Je suis mitigée entre ce que je peux faire, et ce dont j’ai réellement envie. Je me demande jusqu'à où suis-je capable d’aller dans le processus de te séduire et de t’avoir à moi, ne serait-ce que le temps d’un été. Suis-je consciente que nous deux c’est hautement improbable, que vingt-deux d’écart est assez pour détourner toute l’attention vile et détestable de notre entourage sur nous ? Je le sais, je saisis cette vérité, je la palpe de mes doigts, son long tissu âpre au toucher. Je le sais. Entre nous, aucune histoire, aucun baiser.

Je me suis demandée souvent quel était l’élément déclencheur de cette soudaine attirance que j’ai à présent pour toi. Est-ce ton intellect qui a ravi tant mon admiration ? Ou tes beaux yeux verts ? Ton humour ? Ta bonne humeur ? Je suis jeune, je suis facilement séduite, si bien que cette constatation que je fais de moi-même, et que je juge d’ailleurs assez véridique, m’empêche la plupart du temps de succomber aux fantasmes qui nous constituent ensemble. Céder à l’espoir de t’aimer, et d’être aimée par toi, chercher à réaliser ce souhait irréalisable, réussir peut-être, t’arracher un baiser ou deux, me blottir contre toi dans un coin perdu, à l’abri des regards, te promettre une éternité, te promettre de l’amour ; puis réaliser que la vie est dure, rentrer dans train monotone d’une nouvelle existence loin de toi, tenter de garder contact, échouer, culpabiliser de t’oublier, se lasser d’une relation que tout le monde désapprouvera de toute manière, et enfin réaliser mon erreur.

Pourquoi parcourir autant de chemins escarpés, tortueux pour qu’enfin la fin soit aussi détestablement triste ? Parce que la vie exige que l’on prenne des risques ? Que l’on commette des erreurs qu’une réflexion raisonnable aurait pu éviter ? Suivre son coeur est une erreur la plupart du temps, surtout quand on l’en a dix-huit ans et que celui que l’on convoite en a quarante. Mais je pense à toi quand bien même nos horizons sont différents, qu’on ne regarde pas souvent dans la même direction. Je repense à tes sourires sincères et plein d’une bonté naturelle, à tes efforts pour nous tous, tes élèves, à tes blagues pour rendre nos heures de cours plus vivables, à ta silhouette qui se détache du tableau blanc, à tes mains frénétiques lorsque tu expliques, à tes fureurs quand la classe est dans le désordre. Tu étais souvent plein d’énergie même le matin avec tes yeux hantés par le sommeil, et ton visage froissé par une nuit relativement courte. Je ne t’aimais pas au début, puis les sentiments se sont débordés à ton égard, brutalement, sans que je m’y attende, sans que je m’y prépare.

Suis-je prête, si l’occasion se présentait, à être avec toi ? Même si tu m’aimais, comme je le crois secrètement, tu serais ennuyé de t’engager dans une relation qui n’aurait jamais d’issue possible et heureuse. Nous, c’est le début de la fin ; c’est la tombe qui se referme ; c’est la vie qui s’évanouit. Nous, c’est peut-être au-delà de la mort, pas dans cette existence. Je me persuade car le coeur, l’ultime traître de la raison et du bon-sens, s’accroche à un rêve d’été, à une amourette de jeunesse, à des éclats de sentiments qui seront exprimés par nous deux, dans une quelconque réalité qui, certainement, n’est pas la nôtre. Le coeur y croit. Moi aussi dans mes songes éveillés, ingénus et encore enfantins. J’y crois comme j’ai cru vraisemblablement aux histoires de ceux qui s’aiment entre les pages des livres. Pourtant, il ne le fallait pas.

Imaginer ce qui ne se produira jamais est le meilleur moyen de m’auto-détruire.