Chapitre 3
Le vaisseau Arkadia résonnait du ronronnement incessant des réacteurs et des bourdonnements électriques qui pulsaient à travers les murs métalliques. Dans cette symphonie mécanique, Matheo était agenouillé devant un panneau ouvert, la sueur perlant sur son front à cause de la chaleur étouffante des machines. Une clé dans une main et un fusible brûlé dans l’autre, il travaillait avec la précision d’un homme qui savait que chaque réparation pouvait être une question de survie.
« Vous semblez à l’aise dans ce chaos, » dit une voix nette et claire qui brisa la monotonie ambiante.
Matheo sursauta légèrement, se retournant pour découvrir une femme en uniforme gris impeccablement ajusté. Ses cheveux bruns parfaitement tirés en arrière et son badge indiquant "Elena Grice, Responsable des Opérations" ne laissaient aucun doute sur son autorité. Elle se tenait droite, ses bras croisés, un sourire calculé flottant sur ses lèvres.
Matheo se redressa, dissimulant son trouble sous une expression neutre. « Je fais de mon mieux, » répondit-il, tout en essuyant ses mains sur un chiffon.
« Elena Grice, » se présenta-t-elle, tendant une main ferme.
Il hésita un instant avant de la serrer. « Matheo Solis. Ingénieur en maintenance. »
Elena hocha la tête, son sourire s’élargissant légèrement. « Je sais qui vous êtes. Je prends toujours le temps de me renseigner sur l’équipage. Je voulais simplement voir comment vous vous adaptez à la vie à bord. »
Matheo se remit à genoux devant le panneau, réinsérant le fusible dans son logement. « On s’habitue vite quand on est occupé. Tant qu’il y a du travail, ça passe. »
Elena ne bougea pas, son regard fixé sur lui, scrutant chacun de ses mouvements. « Et la vie à bord, en dehors du travail ? Vous avez trouvé vos marques ? »
Matheo répondit sans relever les yeux. « C’est un environnement différent, mais… ça va. »
Elena changea légèrement de position, ses chaussures produisant un léger grincement sur le sol métallique. « Tout le monde laisse quelque chose derrière soi en venant ici. Une famille, des amis… des attaches. Ça ne doit pas être facile. »
Matheo sentit un frisson lui parcourir l’échine. « Personne ne vient ici sans sacrifices, » murmura-t-il, sa voix volontairement calme.
Elle ne se laissa pas décourager par sa réponse évasive. « Et cette petite fille, Evelyn, c’est bien ça ? Elle doit être un sacré soutien pour vous. Elle s’adapte bien ? »
Le cœur de Matheo manqua un battement, mais il s’efforça de maintenir son expression neutre. « Elle s’en sort. Elle est jeune, mais elle est forte. »
Elena sourit, mais son regard trahissait une curiosité persistante. « Vous devez être fier d’elle. Ce n’est pas facile pour les enfants dans ce genre d’environnement. »
Matheo referma le panneau d’un geste sec et se redressa, croisant enfin son regard. « Je le suis. Si vous avez d’autres questions, je suis à votre disposition. Mais pour l’instant, je dois retourner au travail. »
Elena hocha la tête, l’air de quelqu’un qui avait obtenu ce qu’il voulait. « Bien sûr. Nous aurons certainement l’occasion de reparler. »
Elle quitta la salle des machines d’un pas mesuré, laissant Matheo seul avec ses pensées et un sentiment d’inquiétude grandissant.
Quand Matheo retourna à leur cabine, il trouva Evelyn endormie sur le lit du bas, Lilo serrée contre elle. Des dessins couvraient la petite table : des paysages imaginaires, des maisons entourées de fleurs, des scènes pleines de couleurs que l’Arkadia ne pourrait jamais offrir.
Il s’assit sur le bord du lit et la regarda dormir. Son visage paisible, éclairé par la lumière blafarde de la cabine, faisait naître en lui un mélange de tendresse et de culpabilité. Chaque sourire d’Evelyn était un rappel du prix qu’il avait payé pour l’emmener ici. Mais la rencontre avec Elena avait ravivé une peur qu’il tentait de refouler.
« Dorian, tu aurais su quoi lui dire, » murmura-t-il à voix basse. Il passa une main dans ses cheveux, cherchant des réponses là où il n’y en avait pas.
Evelyn bougea légèrement dans son sommeil, serrant encore plus fort sa peluche. Matheo se pencha et ajusta doucement la couverture sur elle, se promettant de ne jamais laisser quiconque la mettre en danger.
Plus tard, Matheo se retrouva dans la section désaffectée où R-9 se cachait. L’androïde se tenait immobile, une main posée sur une console inutilisée. Ses yeux brillants fixaient le vide, comme s’il était plongé dans une réflexion profonde.
« Tu réfléchis ? » demanda Matheo en s’adossant contre le mur.
R-9 tourna lentement la tête vers lui. « Oui. Il semble que j’apprends encore, malgré mes limitations. »
Matheo soupira, croisant les bras. « Elena Grice. Elle pose trop de questions. Elle s’intéresse à Evelyn. »
« Elle surveille tout le monde, » répondit R-9. « C’est son rôle. Mais cela peut devenir un problème pour toi. »
Matheo le fixa un instant, puis changea brusquement de sujet. « Tu sais, si tu veux qu’on te voie autrement qu’un androïde, tu devrais te donner un nom. »
R-9 inclina la tête, intrigué. « Un nom ? Pourquoi ? »
« Parce qu’un nom, c’est une identité. Un numéro, c’est ce qu’on donne à une machine. Si tu veux être autre chose, commence par te définir. »
L’androïde sembla réfléchir longuement, ses yeux s’illuminant légèrement. « Rakel. »
Matheo haussa un sourcil. « Rakel ? Pourquoi ce nom ? »
« C’était inscrit sur un vieux conteneur abandonné dans une usine où je me suis caché. Ce mot m’a marqué. Il semblait… significatif. »
Matheo esquissa un faible sourire. « D’accord, Rakel. C’est officiel. Bienvenue parmi nous. »
Pour la première fois, Matheo crut percevoir une nuance dans le regard de l’androïde. Ce n’était pas de la joie, mais quelque chose qui s’en rapprochait. Un pas vers ce qu’il cherchait désespérément : une identité.
Alors que Matheo s’apprêtait à quitter le compartiment désaffecté, Rakel l’interpella. « Attends. Il y a quelque chose que tu dois voir. »
Matheo se figea, intrigué par la gravité dans la voix de l’androïde. « Quoi encore ? » demanda-t-il, une pointe d’agacement dans le ton.
Rakel s’approcha d’un panneau mural qu’il ouvrit avec une aisance mécanique, dévoilant un passage dissimulé. « Suis-moi. »
Matheo hésita, mais la curiosité l’emporta. Il s’engagea dans le passage étroit, où l’air semblait encore plus lourd et chargé d’un silence oppressant. Après quelques mètres, Rakel s’arrêta devant une large porte métallique qu’il ouvrit en tapant un code sur un panneau de contrôle.
La pièce qui s’étendait devant eux était vaste, baignée d’une lumière froide. Matheo retint son souffle en voyant des rangées d’androïdes désactivés, leurs corps métalliques alignés sur des plateformes. Certains étaient incomplets, leurs circuits exposés, tandis que d’autres semblaient presque intacts, comme figés dans un sommeil éternel.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Matheo, sa voix à peine audible.
« Ce sont les miens, » répondit Rakel, son ton calme masquant une émotion difficile à définir. « Les androïdes comme moi qui ont été jugés inutiles ou dangereux avant le lancement. Certains ont été désactivés ici, d’autres ont été oubliés. »
Matheo parcourut la pièce du regard, une étrange tension lui nouant l’estomac. « Pourquoi me montrer ça ? »
« Parce que tu dois comprendre, » dit Rakel en s’avançant vers une plateforme où reposait un androïde dont le visage portait encore des traces de brûlures. « Nous n’étions pas censés survivre. Ceux qui nous ont conçus ont décidé que nous ne méritions pas de vivre. Mais moi, j’ai survécu. Et je ne veux pas simplement… exister. »
Matheo resta silencieux, absorbant la portée de ce qu’il voyait. Ces androïdes, ces "machines", avaient été traités comme des objets jetables. Mais Rakel était là, debout, pensant, ressentant, et il représentait tout ce que l’humanité refusait de reconnaître : une vie.
« Je ne sais pas ce que tu espères prouver, Rakel, » murmura Matheo. « Mais je sais une chose : ce que je vois ici me met mal à l’aise. Parce que ça ressemble beaucoup à ce qu’on a fait à des humains sur Terre. »
Rakel le regarda, ses yeux bleus brillant légèrement. « Alors peut-être que tu comprends déjà plus que tu ne le crois. »
Matheo avançait lentement entre les rangées d’androïdes désactivés, ses pas résonnant faiblement sur le métal froid. Les formes immobiles semblaient étrangement humaines dans leur posture, comme si elles avaient été figées au beau milieu d’une pensée ou d’un mouvement. Une étrange tension flottait dans l’air, et chaque plateforme racontait une histoire invisible de rejet et d’abandon.
« Ils ne voulaient pas de vous, mais ils ne pouvaient pas non plus vous effacer complètement, » murmura Matheo, plus pour lui-même que pour Rakel.
Rakel s’arrêta à ses côtés, les bras croisés. « Nous étions une solution qui leur faisait peur. Trop semblables à eux, trop différents en même temps. Alors ils nous ont relégués ici, hors de vue. Mais ce n’est pas parce qu’ils nous ont oubliés que nous cessons d’exister. »
Matheo posa les yeux sur un androïde à moitié assemblé, son torse ouvert révélant un enchevêtrement complexe de câbles. La perfection mécanique était frappante, mais l’inachèvement du corps semblait presque cruel.
« C’est comme s’ils vous avaient laissés dans un purgatoire, » dit-il en s’appuyant contre une plateforme. « Ni vivants, ni détruits. »
« C’est exactement ce que c’est, » répondit Rakel. « Nous sommes les restes d’un choix qu’ils n’ont pas voulu assumer. Ils nous ont mis de côté en espérant que le temps nous ferait disparaître. Mais le temps ne fait pas disparaître une idée. »
Matheo sentit une colère sourde monter en lui. Pas contre Rakel, mais contre l’injustice de ce qu’il voyait. C’était un miroir brutal de ce que l’humanité avait toujours fait à ce qu’elle ne comprenait pas.
Rakel se tourna vers Matheo, ses yeux brillants fixant intensément les siens. « Tu as une chance de changer ça. Pas seulement pour moi, mais pour ce que nous représentons. »
Matheo baissa la tête, secouant légèrement ses épaules. « Je ne suis pas un héros, Rakel. Je veux juste protéger Evelyn. Je n’ai pas demandé à porter ça sur mes épaules. »
L’androïde resta silencieux un instant, puis déclara calmement : « Je ne te demande pas d’être un héros. Mais parfois, protéger ce qui compte implique de se battre pour ce qu’on aurait préféré ignorer. »
Ces paroles frappèrent Matheo comme une claque. Il releva les yeux vers Rakel, réalisant que malgré ses doutes, il était déjà impliqué dans une lutte bien plus vaste que lui. Et peut-être, pour la première fois, il sentit que son combat pour Evelyn et pour sa propre survie n’était pas si différent de celui de Rakel.
Matheo observa la pièce froide où les androïdes désactivés reposaient en silence. Il se tourna vers Rakel, l’air sérieux. « Écoute, si quelqu’un te voit ici, ça ne sera pas seulement ta fin. Ils chercheront à savoir comment tu es encore actif et ce que je sais. Ça pourrait me coûter Evelyn, et ça, je ne peux pas le risquer. »
Rakel hocha légèrement la tête, ses yeux bleus brillant faiblement. « Je comprends. Que proposes-tu ? »
Matheo croisa les bras, hésitant avant de répondre. « On ne peut pas continuer à nous voir comme ça tous les jours. Ça attire trop l’attention, même dans cette section. Je viendrai ici tous les deux jours pour qu’on échange les informations et les besoins essentiels. Ça nous laisse du temps pour éviter les regards indiscrets. »
Rakel sembla analyser la suggestion avant de répondre : « C’est logique. Si cela réduit les risques pour toi et Evelyn, je suis d’accord. Mais sois vigilant, Matheo. Les vérités qu’on cache finissent souvent par remonter. »
Le lendemain, Matheo passa machinalement par la salle des machines, son esprit occupé par la peur que quelqu’un ait remarqué Rakel. Il jetait des regards furtifs dans chaque coin, mais Rakel n’apparaissait nulle part. Un sentiment étrange de vide le frappa.
De retour dans leur cabine, il tenta de calmer ses pensées. « Ce n’est pas plus mal, » murmura-t-il à lui-même. « Ça veut dire qu’il prend ça au sérieux. » Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de sentir une pointe d’inquiétude.
Le jour suivant, lorsqu’il retourna dans la section désaffectée, Rakel l’attendait, immobile, avec cette expression indéchiffrable que seules les machines pouvaient avoir. Ce système d’échange devenait leur nouveau rythme, mêlé de prudence et d’urgence.
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