Lys IV

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            LYS

Ma fuite ne mériterait pas qu'on la ressasse.

J'y voyais un aveu de faiblesse, un abandon à la panique... un élan de lâcheté que je grimerais plus tard en preuve de sagesse et en unique solution pour donner l'illusion que j'en faisais le choix.

La réalité c'est que c'est la peur qui avait fait tous les choix à ma place.

Et chaque seconde où la peur tenait la barre, mon influx faisait office de phare.

La bête lulienne était sur mes talons. J'entendais ses puissantes impulsions l'approcher un peu plus de moi chaque minute, guidées par l'anarchie qui régnait dans ma tête.

Elle n'était pas bien rapide mais sans doute mille fois plus endurante que moi. Tôt où tard je devrais ralentir. Tôt où tard elle pourrait se repaître.

Une nouvelle embardée inutile pour tenter de déboussoler un poursuivant qui lisait en moi comme un livre ouvert. Si seulement j'avais mon Âme-I. Pour quelle obscure raison mon Âme-I n'était-il toujours pas revenue ?!

C'était ridicule. Toute cette situation était ridicule. Si je ne parvenais pas à me calmer, mon chemin était tout tracé. Il fallait que je reprenne le contrôle.

Mes canines se plantèrent férocement dans ma langue et le goût du sang, accompagné de son amie la douleur, vinrent museler quelques secondes le reste de mon cerveau. C'était le moment. Mes yeux se fermèrent un instant tandis que je bifurquais derrière un Maoc.

Le silence se fit dans mon esprit tandis que j'expirais lentement, laissant des années d’entraînement prendre le dessus sur la détresse. Les impulsions derrière moi ralentirent tandis que mon influx s'estompait.

Mais disparaître n'était pas une option. Les bêtes lulienne n'abandonnent jamais. C'était une règle absolue.

Alors je fis ce que je devais faire.

Ce que peu en dehors de Cynis connaissaient.

Ce que j'avais décidé de ne pas révéler à la Pioneer fondation, par peur d'être assassinée par mon ancienne famille.

Pour garder l'analogie des échanges sociaux, il y a toujours dans un groupe cette personne qui respire un peu trop l'assurance. Celle qui a tout vécu, qui a toujours une meilleure anecdote que toi et qui veille bien entendu à chaque instant à ce que cette dernière soit la plus invérifiable possible. Ou cette personne qui rejette la faute sur les autres. Qui se fait passer pour la victime quand les choses dégénèrent.

Si dans ce monde de signaux qu'est l'influx, tous étaient plus ou moins bien capables de se museler, de mentir par omission, les adeptes de Cinis étaient formés à mentir tout court.

J'étais capable de mentir.

Je pris la ferme décision de continuer à nager tout droit, mais mon corps resta collé au tronc et commença à monter vers la surface.

Toute ma volonté fut mise à l'œuvre pour parvenir à contourner un Maoc particulièrement large un peu plus loin mais mon corps continua son ascension atteignant silencieusement la surface.

Mon désir de survie me hurla de creuser précipitamment un trou derrière cet arbre pour m'y terrer, là où la bête ne me trouverait pas, là où je serais en sécurité, mais mon corps se détacha doucement de l'écorce pour partir à l'opposé à petite brasse silencieuse tandis que mes yeux observaient la bête qui passait une trentaine de mètres en dessous de moi, nageant vers une proie qu'elle savait enterrée derrière ce grand Maoc. Vers cette proie si facile qu'elle ne trouverait pourtant jamais.

La chose ressemblait à une grande araignée d'environ cinq mètres de hauteur, couverte de plaques chitineuses blanches dont les interstices laissaient apparaître un cuir noir un peu spongieux. Le plus notable était sa méthode de locomotion. Elle avait tissé de grandes membranes de fils semi élastique entre chacune de ses pattes et se servait de ces sortes de « palmes » pour progresser à la manière des pieuvres, des méduses et compagnie. C'était presque aussi beau qu'effrayant à voir, mais tout ça bien sûr je le gardais pour moi, flottant silencieusement vers mon salut.

Enfin... Je n'étais pas tirée d'affaires.

Encore une fois une bête lulienne n'abandonne jamais. Celle-ci allait retourner la terre sur un large périmètre autour de ce pauvre Maoc mais finirait par réaliser que je ne me trouvais pas là et commencerait à fouiller les environs. Il me fallait absolument m'éloigner et trouv-

Une lueur différente de celle de la végétation venait de me parvenir d'un peu plus loin entre les arbres. Un orange pâle qui semblait pulser par intermittence. Je connaissais cette lueur.

Mon coeur accéléra. Ma brasse aussi.

Cinquante mètres. Vingt mètres.

Et enfin au détour d'un tronc, quelque chose d’inespéré.

Mes yeux ne mirent qu'une demi-seconde à parcourir la forme ovoïde et métallique constellée de rayures qui se tenait là, plantée dans un talus. Il s'agissait d'une capsule de débarquement de Cinis. Le paquet censé contenir le pire des cadeaux.

Mon corps s'actionna à nouveau pour contourner ce que les apôtres appelaient affectueusement la graine du renouveau et c'est avec une certaine timidité que je me permis de risquer un coup d’œil à travers l'unique hublot.

L'habitacle était bien vide comme l'indiquait la loupiote clignotante placée au-dessus du sas d'entrée qui noyait par intermittence les environs dans un orange mielleux, et un soupir de soulagement m'échappa tandis que j'arrachais le panneau dissimulant la console de commandes de secours. Mes yeux se fermèrent tandis que ma mémoire s'ébrouait, remontant avec peine à la surface le code d'accès d'urgence de mon père.

Petite, je m'étais amusée à épier ce dernier, le composer, simplement motivée par l'excitation de connaître ce que les adultes semblaient considérer comme un secret absolu, ne me doutant alors pas une seconde que cet écart me sauverait un jour la v-

« accès refusé. »

L'alarme stridente qui se mit à retentir m'informa de deux choses.

Tout d'abord mon père était peut-être mort, ou peut-être avait-il changé de code.

Deuxièmement, ce n'était absolument pas le moment pour se poser la question. La bête savait maintenant exactement où je me trouvais et devait déjà se ruer vers ma position.

Une grimace décora mon visage tandis que je réfléchissais à toute vitesse à mes options. Mes doigts tremblants, figés à quelques centimètres du clavier, avancèrent alors, tapant sans grande conviction un code que je n'avais plus utilisé depuis bien longtemps et qui devait très certainement avoir été révoqué lui aussi.

Un chuintement.

A ma grande surprise, le sas s'ouvrit et le liquide s'engouffra dans l'appareil encore rempli d'air, m'emportant violemment à l'intérieur et m'indiquant par la même occasion que l'apôtre qui était descendu avec cette capsule devait sans doute être sorti de cette dernière sur la canopée et que ce n'était qu'ensuite qu'elle avait chuté jusqu'ici.

Mes genoux, mes coudes et l'une de mes épaules heurtèrent plusieurs coins douloureusement solides de l'habitacle monoplace que je venais de déverrouiller. Je dus y récolter quelques bleus que je ne regretterai pas par la suite, consciente que le claquement sec derrière moi à ce moment précis devait être celui de mandibules se refermant dans le vide et que la succion qui me les avait infligés m'avait aussi sans doute sauvé la vie.

Ma main agrippa furieusement la poignée interne, tirant pour tenter de refermer la paroi qui me séparerait bientôt d'une mort certaine.

Les bords se scellèrent et la mort certaine se heurta au hublot tandis que le bruit familier de la pressurisation de la cabine se faisait entendre.

J'étais recroquevillée sur le siège, face à la chose qui déjà frappait en vain contre les parois renforcées de mon nouvel abri.

Les coups furent d'abords rythmés, calqués par un hasard sordide sur les battements précipités de mon pauvre cœur, puis plus lent mais d'une violence frustrée avant de s'arrêter tout à fait, la bête se détachant de la cloison pour venir flotter à quelques mètres de là, furieuse, mais bien décidée à attendre que son repas daigne sortir de la boîte de conserve dans lequel il s'était lui-même emprisonné.

Le calme reprit ses droits, mes mains lâchèrent mes cheveux et je pus doucement redresser le visage. Je ne sais plus si je pleurais mais je me souviens de cette longue inspiration qui souleva ma poitrine et dénoua un nœud tortueux que je n'avais jusqu'alors pas réalisé avoir dans la gorge. Pour la première fois depuis ma chute, ma mâchoire se descella douloureusement, et un rire nerveux quitta ma gorge avant de devenir peu à peu un rire franc qui résonna dans la cabine, chassant les dernières tensions qui solidarisaient la boule de nerfs que j'étais devenue.

Je me pensais sauvée.

Je ne l'étais pas.

Je pris une bonne heure à réaliser que quelque chose n'allait pas. Entre-temps, persuadée de ma victoire sur le destin, j'avais dévoré avec entrain les rations de survie que contenait le coffre à vivre de l'habitacle. Rations qui m'auraient permis de tenir des jours entiers si je les avais économisées.

La capsule n'avait plus assez de carburant pour me permettre de regagner la surface, l'un des réservoirs à hydrogène ayant été perforé lors de sa chute depuis la canopée. J'étais donc l'heureuse propriétaire d'un imposant cercueil de métal que je ne pouvais pas même quitter sans me faire dévorer par la créature qui tournait maintenant autour de ce dernier avec la patience infinie propre à la faune lulienne.

Et grâce à l'abyssale connerie festive qui avait remplacé mon bon sens pendant cette heure de débauche, j'étais à peu près certaine que je serais la première des deux à mourir de faim.

Maintenant je fixais d'un air penaud le poing ensanglanté que j'avais eu la brillante idée d'abattre, de rage, sur l'un des écrans de contrôle de l'engin.

Étais-je en réalité complètement stupide ? M'étais-je fourvoyée toutes ces années en me pensant un peu plus maline que la moyenne ?

Là je vais être honnête, j'ai pleuré.

Il est difficile d'imaginer ce que c'est si on ne l'a pas vécu. D'être dévorée par le désespoir, d'être ballottée dans un tourbillon d’aléas qui nous dépassent, sur lesquels l’on n’a aucune prise, de ne tenir que par fierté, presque par cynisme pour voir à quel point encore la vie peut nous la mettre profond, et de finalement se voir présenter une voie de salvation. Une issue à l'enfer qui nous tend la main et que l'on saisit avec toute la vigueur d'un désespéré, avec toute la hargne et le désir de vivre que la résilience humaine peut nous permettre de démontrer.

Un happy end savoureux qu'on nous retire alors immédiatement tandis que le public rit aux éclats, amusé des déboires du con de ce dîner solitaire.

Eh bien ce n'est pas drôle. Ça ne m'amuse pas. Ça fait mal.

Si à la toute fin on vient à rencontrer le grand scénariste cosmique qui à rédigé cette fin de vie pourrie, blasphème ou pas, je lui lèverais bien haut mon majeur et je pisserais sur son paillasson.

Lys Habstock                                   03/12/63

ERRATUM

Cher journal, je mens beaucoup.

C'est un défaut que j'ai depuis toute petite. Enfin, un défaut... Sans aller jusqu'à parler de qualité, je dirais qu'il s'agit simplement d'un trait de caractère.

Je ne le déteste pas, cet adjectif venant enrichir le peu de personnalité qu'on m'avait permis d'exprimer enfant et qui était resté quand on m'avait lâché la bride et lâchée tout court une fois adulte.

Menteuse.

Mais il est temps, je pense, que je corrige certaines de ces entrées erronées, que ce soit sur tes pages, cher journal, dans ma propre tête ou dans celles de ceux qui m'ont un jour côtoyée. Pas toutes, ce serait absolument impossible, mais au moins celles qui me viendront à l'esprit.

Là où je suis aujourd'hui, je sais que je finirai par être retrouvée. Pas vivante, bien entendu, mais tôt où tard quelqu'un captera la balise de cette capsule ou alors une équipe expérimentée explorera cette forêt noyée et retrouvera mon cadavre sans doute à moitié fusionné avec ce foutu siège en cuir qui me gratte la nuque, avec toi cher journal, coincé entre mes phalanges.

Forêt noyée.

J'aime bien ce nom. J'espère qu'ils le garderont après avoir lu cette page.

Quoi qu'il en soit, voici l'erratum de ma vie, mes derniers aveux que je ne serai plus là pour assumer.

Il y a un peu plus d'une semaine, j'ai en fait réellement exprimé à haute voix une blague tendancieuse à propos des Maoc quand j'admirais ce paysage mortel et magnifique. Cela sonnait tellement faux que je me suis dégoutée moi-même et que j'ai décidé de corriger ce souvenir. Je me suis menti.

Il y a trois semaines, à la surface, j'ai dit à Rhodes qu'il pouvait me faire confiance et que s'il le fallait je me sacrifierais autant pour lui que je le ferais pour Hélène où Tess. Je lui ai menti.

Deux jours avant ça, je disais à Hélène qu'elle était la seule avec laquelle j'étais intime depuis des mois et des mois. Un mensonge, là encore.

Le lendemain, je glissais le même mensonge à l'oreille de Lily Marigold du département recherche et développement. Je ne suis pas une très bonne personne.

Dix jours plus tôt, en mission de prélèvement sur les plaines immaculées, j'assurais à Rhodes que le goût âpre de sa soupe était sans doute dû à un dépassement de la date conseillée de consommation de sa ration de terrain. C'était faux. Va bien manger tes morts, Rhodes.

L'année dernière, j'assurais à la psychologue de la Pioneer qui s'occupait de mon équipe que tout allait bien et que je n'avais pas le moindre problème dont j'aurais voulu parler. J'aurais peut-être dû ne pas mentir, j'en sais rien.

A mes dix-huit ans, j'avais plié genou devant dame Quiet, lui assurant que je l'aimais plus que je ne m'aimais moi-même. C'était un mensonge amer à prononcer. Je détestais en réalité cette femme. Elle me terrifiait.

Quelque temps plus tard, je remerciais humblement Cléos Romélie de m'avoir ramassée alors que j'étais au plus bas et accueillie au sein de la Pioneer. Je lui avais adressé un sourire plein de respect et de reconnaissance. C'était surjoué. Elle non plus je ne l'aimais pas, elle m'inspirait un effroi assez similaire à celui que m'inspirait Crona.

Le 7 Janvier 62, j'aidais Elias, une pimbêche d'une équipe assez proche de la nôtre, à chercher son courrier qui avait disparu et qui contenait une lettre importante pour elle de la part de ses parents. Pardon.

Ça, je m'en suis voulu par la suite. Mais je crois que j'étais juste jalouse que tu aies des parents dont tu pouvais recevoir des nouvelles... La lettre est sous le matelas de Rhodes. Ça n'excusera pas la satisfaction malsaine qui m'a envahie quand tu as fondu en larmes, mais j'espère au moins que tu seras consolée de la récupérer et d'apprendre au passage que j'ai écopé d'un destin tragique. Le karma t'a vengée.

Il y a trois ans, je promettais à mon instructeur de garder à jamais secrète l’idylle que nous vivions ensemble à l’abri des regards. Oups, ça m'a échappé. Trop tard. Cette promesse est maintenant un mensonge que je ne regrette pas. C'était plutôt nul de bout en bout et sa foutue manie de me faire la leçon pendant nos ébats ne faisait que rendre encore plus maladroites des étreintes déjà fades... C'était risible, ce vétéran qui au lieu de profiter du moment s'amusait à me parler de ses aventures sur Lula, des meilleurs moyens d'établir un camp sécurisé, de la différence de pression qu'imposait le passage en dessous de la brèche malgré les compensateurs de la sous-planète, d'à quel point cela pouvait affecter des trucs auxquels on ne penserait même pas comme la température d’ébullition de l'eau où le temps de-

Un déclic. Les astres de ma galaxie mentale venaient de s'aligner. C'était peut être un coup d'épée dans l'eau, mais il fallait que j'essaye.

Mon journal fut rapidement glissé dans ma poche, mon avant-bras écopa les quelques larmes qui traînaient encore sur mes joues et mon attention se porta sur les consoles de commande de l'engin.

L’intérieur de l'habitacle était plutôt confortable, mêlant la grisaille d'un alliage robuste avec la prétention d'un cuir luxueux, bardé en pyrogravure d'un nombre colossal de psaumes et de symboles que mon esprit connaissait par cœur depuis bien longtemps.

Je me souviens avoir été pressée à l'idée d'obtenir ma propre graine du renouveau autrefois, du temps où mon père me promenait parfois dans le hangar où ces dernières étaient entreposées, me décrivant en quoi celle-ci était différente de celle-là et en quoi la sienne était, bien entendu, meilleure que toutes les autres.

Chacune de ces capsules était faite sur mesure pour son apôtre.

Chacune était unique.

Les courbes du siège dans lequel mes hanches reposaient parfaitement. L'affichage tête haute qui m'obligeait à me courber pour aligner les indicateurs. Les stickers fantaisistes colorés qui décoraient les rares surfaces métalliques vierges de tout boutons, molettes et autres interrupteurs. Et surtout cette odeur entêtante d'écorce brûlée qui visiblement atteignait tout aussi bien mes capteurs olfactifs dans ce liquide étrange qu'à l'air libre des années plus tôt.

Il s'agissait de la capsule personnelle de Lucerna. Lucerna Quiet.

La révélation ne me détourna pas de mes recherches, m'arrachant tout au plus un sourire satisfait à l'idée que cette parvenue ait perdu ce concentré de technologie qui devait coûter plusieurs millions, m'imaginant déjà le savon qu'elle se ferait passer une fois rapatriée par un autre apôtre. Je consultais des dizaines de menus et sous-menus différents sur les nombreuses interfaces me faisant face, misant sur le fait que l'ancienne propriétaire n'avait pas cru bon de retirer de son appareil l'option qui allait potentiellement me sauver la vie.

Lucerna, comme le prénom qu'on lui avait imposé le soulignait si poétiquement, était une pyromane.

Son nom de famille soulignait pour sa part qu'il s'agissait d'une orpheline recueillie par Cinis et qui, comme les nombreux “égarés" ainsi adoptés par la secte, était légalement la fille de Crona Quiet.

C'était censé être une simple séide, un des nombreux rouages qui permettaient à la secte de prospérer tout en étant aux petits soins des apôtres, comme celle que j'étais censée devenir.

Mais cette moins que rien de Lucerna, elle qui s'occupait autrefois de changer mes draps et de nettoyer ma chambre, elle qui me suivait partout comme une petite chienne en soufflant amen à tout ce que je pouvais dire, elle que je trouvais si bizarre avec ses manières d'enfant, son comportement incohérent, ses pulsions malsaines vis-à-vis des petits animaux, et son obsession absolue pour le feu… Cette Lucerna-là avait obtenu une Âme-I terrifiante. Une Âme-I à même de la promouvoir au statut d’apôtre. Un statut dont je m'étais vue déshéritée car ma propre Âme-I était... insuffisante.

Un nouveau coup rageur dans l'accoudoir, plus modéré celui-ci, pour ne pas me blesser davantage.

Inutile d'y repenser encore et de m’apitoyer. Cette vie-là était derrière moi et ma vie tout court allait finir par l'être si je ne me focalisais pas plus sur ce qui me semblait être ma dernière chance.

L'environnement.

Oui alors, dis comme ça tout seul, ça ne mène à rien, mais c’est tellement plus théâtral de brandir un mot avec fougue avant de se montrer plus explicite.

Mes jérémiades de condamnée dans mon journal avaient fini par me ramener à l'esprit un épisode précis où mon instructeur me parlait des différents impacts que pouvait avoir l'environnement sur le quotidien d'un pionnier. Il avait cité au milieu de son discours assommant, l'exemple d'une pionnière nommée Ella Kerling qui, durant une exploration approfondie de la Mer de brume, s'était retrouvée avec son équipe dans une zone où l'épais brouillard avait prit une teinte violacée et où leurs Âmes-I avaient immédiatement cessé de fonctionner, la laissant, elle et ses coéquipiers, dans une situation épineuse dont je passerai les détails, par manque de temps. Pour divulgâcher la fin de cette histoire trépidante, Ella Kerling mourut. Mais moi, je comptais bien tirer parti de sa mésaventure.

Si un environnement particulier pouvait empêcher une Âme-I de fonctionner, alors pourquoi un autre ne pourrait-il pas empêcher son retour à son possesseur ?

Ne serait-ce pas pourquoi l’Âme-I d'Hélène n'était pas auprès de son cadavre ?

Une exclamation victorieuse m'échappa tandis que j’abattis mon doigt sur l’icône de recompression de l'habitacle. Un vrombissement résonna tandis que des grilles au niveau de mes pieds commençaient à drainer le liquide et que des bulles envahissaient l’intérieur de la capsule, m'aveuglant complètement pendant une vingtaine de secondes.

Puis j'ai vomi.

Cela manquait clairement de classe, mais visiblement le corps humain n'appréciait pas avoir les poumons remplis de liquide alors qu'il se trouvait à l'air libre.

Je pense avoir passé ainsi une bonne dizaine de minutes à dégobiller, crachoter et tousser tandis que la cabine terminait de se pressuriser à nouveau, ne relevant la tête suffisamment longtemps que pour entrapercevoir le reflet de mon visage dans le hublot, rouge violacé comme un bébé étouffé et de la morve décrivant de jolis rigoles de mon nez à mon menton.

Sexy Lys, comme toujours.

Mon regard accrocha au passage l'une des bordures irrégulières des crevasses pâles que je m'efforçais habituellement d'ignorer, refroidissant mon élan d'humour d'un bon revers de complexe sur le coin de la gueule.

J'aurais aimé pouvoir dire que je n'en avais rien à secouer et que ces marques ne me rendaient pas moins belles à mes propres yeux. Mais il y a certains mensonges dont l'interprétation dépassait mes compétences.

Je ne pouvais pas faire semblant d'être belle. D'être en paix avec ce masque déchiré qui me servait de visage.

Je ne pouvais nier ma haine pour ces cicatrices.

Alors, tant que je ne les voyais pas, elles n'existaient pas. L'abstraction, quoi que moins honorable que l'acceptation, me permettait au moins d'ignorer, durant les discussions, les regards qui glissaient parfois maladroitement vers les commissures de mes lèvres ou sur ma pommette. J’attribuais la gêne induite chez eux par la réalisation de leur indiscrétion à une pensée lubrique qui leur avait traversé l'esprit en entraperçevant brièvement ma langue entre mes dents.

C'était bien plus agréable pour mon ego.

Une tonalité chantante m'indiqua que le processus de drainage avait pris fin et je me permis de prendre quelques grandes bouffées d'air avant de m'atteler à la terrible tâche qui m'incombait maintenant : attendre.

Vadrouiller dans mes pensées tout en agissant était une chose, mais me retrouver seule avec moi-même sans objectif autre que celui de me subir jusqu'à ce que céphalées s'en suivent en était une autre. C'est pourquoi mon regard se promena sur ce qui m'entourait, à la recherche d'une quelconque distraction à même de m'éviter de me replonger dans mes souvenirs. Combien de fois déjà cela m'avait-il complètement décrochée d'un moment important, me ridiculisant quand une autogifle retentissait bien entendu pile au moment où la conversation que je n'écoutais plus marquait une courte pause, attirant sur moi les regards dubitatifs ou agacés de mes interlocuteurs ? Cela m'était même arrivé une fois durant l'une des cérémonies aux morts de la Pioneer présidée par Cléos Romélie elle-même et-

Une de ces fameuses gifles qui n'appartenait pour le coup pas à mes souvenirs vint gentiment me signifier que j'étais vraiment nulle à ce jeu. Un grognement d'exaspération retentit dans l'habitacle et mon attention se porta à nouveau sur ce qui m'entourait.

Il me fallut 816 secondes pour gratter des parois tous les stickers chers au cœur de Lucerna et qui avec le temps avaient presque fusionné avec le métal, 531 secondes pour trouver comment mettre de la musique sur les hauts parleurs de l'engin, égayant mon attente d'un air de pop acidulé que je ne connaissais pas mais qui me plut assez pour que je décide de le laisser, 629 secondes pour me déshabiller entièrement sans rien casser, ce qui dans l'espace exigu où je me trouvais s'avéra être un challenge conséquent, et vérifier qu'aucun parasite ne se soit fixé sur mon corps ou glissé dans un pli de vêtements pour attendre le bon moment pour me pondre des œufs sous la peau, 312 secondes pour me rhabiller et une seule seconde pour réaliser que ce que j'attendais était sur le point de se produire.

Le retour d'une Âme-I était toujours un moment spécial.

Un sentiment étrange s'instaurait d'abord doucement en vous, un mélange d'euphorie et de doute. Comme si vous vous apprêtiez à revoir un vieil ami. Allait-il être comme avant ? Se souviendrait-il de votre poignée de main secrète ? Est-il réellement encore en vie si cette amitié datait de l'époque où les poignées de mains secrètes étaient encre cool ? Bref, le premier signe pour ainsi dire prenait place dans votre tête.

Puis c'était le corps qui se mettait en émoi. Le pouls s’accélérait, les mains devenaient moites et pour ma part en tout cas j'avais toujours une douleur sourde au niveau du sein droit mais j'étais visiblement la seule puisqu'on m'avait raillée quand j'avais eu le malheur de demander si cela leur arrivait aussi aux deux autres représentantes féminines de mon équipe.

Enfin, c'était l'odeur d'ozone, forte, omniprésente, qui venait piquer la langue comme si l'air entier était électrique. Et là vous saviez qu'il était temps de fermer la main.

Mon cœur pulsa, ma poitrine m'élança, mon nez se retroussa sous l'assaut olfactif et ma main se referma sur ce qui un instant plus tôt n'était que du vide.

Mon Âme-I était de retour.

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