Les quelques kilomètres de plages de la baie de Novadore sont envahies par les écoliers qui profitent de la relâche d'été. Eka préfère la tranquillité du large à la cacophonie des gamins et des goélands. Mira et Blodwyn savent bien qu'il est insensé d'argumenter avec Eka quand elle a une idée dans la tête. Les trois adolescentes marchent vers le flanc nord du croissant de la baie, se retrouvant sur les rochers qui ont pris la place du sable. La ville de Novadore est construite autour de la baie. La côte a la forme d'une demi-lune attachée au continent, un phare coincé sur une petite île située entre ses deux pointes. Eka foule les rochers avec aisance, ses boucles rebelles balayées par le vent. Mira la suit en silence, une ombrelle perchée sur son épaule, ses pas étudiés. Quelques mètres derrière, Blodwyn tâtonne pour trouver pied, une capeline à large bord posée sur sa tête pour protéger sa peau de lait des rayons brûlants du soleil, son teint déjà rougit par l'exercice et la chaleur.

 Eka pose son sac sur un rocher assez large pour s'y installer toutes les trois. Elle tend les bras vers le ciel, fait craquer ses doigts, rouler ses épaules. L'eau de la mer qui se déverse dans la baie sera fraîche contre sa peau, la délivrant de l'humidité ambiante qui empêche de respirer convenablement. Eka retire son t-shirt et l'enfonce dans son sac pour l'empêcher d'être emporté par le vent. Son corps athlétique est épousé par un maillot de bain une pièce. Les deux autres filles ne semblent pas partager son envie pressante d'être submergée par les vagues.

 — Vous pressez pas, surtout! Lance Eka.

 — T'es la seule qui va se baigner, je vois pas pourquoi on vient toutes les trois. Je vais finir par cramer avec ce soleil. Réplique Blodwyn, le visage couvert de sueur.

 — T'avais qu'à rester sur la plage, si tu voulais pas venir.

 Blodwyn ne trouve rien à répliquer, sachant très bien que si quelqu'un mène ce trio, c'est sans contredit Eka. Blodwyn serait morte de honte d'avoir été laissée derrière, imaginant avec effroi tous ce qu'elle aurait manqué. Blodwyn enlève furieusement ses chaussures sans les détacher, pouvant entendre la voix de sa mère qui gronde que ce sont de nouveaux souliers, qu'elle devrait en prendre soin. La rousse aux joues aussi rouges que sa chevelure, s'installe sur le bord du rocher pour plonger ses pieds dans l'eau.

 — Vous êtes certaines que vous ne venez pas ? Demande Eka.

 — Tu rigoles, je veux pas me noyer. On est pas des poissons, nous. Marmonne Blodwyn, alors que Eka hausse un sourcil en direction de Mira, cette dernière étirant un sourire froid sur ses lèvres pleines.

 Blodwyn fulmine intérieurement de ne pas être inclue dans cette blague à part. Elle déteste ces conversations silencieuses, ces regards qui contiennent mille mots, cette impression de ne pas appartenir à ce lien fort qui unit les deux autres.

 Mira a étendu sa serviette de plage contre le rocher, le plus loin possible de l'eau, son ombrelle la couvrant du soleil d'après-midi. Sa peau sombre semble briller comme de l'or sous la lumière d'été, contrastant aisément avec ses longs cheveux roses relevés en deux chignons étudiés sur le dessus sa tête, deux mèches libres encadrant son visage imperturbable.

 Eka jette un dernier regard à ses amies avant de plonger entre deux vagues, disparaissant dans l'eau sans fond. Les bras tendus, Eka fends l'eau comme une flèche, descendant aussi profond qu'elle peut le supporter, avant de se propulser vers la surface. La première fois que Blodwyn l'a vue nager, elle a appelé à l'aide, croyant que son amie s'était noyée, étant allée si creux et étant ressortie si loin, ça avait amusé Eka durant des jours. Blodwyn se laisse bercer par les vagues quand elles vont à la plage, tant que ses pieds touchent encore le sable. Mira, quant à elle, ne s'approche jamais de l'eau. Elle se contente de l'observer, calculant le danger.

 Ses cheveux bouclés en éventail dans son dos, Eka sens le rythme familier des mouvements qui s'enchaînement sans avoir à y penser. Elle perds son souffle entre deux plongées, ne remontant à la surface que lorsque nécessaire.

 Sur la berge, Mira étire ses longues jambes devant elle, sandales encore aux pieds, déjà prête à retourner sur la terre ferme. Cette pointe de rochers qui s'étend vers le phare de Novadore lui donne froids dans le dos. Elle ne dit rien, profitant de la brise du large, étudiant Blodwyn qui respire bruyamment, encore essoufflée de leur marche. Aussi grande que les garçons de leur année scolaire, Mira a l'avantage de marcher d'un pas efficace. Blodwyn est plus petite, mais Eka reste la plus courte du groupe. La jolie brune aux boucles folles ne manque pourtant jamais d'énergie, chacun de ses pas rebondissant de détermination. On la croit généralement plus grande qu'elle ne l'est, sa présence remplissant une pièce comme elle seule peut le faire.

 — Pourquoi tu viens jusqu'ici, si tu veux pas nager. Demande Blodwyn à l'intention de Mira, ne lâchant pas l'affaire.

 L'adolescente tourne une mèche rose autour de son index, désintéressée.

 — Pour être avec Eka. Réponds Mira, comme si ça expliquait tout.

 — Mais elle est pas là, elle nous laisse en plan, comme ça, nulle part, on pourrait être ailleurs, faire autre chose pendant qu'elle se baigne.

 — Parce que t'as mieux à faire ? Questionne Mira, dubitative.

 Blodwyn grommelle quelque chose d'inaudible. Mira suit du regard le sillon provoqué par Eka, alors qu'elle n'est pas plus grosse qu'une tête d'épingle contre la mer qui tourne et qui tombe, imprévisible comme les dieux.

( . . . )

 — Tu sais nager ? Demande Blodwyn, incapable de supporter le silence.

 — Qu'est-ce que ça change ? Répond Mira, agacée.

 Blodwyn n'arrive pas à se souvenir de la vie avant Eka. Toutes petites, elles étaient toujours ensemble. Eka, c'était la force de la nature, l'aventure, tout ce que Blodwyn n'était pas. Eka, c'était le soleil, vibrant, lumineux, aveuglant. Blodwyn ne se souvient pas du moment où Mira s'est greffé à leur duo. Quelques années, quelques mois, elle n'arrive pas à mettre le doigt sur le moment exact. L'adolescente potelée n'ayant qu'une unique amitié, elle n'a pas pu refuser de partager Eka, ayant le pressentiment désagréable qu'elle aurait été mise de côté pour Mira si elle avait demandé à Eka de choisir.

 — Je veux savoir, c'est tout.

 — C'est pas de tes affaires.

 — Pourquoi ? Tu dis tout à Eka, et tu veux même pas me dire un truc aussi stupide. Je croyais qu'on était amies. Larmoie Blodwyn, sous le regard impassible de Mira.

 Mira inspire en silence, ses yeux deux blocs de glace noire. Les mots de verre brisé qui menaçaient de traverser ses lèvres sont avortés par le claquement d'une paume mouillée contre la roche. Eka se hisse sur la pierre, épuisée mais satisfaite. Elle se secoue un peu, arrosant Blodwyn, les pieds toujours à l'eau.

 — Alors, je vous ai manqué ? Demande Eka, malicieuse.

 — On s'amusait bien sans toi, je vois pas pourquoi t'es revenue. Réponds Mira, dégoulinante d'ironie.

 Mira tends une serviette à Eka qui essuie sa peau ambrée, brunie par les rayons du soleil. Eka regarde avec envie la mer, avec une expression que Blodwyn ne comprends pas. C'est noir tout au fond, si creux sous la surface, là où on ne voit pas, là où on ne sait pas ce qui se cache. Eka cligne de ses yeux dorés, dans une salutation à l'océan, avant de ramasser ses choses et de s'élancer vers la plage, toujours quelques pas devant les deux autres. Le soleil de fin d'après-midi travaille avec le vent pour sécher ses boucles, sa peau aura le goût du sel et son coeur sera moins lourd maintenant qu'elle a épuisé ses soucis. Trois silhouettes découpées à contre-jour s'approchent de la plage maintenant abandonnée, les gamins attablés pour le souper du soir. Eka sent son ventre qui gronde, prête à dévorer son poids en nourriture.

 — Ça vous dit de venir souper à la maison, je suis toute seule ce soir de toute façon. Lance Eka.

 Blodwyn tords un peu ses mains, refusant avec regret et Mira se contente d'acquiescer en silence, dans une entente qui dépasse les mots.

 Les trois adolescentes traversent la plage, passant inévitablement devant l'hôtel de ville de Novadore, un bâtiment récent aux lettres argentées qui arbore le drapeau de la municipalité et celui du continent. À la limite du quartier résidentiel, Blodwyn tourne à droite, vers la maison familiale alors que Eka et Mira marchent lentement sans but précis.

 — Tu dois être affamée. Devine Mira.

 — Ça va, c'est bien de marcher ensemble, tranquille. Réponds Eka.

 — Seules... Commente la jeune femme aux cheveux roses, excentricité peu commune dans la communauté conservatrice de Novadore.

 Eka lève les yeux au ciel, ayant déjà entendu ce refrain.

 — Arrêtes! Blodwyn est gentille, elle fait pas exprès de t'agacer.

 Ses yeux dorés prennent la couleur du feu, sous le soleil couchant et Mira oublie un instant de répliquer, obnubilée par la beauté divine qui se dégage d'Eka, cette force solaire.

 Eka profite de l'accalmie pour enlacer ses phalanges dans celles de Mira et continuer leur marche à travers le quartier, longeant le bois qui borde le sud de la ville. Eka lui raconte les poissons rencontrés plus tôt tentative futile de réconcilier Mira avec la mer. Alors qu'elles rigolent tendrement d'une histoire passée, Mira fige sur place avant de se prononcer.

 — Il y a quelque chose, quelqu'un, dans les bois.