chapitre iii - le retour d'Ethan

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Plusieurs caisses d'oranges et de citrons étaient déchargées, dans l'attente que les fruits soient transformés en jus. Le traiteur avait fait préparer des hors-d'œuvres épicés et salés, des salades de fruits, des mets à la mode pour bobo chics. Toutes ces odeurs imprégnaient le jardin et l'extérieur, qui était rempli de bavardages. Chacun et chacune avait ses plus beaux vêtements d’été. Ces messieurs en chemises ou en polos avaient le teint bien frais. Certains étaient allés chez Bexley pour s’acheter de modestes bermudas à plus de 40 balles ou de nouveaux mocassins à 70, quand ce n’était pas un costume trois-pièce d’été à plus de 240. J’étais vêtu de d’une chemise bleue et d’un pantalon de même couleur, avec un gilet de costume noir sans manches. On rigolait, un verre à whisky dans une main et un cigare ou une cigarette dans l’autre. M. Goley jouait les gros bras en mettant du charbon dans son barbecue « flambant neuf » ! J’étais avec ces messieurs, en silence.

— Ah, le barbecue ! Un des plus beaux exemples de l’art-de-vivre français ! s’extasiait-il en mettant la viande dessus.

Aucun de ses camarades n’avait cependant l’envie de gâcher la bonne humeur, ni la présence d’esprit de rappeler à M. Goley que cette forme de cuisson était américaine. Dans leur sottise, ils se contentèrent d’approuver, de rire grassement et d’alimenter le feu.

— Ça va, demanda l’un d’eux avec des lunettes fumées, les Zadoc vous embêtent plus trop ces temps derniers ?

Avec cette question, je sentais déjà que j’allais m’énerver si je restais à écouter ces hommes parler.

— Non, ça va… Pas trop. Et je pense que ça a fait du bien à Ethan de quitter enfin G… pour se concentrer sur ses études. Le Samuel, je l’ai vu plusieurs fois, c’est un frimeur qui traîne avec ses copains. Ils sont toujours en costume-cravate, chaussures vernies, cheveux gominés. Ils vont au café Roi Arthur, place Saint-Antoine.

— Un ami m’a dit qu’ils allaient de l’autre côté du boulevard séparant la ville pour s’acheter du shit, intervint un blond.

Même si j’avais la profonde envie de partir, je cédais à la curiosité de savoir si j’allais tamponner mon bingo des clichés et réflexions bourgeoises les plus entendues sur les quartiers pauvres.

— Comment il sait que ce sont eux ? demanda celui aux lunettes.

— Il travaille dans un lycée des banlieues, il a vu un élève dealer quelques grammes de beuh à ses potes.

— Bah évidemment ! ils veulent plus travailler, les jeunes sont fainéants de nos jours… C’est pire qu’à notre époque.

Je roulais des yeux, noyant mon ennui et mon exaspération dans un verre de soda.

— D’ailleurs, reprit le blond, je sais pas si vous êtes au courant, mais j’ai entendu à la radio qu’on avait retrouvé deux mecs tabassés à mort dans le quartier C… Selon les premiers témoignages, c’étaient des immigrés qui se prostituaient.

— Punaise, dit M. Goley, si même les immigrés volent le travail des belles-de-nuit…

De nouveau des rires gras détestables, enchaînant les plus terribles « plaisanteries » au sujet des uns et des autres.

— Ça me rappelle, dit l’homme aux lunettes noires, une vieille BD de Meynet et Roman, Une Valse pour Anaïs, où le jeune homme d’une respectable famille parisienne tombe amoureux avec une prostituée. Non, mais ! Imaginez un peu… On voit que c’est une fiction !

— Je préférerais qu’Ethan me ramène une fille publique que le fils Zadoc. Tu le verrais avec ses petits yeux, son air chafouin…

J’étais encore plus profondément choqué de ces paroles, M. Goley frôlait l’antisémitisme ! Par lâcheté — et sachant que cela n’allait servir à rien d’essayer de raisonner ces esprits étroits —, je décidais de les quitter. Ils m’avaient de toutes façons oublié, je n’avais prononcé aucun mot. Je levais les yeux au ciel, priant intérieurement pour que Dieu fasse miséricorde à ces deux hommes, que je présumais victimes de la haine des autres. Ils ne s’étaient même pas rendu compte qu’ils disaient cela à côté de moi, moi petit-fils d’immigré !

Alors que je ruminais ma mauvaise humeur contre ces moins-que-rien du barbecue, je vis apparaître Marie dans une robe de mousseline jaune évasée qui lui allait jusqu’aux talons, et une ceinture blanche agrémentée de roses. Elle me salua avec un grand sourire et me demanda si j’allais bien, car j’avais une mine affreuse. Je lui racontais tout ce que j’avais entendu, et elle était aussi choquée que moi.

— De toutes façons, moi, les hommes, je les hais, asséna-t-elle en guise de conclusion à notre moment d’indignation.

Bras dessus-bras dessous avec Marie, nous continuions de faire les cent pas dans le jardin. Le soleil était beau et tout le monde était de bonne humeur — même si celle de Marie et la mienne furent gâtées par le caractère rustre de M. Goley et de ses amis.

— Mais je suis aux anges ! se réjouissait-t-elle. Ne quasiment plus revoir et entendre la voix de mon cousin a été une véritable tor-ture !

— Il faut toujours que tu en fasse trop, plaisantais-je sérieusement.

— Mais quelle joie d’enfin revoir Ethan ! Cesse donc un peu d’être aussi solennel, nous avons à nous réjouir du retour de mon cousin. D’ailleurs…

Marie interpella Mme Goley qui passait devant nous.

— Tante Charlotte, que fais Ethan ?

— Oh, il doit être en train de terminer sa toilette ! Mais c’est vrai qu’il prend plus de temps que prévu. Mme Goley appela son mari qui était toujours aux grillades. Antoine, chéri ! Tu sais ce que devient Ethan ?

— Écoute, chérie, je suis en train de m’occuper du barbecue. Ton fils, il se fait beau pour son grand retour, pourquoi tu t’inquiètes ?

Mme Goley haussa les épaules et nous quitta pour continuer d’accueillir les invités. Tandis que nous restions statiques en sirotant des sirops, je ne peux m’empêcher d’écouter une conversation en messe basse entre un homme âgé et sa femme, qui dit :

— J’ai entendu dire que Charlotte avait eu un accrochage, il y a peu, avec Simon Zadoc, le patriarche de la famille. Elle l’aurait disputé pour une histoire de pacotille, comme quoi les aménagements dans leur jardin étaient trop bruyants.

— Pauvre femme, elle perd bien son temps, répondit le mari avec mépris. Que les histoires d’argent sont difficiles…

Un deuxième homme, décidément bien content d’avoir quelqu’un avec qui commérer, s’approcha et leur dit :

— Il paraît que Sarah Zadoc était l’amie de jeunesse de Charlotte, mais qu’elles rompirent toute bonne relation quand Sarah épousa Simon, il y a un vingt-cinq ans.

— Oh ! fit la femme. Trahir son amie pour un homme, quelle idiotie !

J’apprenais ces détails avec beaucoup de surprise. Je n’étais pas au courant de cette amitié, si jamais elle était vraie et que cela n’est pas qu’un racontar.

— Tu as entendu ? chuchotais-je à Marie.

— Quoi donc ?

Sa question me surpris elle aussi : Marie qui n’écoute pas les conversations, c’est incroyable ! Mais je préférais mentir :

— Que les grillades étaient prêtes.

— Chouette ! Mais que fait Ethan ? Il en met du temps et il me presse de le revoir…

— Derrière toi, dit une voix.

Marie sursauta si fort qu’elle mit une main sur son cœur pour vérifier qu’il battait toujours. Elle avait eut une telle émotion que j’eus l’impression qu’elle allait s’évanouir dans mes bras.

— Oh, Ethan, j’ai eu si peur ! Mais quel plaisir de te revoir, nuança-t-elle en le serrant dans ses bras. Ah, voilà que, maintenant, je suis paralysée de bonheur !

— C’est cela, Daisy Buchanan, fit Ethan en souriant, avant de me prendre aussi dans ses bras. Je suis tellement content de vous revoir, c’est tellement long un an sans vous !

Je souriais qu'Etan exagérasse autant.

— Heureusement que tu avais Husseïn pour te tenir compagnie, dis-je. Comment va-t-il, d’ailleurs ?

— Très bien, il est retourné chez ses parents du côté de L… Comme c’est à deux heures en train, on aura le temps de trouver des moments pour se voir.

— Avec plaisir, dit Marie en montrant toutes ses dents. Au fait, nous ne savons pas encore si tu es prit en Théâtre au conservatoire de G…

— Je n’ai pas encore les résultats, mais ma mère devrait faciliter ma candidature par son amitié avec une des professeuses. Puis, ajouta-t-il malicieux et en me regardant, ce n’est pas comme si je n’étais pas l’une des deux voix qui portent l’ensemble, ha ha !

Nous nous moquâmes de ce souvenir gênant par un bon éclat de rire.

— Je viens de faire un peu le tour, je suis content que tout le monde soit venu. Avez-vous commencé à manger ?

— Pas encore, répondit Marie. Nous y allons ?

C’était à moi qu’elle posait la question. Naturellement, j’étais très heureux de manger un peu. Tandis qu’elle avalait des biscuits d’apéritif, Marie s’adressa à Ethan :

— Tu sais… ?

— Non, je ne sais pas, fit Ethan en rigolant.

— Ah, mais arrête de faire ça ! répliqua immédiatement Marie en lui tapant sur le bras. On était au Bordeaux-Boston lorsque tu as envoyé ton SMS disant que tu revenais à G… Tu sais pas qui s’est incrusté à côté de nous au restau ?

— Non, qui ?

Marie baissa la voix, comme par peur d’être entendue et de provoquer un incident :

— Samuel. Il est arrivé comme par hasard au restaurant après nous, et comme par hasard, il a été placé à côté de nous par le serveur.

— Celui qui est mignon ?

Marie éluda la question.

— Et après qu’il eut été installé, il commença à nous faire la causette !

— N’exagère pas, intervins-je. Il se contenta de nous demander ce qui était bon dans le menu. Je l’ai conseillé et il a commandé.

— C’est vrai, reprit immédiatement Marie, mais à peine étions-nous servis qu’il recommença à nous parler.

— Parce que tu m’avais demandé si j’avais une confirmation pour la formation Théâtre, soupirais-je, et que je dis qu’Ethan devait y aller aussi… Même si rien n’est encore certain pour toi et moi.

— Ah, oui ! Et tu connais pas la meilleure, mon cousin !

— Je t’écoute, fit-il très amusé par les grands airs de Marie.

— Eh bien… Il nous a dit… Tout de go… Qu’il attendait aussi ses résultats pour être accepté au conservatoire de G…

— C’est vrai ‽ Mais mon père avait entendu qu’il voulait aller à L… ; il s’en est rappelé quand je lui parlais de Husseïn.

— Eh bah, faut croire qu’on l’a refusé ! On peut pas faire l’échange : Samuel à L… et Husseïn à G… ?

Ethan pouffa à cette question.

— Hélas, je crois que c’est impossible. Mais toi, je ne t’ai pas vraiment félicité pour ton entrée en droit. Je ferai appel à tes services d’avocate, en cas de pépin.

— Pourquoi ? Tu prévois de tuer quelqu’un ?

— Oh, non !

— Eh bien, dis-je, j’en ai pour ma part eu l’envie il y a plusieurs minutes.

Je racontais de nouveau l’échange entre M. Goley et ses amis. Ethan était aussi énervés que moi de leur comportement.

— Ces mecs sont des hommes, blancs, bourgeois, cisgenres, hétéros et de quarante ans, énuméra Marie. Ça sert à rien d’aller les voir et de leur expliquer.

— Je suis profondément embarrassé, mon ami, du comportement de mon père. Leur âge, leur genre et le reste ne sont évidemment pas des excuses pour avoir eu des paroles aussi déplacées. J’essaierai d’avoir une discussion avec lui, mais je crains que cela n’aboutisse à rien… Comme toujours. Et si ma mère intervient dans la discussion — ce qu’elle fera sûrement pour soutenir mon père avec qui elle partage une mentalité similaire —, le combat sera doublement inutile.

— Moi, je suggère de leur couper tout simplement la…

— Marie ! interrompis-je.

— … La langue, bien entendu !

Elle nous regarda en riant ; ce n’était pas ce qu’elle voulait dire, et nous le savions et elle le savait. Mais nous détonions tellement par rapport à la mentalité des personnes de notre groupe social que je ne voulais pas que nous ayons plus de problèmes.

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