J'aime encore l'orage...

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La pluie s'infiltre entre mes cheveux. Mon débardeur et mon pantalon à fleurs collent à ma peau, et l'eau rend mon haut blanc légèrement transparent… Cependant il fait nuit, alors je doute que quiconque vienne me chercher des noises. La ruelle est déserte. Mes pieds trempent dans la flaque fraîche qui commence à se créer sur les carreaux irréguliers de la terrasse.

Derrière moi, la maison est silencieuse. Mon père n’est pas là. Mes frères dorment. Et face à moi, un minuscule muret de briques rouges sépare de la rue les dix pauvres mètres carrés qui forment notre terrasse. Chez nous contre l’extérieur. C’est absurde.

Sans même la regarder, je joue avec une des nombreuses bagues à mes doigts. Les yeux fermés, je profite du bruit de la pluie qui tombe. Pas une petite averse qui picote le visage, qui sert simplement à mouiller les chaussures et faire glisser les vélos, sans tout le côté théâtral du vent et des éclairs. Non, non, un vrai déluge. C’est la raison pour laquelle je suis assise sur cette terrasse, à très exactement un mètre de la zone protégée par le parasol qu’aucun membre de ma famille n’a eu l’énergie de fermer depuis le soleil de la semaine dernière. Bien loin, ce soleil.

Le bruit de l’orage qui s’abat sur moi apaise l’anxiété avec laquelle je cohabite depuis des mois maintenant, si elle n’a pas toujours existé. Mon cœur ralentit, et j’apprécie chacune des sensations que ma peau me transmet. Le vent. L’eau qui ruisselle.

— Excusez-moi ?

Je sursaute. Ouvre les yeux, soudain très alerte.

— Je peux venir m’abriter le temps que ça se calme ?

Je fixe l’enfant qui se tient face à moi, une casquette vissée sur la tête. L’incompréhension me rend muette, alors d’un signe de la main je lui indique une seconde chaise, celle-ci à l’abri du parasol. Tranquillement, elle ouvre le portillon - tout aussi inutile que le muret, lui - et s’installe.

Elle ne porte qu’un t-shirt rouge et un jean passe-partout. Un peu qu’elle veut s’abriter, elle n’a même pas de pull, de capuche. Je sais que je pourrais lui proposer une veste, ou encore d’entrer s’abriter au chaud. Mais ce soir, j’étouffe, je veux rester dehors tant qu’il pleut. Et avec mes frères qui dorment dedans, je me vois mal la laisser entrer seule. Alors je continue à jouer avec ma bague, et écoute le tonnerre qui approche. Nous restons silencieuses longtemps, et pour ne pas paraître insistante en regardant la fille, je me concentre sur la rue. Tiens. V’là autre chose. Une silhouette courbée est désormais assise sur le banc installé devant la maison de mes voisins. En fait, je ne peux en voir que le dos, puisque sa tête est couverte par un parapluie. Elle a dû s'installer avant que la gamine ne me réveille.

— Tu n'es pas surprise de me voir ?

Je me retourne vers elle, et rétorque :

— Qu’est-ce que tu veux dire par…

À vrai dire, je ne fais que tenter de rétorquer. La vision qui s’offre à moi m’empêche de répondre quoi que ce soit d’autre, ne serait-ce que finir ma phrase.

Face à moi, j’ai douze ans.

Je me souris. Enfin, cette enfant me sourit. La vraie moi est pétrifiée. Alors elle se lève, et me serre dans ses bras avec toute la douceur du monde. Et soudain, tout fait sens. Plus efficacement que n’importe quelle averse aurait pu le faire, mon cœur bat tranquillement, apaisé, et je lui rends son étreinte.

— Comment ?

— Je l'ignore.

— Combien de temps ?

— Un peu.

Sans plus de précisions, j'accepte simplement le miracle de sa présence, et me contente de sentir sa peau contre la mienne. Sous la nôtre.

— J’ai besoin d’aide, finit-elle par murmurer.

Je m’éloigne un peu, son visage est grave. Bien trop sérieux, pour une gamine. Je devrais avoir l’air paniqué, les yeux rouges… Et puis je me souviens. Je ne pleurais pas à douze ans. Je tente de me souvenir de ce qui n’allait pas à ce moment dans ma vie, mais rien de particulier ne me vient, alors je me contente de me rassoir dans mon siège, prête à écouter. Elle déplace son siège, et le colle à moi. Sous la pluie.

— Ce n’est pas quelque chose en particulier, simplement j’ai l’impression que tout en moi s’effondre. Je me sens mal sans savoir pourquoi, et j’en ai marre d’attendre que ça passe.

Je tends la main vers elle, elle la saisit comme une bouée, et mon cœur se réchauffe. Ses mots résonnent en moi avec une justesse infinie.

— J'ai l'impression que tout le monde réussit sauf moi. Je veux dire, ils sont tous si beaux, si drôles, si riches même. Et puis si c'était que ça… non en plus j'ai l'impression de ne jamais avoir ma place. D'être toujours la cinquième roue du carrosse.

— Oh je me souviens exactement de la période dont tu me parles. Mais sache que tu es en train de changer d'amis. Celle qui te retient en arrière, qui te rend si mal, bientôt elle ne sera qu'une connaissance. Alors que ceux dont tu te rapproches maintenant, figure toi qu'on est encore soudés aujourd'hui. Ils auront leurs défauts, certes, mais ils te feront grandir beaucoup, tu sais, plus que tu ne peux l’imaginer.

Son visage reprend espoir, alors je me lance.

— Si tu savais combien de fois je me suis dit que j’aurais aimé te montrer tout ça. Je suis sûre que ça m’aurait tellement aidée en grandissant. Il faut que tu saches que j'ai encore du mal avec moi-même. Souvent. Mais je sais que j'aurais aimé ce modèle, que j'en aurais eu besoin. Oh, par exemple, tu te souviens de ton poncho gris ?

— Oh j’aimerais mieux non. Joseph s’en est moqué il y a deux jours. Je ne veux plus jamais le mettre.

— Ce poncho je l’ai redécouvert cette année. Six ans plus tard. Je l’ai mis pendant des jours. Et on m’a rarement autant complimentée sur un vêtement.

Mes yeux d’enfant brillent, alors je poursuis.

— J’ai… Nous avons été si longtemps aveuglées par les autres. Mais tu inspires ou tu illumines parfois. Aujourd'hui tu n'as pas peur de parler droite, de rire fort, d'aimer de tout ton cœur, et de dire non, de dire qu'on te dérange. Tu as la force de regarder en face les gens qui t'énervent, et de sourire sans rougir quand on te trouve belle. Et même si parfois tu retombes, tu oublies comment être grande, tu as tellement avancé que tu réalises que tout ce chemin n’a pas été parcouru en vain. Cette force te permet maintenant d'aller sourire aux gens, dire à cette fille que tu ne connais pas à quel point sa jupe est jolie, ou d'aider cette grand-mère qui galère dans le métro.

Je lève les yeux vers les nuages, et les mots sortent d'eux-mêmes.

—- Mais il te faudra affronter le regard des autres longtemps. Tu ne t'en affranchiras pas, non, mais tu apprendras à les décourager. À en faire quelque chose de mieux. Ou à crier plus fort qu'eux par tes yeux. Il te faudra du temps, puis de la souffrance, mais tu as aujourd'hui enfin un visage que tu puisses voir en photo. Tu as appris ton corps, appris à en tirer le meilleur, à l'aimer. Tu as enfin la force que tu souhaitais.

Encore une fois, ma bague roule entre mes doigts.

— Et puis surtout, tu auras l’amour qu'il te fallait pour apprendre à souffler. Un amour en qui tu as pu placer cette confiance que tu donnais toujours mal. Un amour digne des plus beaux livres que tu aies lu.

— C'est si beau… Ça fait vraiment rêver, tu sais. Mais ça me paraît si loin…

— Ne t'en fais pas, au fond de toi tu as déjà une partie de ce bonheur à portée de main.

Longtemps, elle joue avec ses cheveux, songeuse.

— Finalement, je suis pas sûre que tu sois la moi du futur. On est trop différentes, je ne pourrai jamais devenir toi. On a peut-être un passé en commun mais ça m'étonnerait qu'on suive le même chemin.

— Oh mais tu sais, je reste toi. Je reste cette fille à la mâchoire tordue. Je reste cette fille qui aime écrire des livres et le bruit des vagues. Cette fille qui vit grâce à la musique. Qui rêverait savoir chanter. Qui s'attache trop et trop vite, qui a peur pour les gens qui souffrent, mais qui s'en sort à peine elle même donc qui ne peut pas les aider

Je souris, enfin sereine.

L’ombre sur le banc se lève alors, s’approche et passe par-dessus le muret. Je vous avais dit qu’il était inutile. Elle plie derrière elle son parapluie, relève le visage vers le ciel.

Me voilà à nouveau muette, quand je découvre mon visage vieilli, parsemé de cheveux blancs, nous lancer à la gamine et moi :

— Et surtout, nous aimons toujours autant l'orage.

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