La demeure
Le manoir des Morre était inhabité depuis des années. La lignée étant pratiquement éteinte et le dernier membre introuvable, la demeure, abandonnée par ses occupants avait été remise entre les mains des dirigeants. Ceux-ci, avides d'argent, l'avaient vendue aux enchères à un riche acheteur encore anonyme. La seule fois qu'il était apparu, son visage était dissimulé derrière un masque de vautour ressemblant étrangement aux masques que portaient les "docteurs becs". Le reste de son costume était entièrement blanc. Formé d'une longue robe qui couvrait le cou et le cuir chevelu, d'un pantalon qui disparaissait sous l'amplitude de son haut et de chaussures hautes à lacets, on avait l'impression d'avoir affaire à un ange de la mort plutôt qu'à un homme.
Il leur avait assuré être du corps médical et vouloir en faire son cabinet de consultation. Spécialisé dans les maladies cérébrales, il souhaitait offrir un toit à ceux qui avait besoin de ses soins. L'endroit se trouvant au bout d'un chemin de terre, près d'un bosquet et coupé de toute civilisation, il avait certifié que ce serait l'endroit idéal pour se consacrer à ses patients et à ses études. Pour être sûr d'obtenir cette bâtisse délabrée mais dont les ruines de sa grandeur d'antan transpassaient encore, il déboursa une coquette somme. Les dirigeants, conquis par l'or sonnant et trébuchant, lui confièrent les clés du vieux manoir.
L'homme les remercia grassement et investit directement les lieux. Il arriva dans un jardin aux allures de forêt vierge, quelques pierres et rochers avaient trouvé leur place dans ce décor désolé, élimé par les affres du temps et la météo peu clémente; il longea l'allée bordée de mauvaises herbes et de fleurs fânées, dont l'odeur si particulière flottait partout pour arriver devant une lourde porte en bois mité dont le heurtoir émaillé pendait sinistrement. Un vent malsain soufflait sur les lieux et la cantilène macabre des corbeaux présents sur les arbres décharnés à cause de l'arrivée de l'automne n'allégeait pas l'ambiance sépulcrale qui régnait sur cette demeure. D'ailleurs, l'homme, engoncé dans son costume de docteur peste ne détonnait pas dans le paysage. Il avait même l'air de s'y sentir comme un poisson dans l'eau.
Sans hésiter une seule seconde et après avoir observé les alentours, le fantôme ouvrit la porte. Dans un grincement glauque, le lourd hayon s'ouvrit révélant ses secrets les mieux gardés. Le docteur ou du moins c'était comme cela qu'il se surnommait, franchit le seuil et se retrouva dans une grande salle vide. Le temps avait fait son œuvre usant le carrelage octogonal noir et blanc pour lui apporter une patine grisâtre, arrachant les rideaux en velours rouge par endroits, laissant ainsi filtrer une lumière blafarde à travers les orifices, couvrant les meubles d'une couche de poussière opaque, jaunissant le papier peint qui recouvrait les murs de cette antique bâtisse. Pourtant, le docteur tomba sous le charme de cette maison. Il s'y voyait déjà, proposant ses services à qui en aurait besoin, offrant un endroit où ils pourraient s'exprimer et laisser libre cours à leurs pulsions les plus violentes. Et il viendrait comme le messie les délivrer de leur souffrance. Maître de l'hypnose et spécialiste de la manipulation de l'esprit, il leur proposerait une alternative aux médicaments et surtout il aurait une emprise sur eux. Il en ferait ses marionnettes et remplirait ainsi sa part du marché.
Le prince lui avait demandé de prendre soin d'une personne en particulier. Cependant pour ce faire, il avait besoin d'un endroit secret où il pourrait faire ses expériences et invoquer les ombres. Les expériences occultes étaient son terrain de jeu, le cœur de son métier. De nombreuses solutions dormaient dans ses grimoires et livres de potion.
Oui, ici il pourrait vraiment remplir son rôle. Sans attendre, envahit par une émotion nouvelle, il se précipita vers ce qui lui servait de véhicule : une vieille charette abimée, bringuebalante et craquelante dans laquelle il avait entassé ses effets personnels. Il déchargea sa vieille carriole et amena toutes ses affaires dans sa demeure.
Nettoyer, aménager, s'installer, toutes ces actions lui prirent un temps considérable et ce ne fut qu'au bout d'une semaine interminable qu'il jugea sa demeure prête à accueillir ses malades. Dans la cave attenante à ce vieux manoir, il avait préparé ses pentacles et ses sorts, avait réparti des bougies, des encens, des fioles, des couteaux de sacrifices et des épingles coupantes. Oui tout était enfin prêt.
À mesure que l'heure avançait, son impatience grandissait. Il avait hâte de recevoir son premier patient, de lui proposer ses placébos avant de l'emmener dans la salle d'hypnose dans laquelle il pourrait s'adonner à ses expériences et nourrir sa soif de connaissances. Parallèlement à ça, il espérait que sa patiente chérie accepte son rendez-vous. Lucifer avait besoin de son messager et s'il ne voulait pas perdre son statut, il se devait de répondre à son ordre le plus rapidement possible.
Il tressaillit lorsqu'il reçut une missive de la part de son serviteur qui lui informa que son rendez-vous avec sa patiente préférée aurait bien lieu. Réjoui par cette nouvelle, il frotta ses mains gantées. Le maître serait satisfait, ce soir. Ce soir, il aurait sa marionnette.
Avant que l'heure fatidique n'arrive, le docteur prépara sa salle, y disposa sur le bureau en acajou ses pendules, son microscope, le siège de sa patiente, sans oublier les chaînes qui l'attacheraient lorsqu'il entrerait dans son esprit et le petit scalpel qui lui servirait à prélever un peu de son sang. Le docteur soupira d'aise. Quelle chance il avait d'être le serviteur de cet être fait de noirceur. Il ne pouvait pas rêver meilleur poste que celui-ci.
Enfin, l'heure tant attendue arriva. Un bruit sourd retentit. Le heurtoir venait de tinter et un écho malsain résonna dans la pièce inhabitée. Le docteur descendit le grand escalier de marbre et alla ouvrir. Un étrange sourire se devina sous son masque oblong. Sa voix grave et rauque, qui donnait des frissons à quiconque l'entendait sonna comme un couperet qui s'abat sur une tête :
- Bonsoir Alyce.
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