous comprenez bien Wayne que je ne peux me permettre d'ignorer l'étrange coïncidence que représente la disparition d'un profil aussi "atypique" dans un laps de temps aussi court après les attaques. Je souhaite envoyer une équipe de recherche qui sera donc dirigée par Grant afin d'aller vérifier le statut de tout ce beau monde, et si cette jeune femme est encore en vie, la ramener ici pour l'interroger poliment.
Le poliment n'était pas sarcastique. Cela signifiait simplement que la jeune Habstock bénéficiait de la présomption d'innocence et serait traitée en conséquence. Ma patronne n'était pas injuste.
Mon regard redescendit vers le dossier que je parcourus à nouveau en diagonale avant de l'enregistrer dans mon propre espace de stockage. Une nouvelle piste pour mon enquête. Ma voix me parut presque trop satisfaite quand elle franchit mes lèvres.
- Très bien, je vais analyser son profil et ajouter ses données à la maquette pour voir si je peux en tirer de nouvelles correspondances. Merci Madame.
- Ne me remerciez pas Wayne. C'est votre travail que de veiller à ma sécurité et je tiens suffisamment à la vie pour vous mettre toutes les cartes possibles en main.
Je hochais la tête à sa remarque quand elle entreprit soudain de secouer la main dans le vide, mettant visiblement fin au rassemblement. Mes sourcils se levèrent d’incompréhension, imités par ceux de mes collègues. J'avais à peine commencé mon état des lieux de l'enquête et notre matinée entière était bloquée à cette fin.
- Vous pouvez disposer. Rena, je veux que vous repassiez sur les appareils informatiques de tous les agresseurs une fois de plus. Analysez le moindre paquet de données qui aurait pu en sortir ou y entrer. Bael, allez vous préparer à votre descente, je vous laisse le loisir de sélectionner les pionniers qui vous y accompagneront. Wayne, restez ici.
Oh non.
La dernière phrase de notre employeuse eut le don de faire taire mes deux autres collègues qui s’apprêtaient à protester, les encourageant même à rapidement gagner la sortie, trop contents de ne pas avoir été ceux cités dans ces six dernières syllabes. Emia avait réduit la distance entre elle et moi, sentant sans doute la tension qui venait de s'inviter dans mes muscles. Et je dus attendre que la porte se soit enfin claquée derrière la démarche ridicule et précipitée de Rena Oliver pour enfin pouvoir lâcher un grand soupir, mes épaules s'affaissant doucement.
Devoir jouer la comédie devant les deux autres membres du comité était une véritable plaie.
- Cléos, tu sais très bien qu'ils ne vont pas manquer de me charrier pendant des semaines sur cet hypothétique savon que tu vas maintenant me "passer".
Un sourire amusé vint déformer les lèvres vierges de tout artifices de mon employeuse.
- Ho, déride-toi. Au moins ça les a fait décamper. Je n'en pouvais plus de sentir l’assommante quantité de parfum dont Rena s'évertue à se badigeonner avant chaque réunion pour tenter de cacher en vain l'affreuse odeur de transpiration que le stress provoque chez elle. Hey miss Oliver ! Aucun produit de beauté ne sera apte à cacher les auréoles suintantes qui soulignent vos aisselles hein !
Elle avait crié vers la porte, sachant pertinemment que les protections acoustiques de la salle ne permettraient jamais à son attaque cinglante d'atteindre les oreilles de la cheffe de la sécurité informatique. Ses mots furent ponctués d'un rire franc qui fut bientôt rejoint par le mien. J'aimais retrouver le véritable visage de celle dont je devais assurer la sécurité. Un étirement félin plus tard et elle était assise dans la chaise à côté de moi, m'adressant un sourire amusé. Je laissais un air joueur teinter mon visage, soupirant.
- Je ne sais pas comment tu fais, pour être à la tête de quelque chose d'aussi énorme que la Pioneer avec un esprit aussi mesquin. Ni d'ailleurs comment tu fais pour garder un air aussi sérieux et une aura aussi intimidante devant les autres. Tu sais combien de fois j'ai failli laisser passer un ricanement ? Et puis comment t'es-tu débrouillée pour qu'Emia te parle ainsi pour désamorcer la "sanction" que tu t’apprêtais à m'infliger ?
- Ta sécurité est ma priorité Wayne ♪
- Si tu n'arrivais pas en retard au réunion je n'aurais pas besoin de faire mine de l'avoir mauvaise. Et pour Emia je n'y suis pour rien. Je comptais réellement t'envoyer sur Lula. Toi et ton Âme-I auriez pu récupérer cette équipe avec aisance et sans doute plus rapidement que qui que ce soit à la Pioneer. Cela aurait augmenté les chances qu'on les retrouve en vie... Il faut que tu acceptes un jour de comprendre qu'Emia est incroyable et que votre place à tous les deux serait plutôt en bas sur le terrain plutôt qu'ici à gratter du papier et à protéger mes fesses.
Sa tirade s'était faite un peu plus incisive et une moue coupable s'invita sur mon visage tandis que mes yeux fuyaient le vert trop perçant de ceux de la femme qui me toisait avec une insistance culpabilisante.
- Désolé Cléos mais je ne peux vraiment pas. Je-
- Ne peux pas utiliser Emia ainsi, oui je sais je crois que l'on a tous compris à quel point ta relation avec ton âme-I était compliquée.
Je crois qu'elle réalisa rapidement que la remarque avait piqué un peu fort car elle s'empressa de changer de sujet, le ton plus apaisant.
- Bon allez fais-moi l'exposé de ton incroyable travail d'enquête, on va essayer de tirer cette histoire au clair tous le d-
- Pourquoi avoir engagé une ancienne enfant de Cinis ? Et pourquoi ne suis-je pas au courant ? Je suis censé assurer ta sécurité, Cléos !
Mon interruption agacée la prit un peu de court et la célèbre et puissante Cléos Romélie mit quelques instants à formuler sa réponse, une grimace au visage.
- Wayne, c'est compliqué. Tu aurais vu l'état dans lequel on l'a récupérée... Si je t'avais parlé de son cas tu aurais été sur son dos H24 et jamais la Pioneer n'aurait pu réussir à créer une relation saine avec elle. Je pense même que j'y ai vu un écho de ton arrivée. C'est simple, Wayne, comme toi, elle était complètement paumée.
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