Pardon, Madame
Pardon, Madame.
C’est vrai que je ne voulais pas vous traiter de connasse.
C’est pas votre faute si je suis fatiguée au point d’en devenir inhabituellement irritable. C’est la faute à des gens qui, pour une raison qui m’échappe, ont décidé pour moi que leur combat justifie que mon trajet domicile-travail passe de trois à quatre heures par jour, dont deux de marche à pied, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige. Je ne vous cache pas que, le soir, amorphe dans mon canapé, je chouchouterais bien mes pieds meurtris avec un masque à la peau de gréviste RATP.
C’est pas votre faute si je vis mal la charge mentale que représente l’organisation de Noël. C’est la faute aux mauvaises habitudes que j’ai moi-même solidement ancrées, dans un délétère excès de compassion pour ceux qui sont loin, pour ceux qui sont vieux, pour ceux qui ne savent pas quoi offrir… en me chargeant d’année en année pour les uns et les autres d’avoir les idées, d'acheter, d’emballer, d’expédier les paquets que parents, enfants, grands‑parents, beaux-parents et consorts trouveront sous le sapin. Je dois bien avouer que j’ai parfois envie de convertir le budget dédié aux achats de Noël en un billet d’avion pour n’importe quel endroit du monde où mon GPS ne bornera pas. Avant de me raviser quand je me souviens combien je les aime et combien c’est bon de les voir heureux.
C’est pas votre faute s’il m’a fallu dix minutes, pare-chocs contre pare-chocs, pour franchir les cinq cent mètres qui séparent la sortie de l'autoroute de l'entrée du Centre Commercial. C'est la faute à l'architecte à demi-décérébré qui a dessiné les plans du parking, et qui, en dépit du bon sens le plus élémentaire (qualité dont, soit dit en passant, le malheureux semble totalement dépourvu), a prévu que ceux qui veulent en sortir soient contraints de couper la route de ceux qui veulent y entrer avec, sans surprise, une pagaille monstre pour résultat. En même temps, si le bon sens gouvernait notre monde, ça se saurait, je vous l’accorde.
C'est pas votre faute non plus si je tourne dans ledit parking depuis dix autres interminables minutes à la recherche d'une place libre, ou plus exactement d'une place libre qui me soit accessible. Car il y en a plein, des places libres, en vérité, mais des places pour... voitures électriques. Je ne suis pas contre, loin s’en faut, mais d'ici à ce que les véhicules électriques représentent une proportion du parc automobile en rapport avec le nombre de places de stationnement qui leur sont réservées ici, on sera passé aux voitures volantes depuis belle lurette ! Je me demande dans quelles méninges délirantes a pu germer l’idée de ces normes à la mords-moi-l’endroit-que-la-décence-m’interdit-de-nommer-ici. Sans doute celles de proches parents de l’architecte. En tous cas, je ne vois que ça.
Donc, c'est vrai, c'est pas votre faute si j'étais déjà un tantinet énervée quand, patientant (enfin, encore) poliment pour LA place qui était sur le point de se libérer, je vous ai vue dans le rétroviseur vous y engouffrer sans vergogne à la seconde même où le précédent occupant l’a quittée, ignorant royalement le clignotant et les feux de recul qui, du moins le pensé-je, indiquaient clairement à quiconque est doté d'un cerveau opérationnel et d'un permis de conduire non acheté au marché noir mon intention d’y parquer mon véhicule.
Je doute que vous mesuriez, Madame, le niveau de self-control qu’il m’a fallu, une fois sortie de ma voiture, pour vous exposer calmement, avec le sourire, que j’attendais cette place depuis un moment, escomptant légitimement que vous y renonciez de plus ou moins bonne grâce, comme le savoir-vivre le plus élémentaire l’exigeait.
Et je doute que vous mesuriez, non plus, Madame, l’intensité de la rage qui m’a submergée quand j’ai constaté que mes paroles, pas plus que mes coups de klaxon quelques instants plus tôt, ne passaient visiblement de vos oreilles à votre cerveau.
- Mais vous n’aviez pas mis vos clignoteurs !
Vous aviez cet aplomb et cet air satisfait, mi-angélique mi-narquois, du coupable qui sait que vous savez, mais que vous ne pouvez soit rien prouver, soit rien y faire. Cette attitude proprement insupportable qui, j’en mets ma main au feu, ferait sortir de leurs gonds Christ ou Bouddha eux-mêmes. Avant même que j’aie le temps de répondre vous aviez coupé le moteur, me signifiant ainsi fort discourtoisement que la discussion était close - pour autant qu’elle ait jamais commencé.
C’est là que je suis passée d’enragée à hystéro-dingue. Et c’est là que je vous ai traitée de connasse.
Vous avez accusé le coup, je l’ai vu dans vos yeux. A l’évidence, vous ne vous y attendiez pas de ma part. Moi non plus, d’ailleurs. D’habitude, chez moi, l’être civilisé l’emporte. Pas question que des choses insignifiantes troublent une zénitude chèrement acquise, soignée, et entretenue par des années de travail sur soi, de lecture d’ouvrages de développement personnel et de méditation. Et pourtant. C’est sorti tout seul. Mon cri de rage et d’impuissance a résonné dans le parking.
- Connasse !
Mais c’est vrai que je ne voulais, sincèrement, pas vous traiter de connasse.
Non, ce que je voulais, sincèrement ... c’était remonter dans ma voiture soudain transformée par Marraine Ma Bonne Fée en un 4x4 énooooorme, enclencher la première, empoigner fermement le volant, les mains bien posées à dix heures dix, appuyer à fond sur l’accélérateur et venir avec mon pare-buffles ratatiner l’avant de votre voiture et broyer votre moteur jusqu’à la dernière bielle. Puis en descendre, m’emparer de la hache dans le coffre, et en asséner en hurlant autant de coups que nécessaire sur votre toit pour en faire une délicate et transparente dentelle de Calais. Et enfin vous alpaguer par le colback, vous faire sortir manu militari des restes de votre putain de bagnole, et vous secouer jusqu’à ce que vous ayez répété distinctement la phrase magique : “Quand quelqu’un met son clignotant, on fait pas semblant de ne pas le voir.”
Pardon Madame, c’est vrai que je ne voulais pas vous traiter de connasse.
Mais, finalement, il me semble que c’est plutôt mieux que je l’aie fait.
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