Le miroir
En apparence, Jean était un homme normal. Marié, père de deux magnifiques enfants, cadre dans une très grande entreprise, propriétaire d'une magnifique demeure dans la campagne lilloise et d'une voiture de luxe, Jean vivait une vie parfaite. Une vie que tout homme souhaiterait avoir.
Pourtant, aussi brillant soit-il, Jean cachait un terrible secret. Personne, pas même sa femme, ne le connaissait vraiment. Malheureusement pour lui, le secret qui étouffait son coeur ne pourrait jamais être révélé. Parce que s'il le divulguait, il réduirait à néant bien plus que sa propre vie. Ce serait tout un pan de son être, de son monde intérieur qui s'écroulerait, et il ne souhaitait pas que cela arrive.
Pour éviter que des soupçons pèsent sur lui, il camoufla toutes les preuves de son appartenance au monde des ténèbres. Oui, en réalité Jean était un démon, envoyé sur Terre pour détruire l'espèce humaine. Or, il avait failli à sa mission. Déserteur et traitre désormais, il devait vivre dissimulé. La planète lui servait de refuge, l'homme de déguisement, le langage terrestre de moyen de communication crypté. Pour sa sécurité autant que pour celle de sa famille, il avait obligation de se fondre dans le décor, tel un caméléon fuyant son prédateur. Heureusement pour lui, il n'y avait qu'un seul moyen de découvrir sa véritable identité : seul un artefact appartenant au monde des enfers pourrait avoir raison de son maquillage et dévoiler sa véritable nature. En bon sage, Jean avait pris soin de cacher ce précieux artefact dans un endroit inaccessible, isolé et ignoré de tous. Enfin c'était ce qu'il pensait en tout cas.
Sur le point de quitter son lieu de travail, Jean admira le crépuscule. Les yeux rivés à l'horizon, il contempla longuement les couleurs du ciel. En ce soir d'Halloween, le tangrine se mêlait astucieusement au cyan et au magenta, installant une ambiance automnale dans la voûte étoilée. Le bruit de fond des voitures vrombissantes apportait un peu de dynamisme au calme olympien qui régnait dans l'office. L'ombre pâle de l'astre sélénite transparaissait, alors que le Soleil glissait doucement vers le lointain. Alors qu'il s'abîmait dans l'observation de la beauté de la nature, un sentiment étrange l'étreignit. Une crainte naquit au creux de son coeur ; celui-ci s'emballa, déclenchant des sueurs froides et des tremblements. Quelque chose clochait. Son artefact venait d'être dérobé. Il ne dormait plus sagement dans sa cachette.
Une angoisse terrible monta, une envie pressante de rentrer s'imposa dans son esprit, ses oreilles bourdonnèrent et ses yeux larmoyèrent. S'il ne récupérait pas son objet au plus vite, la vérité serait découverte et l'abîme des enfers s'ouvrirait devant lui, des chaînes le ligoteraient et il serait envoyé au neuvième cercle. Être damné ne l'effrayait pas plus que ça, en revanche, il savait que sa famille le suivrait et il ne désirait pas ça. Non, ils n'avaient rien fait, eux, c'était lui le seul responsable.
À la hâte, il enfila son long manteau, descendit les escaliers à toute vitesse, s'engouffra dans la cage d'ascenseur, se rua dans le parking et démarra en trombe. Il fila à travers la ville tel un mustang lancé au galop et arriva devant chez lui dans un sordide crissement de pneus. Sans attendre, il se hissa hors de son véhicule et courut jusqu'à l'entrée de sa cachette. Il déverrouilla la porte secrète et se glissa dans l'ouverture. Il alluma la lumière et se dirigea directement vers le coffre noir qui contenait son précieux objet.
Son visage se décomposa lorsqu'il constata que celui-ci avait été forcé. Animé d'une folie incontrôlable, il s'agita, regarda en tout sens. Il remarqua finalement une silhouette recroquevillée dans un coin de la petite pièce. Il allongea le pas dans sa direction et se pencha pour mieux voir. Des lambeaux de vêtements gisaient çà et là dans la cave mal éclairée. Intrigué, Jean s'approcha encore. Une grimace s'imprima sur son visage trop parfait : son fils n'avait plus rien d'humain. Il avait eu la mauvaise idée de regarder dans le miroir, qui lui avait révélé sa vraie nature et l'avait transformé en cet assemblage écoeurant de peau humaine et de membres de démon. À la place des mains, des griffes, à la place des pieds des pattes, un ventre bedonnant et constellé de taches rouges et noires, des cornes sur le front et des oreilles pointues, telle était à présent l'apparence de son fils.
Jean resta immobile un moment avant que le regard rouge de son démon de fils ne croise le sien et qu'une lueur folle apparaissent dans les agathes de celui-ci. Quand il comprit que quelqu'un se trouvait là, il dévoila une rangée de dents acérées et tenta de se jeter sur sa future victime. Cependant, les lourdes chaînes abyssales le retinrent.
Dans un dernier éclair de lucidité, le bon père de famille récupéra le miroir de la vérité. Il le brandit pour le casser, mais y jeta un dernier coup d'oeil. Dans un éclair, Satan apparut, un sourire sadique plaqué sur son visage. D'une voix semblant venir d'outre tombe, il décréta :
- Je t'ai enfin retrouvé. Il est temps de payer tes années de liberté Bartoloméus !
Dans un tintement sinistre, une horde de chaînes enflammées sortirent du miroir et agrippèrent les mains et le corps du pauvre Jean. Son enveloppe charnelle se déchira, du sang gicla sur les murs, une fumée nauséabonde s'échappa de la carcasse du vieux démon, une plainte funèbre s'éleva dans l'air vicié de la pièce...
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