Sapienta avance dans la rue écrasée de soleil. Sa robe traîne dans la poussière. Qu'importe. Tout à l'heure, elle sera vêtue d'une petite merveille brodée de fils d'or, bleu turquoise, de ce bleu éclatant qu'on ne trouve que dans son atelier de couture préféré, et qui met si bien en valeur sa peau bronzée.

Car ce soir, elle veut être la plus belle pour son rendez-vous. Elle accélère le pas. Elle se rend chez un orfèvre au grand talent, capable de ciseler un or pur pour satisfaire les caprices des dames et des messieurs. Cet artisan réalise des merveilles.

C'est lui qu'elle a choisi pour lui confectionner un bracelet unique dont l'éclat sans pareil fera tourner toutes les têtes. Son cliquetis attirera les foules, le moindre de ses gestes sera accompagné par ce doux bruit qu'elle aime tant.

Ses voisines la regardent passer avec un air contrit, pétries de jalousie.

Sa mère, bien que fière d'elle, dit qu'elle en fait trop.

L'excès est son plus grand défaut.

D'amies, point n'est nécessaire.

Elle avance seule. Elle se complaît à organiser sa vie comme toute femme devrait le faire, pense-t-elle. Sans la moindre gêne, sans la moindre équivoque. C'est une jeune fille libre, qui, malgré ses quinze ans est déjà très sûre d'elle.

Elle aime vaquer à ses occupations, nimbée de ses certitudes.

Elle observe avec une pointe d'orgueil les hommes et les femmes qui ne savent que penser de cette attitude outrancière.

Le silence qui l'entoure et le respect dont font preuve les servantes et les marchands qui gravitent autour d'elle la rendent si fière.

Attirée par l'argent, elle l'est, oui. Elle n'en manque pas pourtant. Mais ce merveilleux atout lui ouvre tant de portes !

Fille unique d'un magistrat conseiller du vice-empereur Titus et d'une mère guérisseuse que les habitants vénèrent, elle a acquis cette assurance indécente qui agace et fait jaser.

Bien des conversations tournent autour de Sapienta.

"Sapienta exagère."

"Sapienta devrait être plus humble."

"Sapienta ne cesse de nous provoquer. "

Son attitude outrageante pour le peuple l'est aussi pour les personnes haut placées de Pompéi.

Bien que sa ville soit agréable à vivre, elle est gérée depuis Rome de façon drastique par Titus, le fils de Vespasien, qui ne fait pas l'unanimité. Il y a cependant des règles à respecter, et Sapienta a tendance à être toujours à la limite.

Même Titus, qui seconde son père vieillissant et mène d'une main de maître son peuple en légiférant à tout va, a entendu parler de cette fille aux yeux clairs, à l'allure élancée, aux tenues aguicheuses, au parler vrai, qui semble-t-il, ne craint personne. Et à vrai dire, elle l'intrigue et l'intéresse.

Ses plus fidèles serviteurs l'ont discrètement suivie dans les ruelles pompéiennes, et lui ont scrupuleusement rendu compte de ses déplacements et de ses relations.

Titus aime les femmes. Il ne le cache pas. Il s'enorgueillit même d'organiser des soirées débridées où de jeunes éphèbes choisis par ses soins se livrent à des ébats lubriques. Les eunuques demeurent ses préférés. Ces esclaves au corps glabre, mince, plutôt efféminés, vouent une grande dévotion à leur maître, et c'est un plaisir de les voir s'ébattre dans la villa de l'empereur, sur les coussins brodés d'or, dans les bassins remplis d'eau chaude, où luxe et volupté se mêlent jusqu'au bout de la nuit.

Ce n'est un secret pour personne. Les pompéiens sont ainsi. Libres de copuler entre maîtres et esclaves. L'ascendance est tolérée tant qu'elle ne nuit à personne. Les plaisirs de la chair font partie des actes bénéfiques pour le bien-être de chacun.

On rapporte parfois à Titus des actes de violence perpétrés à l'encontre de jeune filles pré-pubères, innocentes et la plupart du temps, vierges.

Mais aucun jugement ni sentence ne sont prévus.
Ces comportements marginaux sont vite oubliés, comme annihilés.

Les esclaves ne peuvent se défendre. Ils le savent. Leur parole ne compte pas. Ils sont au service de leur maître, et ce qui se passe dans le secret des demeures est tu.

Dans la nuit, des gémissements montent depuis certaines fenêtres, mais le couvre-feu permet à chacun de s'occuper de sa maisonnée dans la plus grande discrétion.

D'un pas alerte, elle se rend dans la boutique de la couturière qui a confectionné la robe qu'elle a commandée. Quinze jours de patience et la voilà dans ses mains, plus belle que dans ses rêves, soyeuse, brillante, décorée de bandes de velours et de noeuds délicats.

Elle l'enfile dans l'arrière-boutique. La couturière ouvre de grands yeux, met la main sur sa bouche, tant la splendeur de Sapienta l'étonne et la ravit. Elle fait tourner sa robe dont l'éclat est ravivé encore par les rayons du soleil faisant miroiter les couleurs de son vêtement.

Sapienta parvient enfin au lieu de son rendez-vous. Elle lisse ses cheveux auburn d'une main assurée, elle secoue le bas de sa robe, terni par la terre blonde recouvrant la rue.

La voilà prête pour donner son corps à Hadès, ce jeune et beau scribe au service de Titus, qu'elle convoite secrètement depuis longtemps. Tout au long de ces dernières semaines, il lui a transmis par l'entremise de sa chambrière des poèmes et des chansons pour la séduire, la conquérir.

Elle toque à la porte du bâtiment abritant les pièces où tous les habitants viennent pour se délasser et se livrer à des massages et à des ablutions salutaires.

Aujourd'hui, il lui est réservé.

Son oncle détient ce lieu essentiel à la vie des pompéiens, et il lui a accordé cette grâce.

Loin d'elle, l'envie de refuser.

Les privilèges ne permettent-ils pas de profiter d'une vie plus douce ?

Avec un sourire éclatant, Sapienta salue son oncle et entre.