Vivre ou Survivre

5 minutes de lecture

La salle semblait dépourvue de lumière, les murs étaient gris, abîmés. Le plafond bas donnait une impression oppressante. J’observais les visages de mes supérieurs, mes compatriotes mais aujourd’hui, mes juges.

 

« Monsieur, qu’avez-vous à dire pour votre défense ? dit le président du conseil d’une voix rauque et autoritaire. »

 

Je me levais et avançais lentement, mes jambes tremblaient, ma respiration commençait à s’accélérer, tout mon corps était endolori. Rassemblant le peu de force qu’il me restait, je m’efforçais de me tenir droit, la tête relevée et je serrais de toutes mes forces mes mains moites derrière mon dos. Je fermai les yeux, je pris une profonde inspiration et je décidai de raconter mon histoire.

 

 « Mon père était un soldat. Durant mon enfance, il était souvent absent, durant de longues périodes et lorsqu’il était à la maison il s’isolait beaucoup, passait des heures assis sur le porche, silencieux. J’avais envie de m’asseoir à côté de lui, de lui demander de me raconter ses aventures héroïques, les amis qu’il avait rencontrés, les grandes batailles qu’il avait livrées, lui dire qu’il me manquait et que je voulais qu’il reste auprès de nous. Toutefois, je savais au fond de moi qu’il n’avait pas le choix, partir à la guerre était un devoir, se battre pour son pays, pour ses citoyens, le plus grand des honneurs. Alors lorsqu’était venu le temps pour lui de repartir, je ne le regardais pas le regard empli de chagrin mais avec fierté, pour son courage et son amour, et je lui souriais. »

 

La pièce s’était enfermée dans un silence cérémonial, l’on pouvait juste entendre un vieux général toussoter. Je regardais brièvement les hommes qui se dressaient en face de moi, je parvenais à peine à distinguer les contours de leurs visages. Ma vue commençait à se brouiller, j’étais si faible, si fatigué, je compris que je ne pourrai pas continuer très longtemps. Discrètement je posai mes coudes contre le bureau afin de soutenir quelque peu le poids de mon corps.

 

« Lorsque j’atteins l’âge de 18 ans, je m’engageai immédiatement dans l’armée. Malgré mon jeune âge, mon manque d’expérience et le fait que je n’avais développé aucun talent ou compétence particulière, je ne m’étais jamais posé de question sur mon avenir. Il m’avait toujours apparu comme une évidence de suivre le parcours de mon père et de pouvoir, peut-être, un jour le retrouver sur le champ de bataille, père et fils combattant côte à côte pour la France. Je savais que la guerre était difficile et dangereuse, de nombreux maris, pères, frères, de notre village n’étaient jamais revenus, d’autres avaient de si graves blessures qu’ils ne pouvaient plus travailler ou s’occuper de leur famille.

Toutefois, rien ne m’avait préparé à ce que j’ai vu, ce que j’ai vécu, les scènes d’horreur et d’effroi qui ont hanté mes nuits, la violence des affrontements, la perte de mes camarades, la faim, le froid, les tranchées baignant dans le sang des soldats, leurs corps démembrés gisant sur le sol, la cruauté et le plaisir dans leur regard lorsqu’ils s’entretuaient.

Et il y eu cette nuit-là … »

 

Je sentis ma voix qui commençait à trembler, mon corps s’engourdissait de plus en plus, tout autour de moi se mit à tourner, ma jambe droite flancha et alors que je me sentais perdre l’équilibre et tomber en arrière, je sentis une présence m’attraper par le bras et me retenir. J’inclinai légèrement la tête pour découvrir le visage d’un jeune soldat. Il ne devait pas avoir plus de 20 ans, les traits de son visage étaient doux, chaleureux, l’on pouvait voir la compassion transpirer de son regard.

 

« Merci, murmurai-je d’une voix presque inaudible, merci infiniment.

Ce n’est pas juste ce qu’ils vous infligent, ce n’est pas juste, me dit-il à haute voix.

Courage mon frère, tu n’es pas seul, me chuchota-t-il à l’oreille, en m’aidant à m’appuyer sur le bureau. »

 

Alors qu’il y a un instant je ne tenais plus sur mes jambes, qu’une douleur aiguë sifflait dans ma poitrine et que j’étais si épuisé que les mots et les pensées s’entremêlaient dans mon esprit, soudain je sentis que l’on m’avait insufflé un soupçon de vie. Je compris que je pouvais le faire, que je devais le faire. J’agrippai fermement le bureau et levai le menton, puis d’une voix claire et déterminée je repris :

 

« Cette nuit-là, il faisait sombre et très froid, rapidement après le début de l’affrontement mon camarade M. et moi nous sommes retrouvés isolés du reste du régiment. L’on entendait des tirs de tous les côtés, des cris de peur et de douleur, nous étions encerclés. Nous n’avions aucune visibilité, il nous était impossible de discerner nos alliés de nos ennemis ; c’était un véritable enfer. Nous avons trouvé un trou dans le terrain, un refuge où se cacher le temps que cela se termine.

L’on pouvait sentir la présence de soldats tout autour de nous, certains corps étaient en mouvement, d’autres tombaient lourdement à terre, et si l’un d’entre eux glissait, trébuchait et arrivait droit sur nous ? Et si un soldat allemand nous découvrait ? Et si les cris ou les tirs de coups de feu attiraient l’attention d’autres ennemis ?

Nous ne pouvions pas prendre le risque, nous devions faire le nécessaire pour survivre et échapper à cette horrible nuit. Nous étions en train de décider de la meilleure façon de sauver nos vies lorsque soudainement, un corps nous tomba dessus. J’avais mon couteau à la main, prêt à agir, mais lorsque le moment vint de prendre la vie de ce soldat, dont je ne connaissais ni le nom, ni le visage, je ne pus le faire ; j’étais comme figé sur place, incapable de faire le moindre mouvement.

Face à ma détresse, M. réagit instantanément et frappa le soldat de plusieurs coups de couteau jusqu’à ce qu’il soit certain de sa mort. Nous sommes restés dans ce trou, épuisés et terrorisés avec ce corps sans vie pendant, ce qui nous sembla, une éternité.

Enfin, avec l’arrivée du petit matin, je pensais que notre cauchemar arrivait à sa fin. Je ne pouvais pas me tromper davantage, je n'imaginais pas que j’étais sur le point de faire la découverte la plus horrifiante de toute ma vie, une découverte qui allait me changer à jamais…

En retournant le cadavre du soldat, c’est avec horreur que je reconnu son visage, le visage de mon père.

A cet instant, je crois que quelque chose en moi s’est brisé, tout ce en quoi je croyais, tout ce que je pensais savoir, tout ce que j’étais a volé en éclats. J’ai brusquement réalisé que mon père avait tout sacrifié pour son pays, sa famille, son bonheur, sa vie et pour quoi ? Quel est le but de la guerre ? Quels en sont les bienfaits ? Si quelqu’un connaît la réponse, s’il vous plaît expliquez-moi parce que cela n’a aucun sens pour moi, tant de vies sacrifiées, de jeunesses détruites, de familles brisées. Français, allemands, nous sommes tous les mêmes finalement, des hommes commettant des atrocités, sacrifiant nos âmes, nos vies, en vain…  alors j’ai fui, j’ai fui la violence de cet enfer parce qu’après avoir perdu mon père, mes convictions, ma raison d'être, mon âme et mon esprit, je n’étais pas prêt à sacrifier la dernière chose qu’il me restait, ma vie…»

 

Avec ces derniers mots, je me sentis étourdi, déboussolé, à bout de souffle et presque sans m’en rendre compte, je m’évanouis sur le sol froid de cette salle sans vie, devant le regard abasourdi et étrangement compatissant de mes juges.

 

 

 

Annotations

Vous aimez lire Lena Blake ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0