- Foyer -

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Dimanche 6 mai 2012, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.

Le sommeil quitta Maria avec un vague sursaut. Un frisson remonta ses jambes ; Ethan avait tiré la couette à lui. Grommelant, elle se rapprocha de son compagnon pour partager la couverture. Elle enfouit le nez dans sa nuque en glissant un bras autour de son torse.

Maria se laissa bercer par leurs cœurs qui battaient avec un léger décalage. Depuis que leur fille était née, elle peinait à dormir sur ses deux oreilles. La fillette ne faisait toujours pas de nuits complètes de plus de cinq heures. Contrairement à leur fils qui s’était rapidement habitué au rythme de ses parents, Thalia les tirait encore du lit au milieu de la nuit.

Une oreille tendue et une paupière à moitié ouverte, Maria s’assura qu’aucun de ses enfants ne pleurait ou réclamait quoi que ce soit. Les sens aux aguets, elle finit par sourire de soulagement. Thalia et Jeremy dormaient profondément. Apaisée, elle ne tarda pas à les rejoindre.


Maria s’éveilla de nouveau. Avec un soupir, elle tâtonna le lit à la recherche de la couette. Elle la couvrait toujours. Étonnée, elle ouvrit les yeux en se tournant sur le dos. Sa vessie n’était pas pleine, Ethan ne bougeait pas d’un cil et aucuns pleurs ne traversaient les couloirs.

Une sensation désagréable au fond de la gorge força Maria à agripper sa bouteille d’eau. Malgré les trois gorgées qu’elle avala promptement, une quinte de toux la plia en deux. Alors son odorat se remit en marche.

— Merde.

Elle s’extirpa des draps avec des gestes rapides. Une odeur de brûlé lui envahissait le crâne. Derrière elle, Ethan s’agita dans le lit en soupirant.

— Thalia s’est réveillée ? marmonna-t-il d’une voix pâteuse.

— Non, y’a de la fumée. Un truc qui crame.

Maria était arrivée à la porte de leur chambre. Avant que son compagnon ait eu le temps de lui répondre, un bruit sourd retentit à l’autre bout de la maison. Maria ne se soucia pas d’enfiler un pantalon par-dessus son shorty de nuit en bondissant hors de la chambre. La fumée opaque qu’elle distingua dans le couloir lui arracha un geignement. Avaient-ils laissé quelque chose sur le feu, hier soir ? Pourtant, ils n’avaient pas cuisiné. Comme c’était le premier anniversaire de leur fille, ils avaient invité des amis et fait livrer le repas.

Son cœur envoyait des vagues d’effroi jusque dans ses cervicales quand elle se dirigea vers le salon. La lumière de la lune entrait par les baies vitrées et dansait dans les volutes de fumée. L’odeur était encore plus prégnante ici. Pourquoi l’alarme incendie ne s’était-elle pas déclenchée ?

En se dirigeant vers la cuisine, la manche de son pyjama contre le nez pour éviter de trop respirer l’air vicié, Maria enclencha les interrupteurs du séjour. Aucun ne lui répondit. Gorge nouée, elle se décida à traverser à la seule lueur de l’astre nocturne. Son genou cogna la table basse, mais elle fonça malgré tout vers la cuisine. Pas de traces de feu.

— Maria ?

Ethan l’appelait. Mortifiée, elle opéra un demi-tour pour le retrouver dans le couloir.

— Je sais pas d’où vient la fumée.

— Ça sent pas le gaz, remarqua Ethan en humant l’air.

— Arrête de respirer cette saloperie, soupira Maria avant de tourner autour d’elle-même. Mais d’où ça vient ?

— Je sais pas, il faut qu’on sorte les enfants. La lumière marche pas ?

— Non, coupure d’électricité.

— Comment le feu a démarré, merde ?

— Je vais récupérer Thalia, va chercher Jeremy.

Ils échangèrent un regard angoissé avant de s’élancer chacun d’un côté du couloir. La chambre de Thalia se trouvait proche de la leur. La fillette était toujours endormie. Maria prit soin de l’envelopper d’une couverture avant de la sortir. Excédée d’avoir été tirée du sommeil, la fillette commença à gigoter et à geindre.

— Ça va aller, mon ange, murmura Maria en la déposant dans un couffin transportable.

En sortant de la chambre, Maria jeta un coup d’œil à l’autre bout du couloir. La fumée était plus épaisse là-bas. Quand Ethan ouvrit la porte qui donnait sur la chambre de leur fils, un hoquet de stupeur lui souleva la poitrine. Des flammes léchaient le mur.


Ethan se heurta à une violente odeur d’essence avant même de pousser la porte. La poitrine comprimée par l’effroi, il enclencha la poignée et grimaça en constatant sa résistance. La chaleur avait fait gonfler le bois.

— Merde.

Des flammes s’étaient emparées de deux des quatre murs. Par chance, le lit de son fils était calé contre l’une des cloisons intactes. Jeremy s’était extirpé des draps, mais il n’avait pas franchi un mètre avant de tomber. Il avait sûrement respiré trop de fumée. Hébété, Ethan se jeta vers lui et passa une main sur son visage. Il respirait, quoiqu’avec un raclement inquiétant.

Ethan le ramassa en restant plié en deux. L’air le moins vicié se trouvait près du sol. Il n’eut pas le temps d’atteindre la porte que la tringle des rideaux s’affaissait, fragilisée par les flammes qui en avaient dévoré le bois. Ethan observa la barre enflammée qui l’empêchait d’atteindre la sortie avec horreur.

Il ouvrit la bouche pour appeler sa compagne, mais la toux lui arracha la gorge sans qu’un seul mot ne se forme. Les mains moites, il se laissa tomber à genoux pour inspirer le moins de fumée possible. Dans ses bras, son fils était inerte, ce qui ne le rassurait en rien.

Alors qu’il cherchait un objet qui lui permette d’écarter la tringle enflammée, un choc par derrière le jeta au sol. Le souffle coupé, écrasé par la masse brûlante qui s’était abattue sur son dos, il força sur ses coudes pour se relever au plus vite. Jeremy s’était lui-même affaissé sous son poids. Ethan en aurait pleuré de culpabilité si la fumée ne lui avait pas asséché les yeux et la bouche.

En attendant, la sensation insupportable du feu dans son dos lui permit de rejeter en arrière ce qui l’avait écrasé. Haletant, il lorgna la petite bibliothèque en bois de son fils. Ce qui avait résisté, du moins. Située dans l’angle d’où était parti le feu, il n’en restait que des montants qui alimentaient généreusement les flammes.

Le feu était plus bruyant qu’il ne l’aurait cru. Il perçut tout de même les cris d’effroi de Maria. Au milieu de la fumée du couloir, il distingua sa silhouette qui approchait. Ethan avala difficilement sa salive avant de crachoter :

— N-Non ! Sors !

Si elle était accompagnée de Thalia, Ethan refusait qu’elle s’enfonce près des flammes. Il récupéra son fils et rampa à moitié près de la porte. La fatigue lui tomba dessus sans prévenir. Ses genoux se ramollirent, son souffle se fit erratique. Il avait trop inspiré de fumée. Ethan lorgna la tringle qui lui faisait barrage et hoqueta quand il s’en saisit malgré les flammes. Il l’écarta, agrippa le corps inerte de son fils sous un bras et se traîna vers le couloir.

— Ethan ! Jeremy !

Les hurlements de Maria lui permirent de s’orienter au milieu de la fumée. Le jus n’était pas revenu. À présent sorti de la chambre, il rampa sur deux mètres avant de forcer sur ses jambes. La douleur dans son dos était abrutie par la fumée toxique dans ses poumons et l’adrénaline. Il ne sentait plus sa main droite et préféra ne pas l’inspecter dans l’immédiat. Il savait déjà qu’il trouverait la chair à vif ou cloquée.

Maria continuait de les appeler. Ethan l’en remercia autant qu’il la maudit. Sa voix lui permit de se diriger dans la cécité de la fumée et du noir, mais sa présence au sein de la maison en feu lui tordait les tripes. Pourvu qu’elle ait mis Thalia en sécurité avant de retourner à l’intérieur.

Quand Ethan se trouva au niveau du séjour, il distingua Maria près du hall d’entrée. Il avait avalé trop de fumée pour parler, mais le bruit de ses pas lourds alerta sa compagne.

— Ethan, par-là ! Jeremy est avec toi ?

Ethan traversa le salon, s’appuya une seconde sur le dossier du canapé pour reprendre son souffle. Jeremy pesait sous son bras valide. Lui-même se sentait défaillir. Le cœur au bord des lèvres, Ethan reprit sa progression. Maria lui faisait signe en agitant le bras.

La bouteille de gaz explosa dans le couloir. Le souffle fit éclater les baies vitrées du séjour. Ethan sentit son corps partir vers l’avant puis plus rien. Son crâne venait de frapper le parquet.


Un sifflement dans les oreilles. Maria se redressa en clignant des yeux, désorientée. Son crâne pulsait de douleur ; elle avait cogné le mur en tombant. Les flammes s’étaient emparées de la cuisine et d’une partie du séjour. Pourquoi la bouteille de gaz avait-elle explosé ? Le feu avait dû se faufiler jusque dans le placard où elle était rangée… Peu importe. Maria observa la scène d’un air hébété avant de retrouver l’usage de ses jambes. Elle couina de douleur en se redressant ; un éclat l’avait atteint à la cuisse. Elle approcha en titubant de la position où elle avait vu Ethan en dernier. Maria le trouva immobile au sol. Elle agrippa son haut pour le traîner vers le hall d’entrée. L’effort lui arracha des grognements de douleur.

Une fois son compagnon en sûreté, Maria tâtonna son bras gauche. Elle avait aperçu son fils calé ici.

Il n’y était plus.

— Non, oh non, oh non.

Terrorisée, Maria ignora sa jambe blessée pour courir vers le canapé. Il avait bougé pendant l’explosion et des flammèches commençaient à en grignoter les coussins. Maria haleta désespérément en parcourant le séjour. Le feu gagnait en terrain dans sa direction. Le fauteuil s’était renversé et l’épais plaid qui le couvrait autrefois était en proie aux flammes. Maria tomba à genoux près de la table basse et balaya le sol de ses bras. Son fils n’avait pas pu être projeté aussi loin. Dans l’obscurité entrecoupée par les flammes, les meubles et la décoration formaient des amas disparates. Mais pas de trace de son petit garçon.

Son regard glissa de nouveau vers le fauteuil. Elle s’y avança en marchant à quatre pattes. Avec un grondement bas, elle le poussa. Peut-être son fils se trouvait-il derrière. Le plaid en flammes lui éclaira la scène. Le souffle avait expulsé son fils de la protection du bras d’Ethan. Sa silhouette plus légère avait glissé sur le parquet, près du fauteuil renversé. Et la couverture qui flambait généreusement couvrait en partie Jeremy.

Un cri étouffé remonta depuis les tripes de Maria. Elle s’empara du bras de Jeremy pour l’attirer à elle. Le plaid en feu suivit, accroché à son dos. Un haut-le-cœur secoua Maria quand elle comprit que le textile s’était mêlé à la chair de son fils sous la pression du feu. Elle se résigna à embarquer la couverture en même temps que Jeremy et se leva promptement. La gorge irritée par la fumée, elle dépassa son compagnon inconscient pour sortir. Sur le chemin de graviers qui menait à leur perron, le couffin de Thalia était agité par ses gesticulations. Maria déposa prudemment Jeremy sur l’herbe du jardin avant de s’engouffrer de nouveau dans la maison. Elle prêta à peine attention aux cris des voisins qui s’étaient précipités dehors après l’explosion de la bouteille de gaz.

Ses membres étaient parcourus de tremblement de fatigue et souffrance combinées. Mais elle ne pouvait pas abandonner maintenant. Elle contourna Ethan pour lui saisir les chevilles et opéra un demi-tour. Cahin-caha, Maria le traîna jusqu’au perron, où des voisins l’aidèrent à porter Ethan hors de danger. Une demi-douzaine d’habitants du quartier s’étaient réunis devant chez eux. Maria remarqua les téléphones que certains d’entre eux tenaient à la main. Elle avait la bouche bien trop sèche pour les remercier d’appeler les secours.

La vision trouble et les oreilles encore bouchées, elle se laissa tomber à côté de son fils. Le visage de Jeremy était blanc. Maria était trop stupéfiée pour se rendre compte des larmes qui dévalaient ses joues. Elle glissa les doigts sur la bouche de son fils, n’y sentit aucun souffle. Un râle s’échappa de ses lèvres. L’inconscience l’entraîna avant qu’elle ait pu réellement prendre conscience de ce que ça signifiait.


La lumière du secouriste qui l’avait prise en charge brûla les rétines de Maria. Dans d’autres circonstances, elle aurait été gênée d’être en t-shirt lâche et shorty face à des inconnus. Mais les inconnus l’avaient aidée à sauver sa famille. Qui plus est, elle était encore en état de choc. Sa pudeur était le cadet de ses soucis.

Assise au bord de la deuxième ambulance qui était intervenue sur les lieux, Maria était emmitouflée dans une couverture de survie. Tandis qu’on l’auscultait, elle observait les va-et-vient autour de sa maison. Les pompiers, la police et les ambulanciers piétinaient les parterres de fleurs dont elle s’était occupée une semaine plus tôt. Le couffin de Thalia avait disparu. La fillette était en sécurité dans l’ambulance, sous le regard attentif d’une secouriste.

Quant à Ethan et Jeremy, ils étaient partis depuis vingt minutes au moins. Les pompiers les avaient installés en priorité dans l’ambulance. Son compagnon était toujours inconscient et ses brûlures devaient être traitées rapidement. Quant à Jeremy, les secouristes l’avaient placé sous oxygène avant de l’embarquer aux côtés de son père. Son état était plus inquiétant encore.

Les ambulanciers avaient tout expliqué à Maria quand elle avait repris connaissance, entourée de visages inconnus. Elle avait pleuré sans discontinuer tandis qu’ils lui annonçaient que son compagnon et son fils étaient en route pour l’hôpital. S’il n’y avait pas trop d’inquiétude à se faire pour Ethan, son fils se trouvait entre la vie et la mort.

Le secouriste qui l’auscultait finit par ranger ses outils. En dehors d’une entaille secondée d’une brûlure sur la cuisse, Maria s’en sortait relativement bien. Avant qu’on la force à s’allonger sur le brancard disposé à l’arrière du véhicule de secours, Maria tituba vers l’un des officiers de police. Ses tympans malmenés par l’explosion ne lui avaient pas permis d’entendre l’entièreté de la conversation, mais certains mots avaient creusé des trous dans son corps. Dans son cœur.

L’officier de police dont elle agrippa la manche dut la retenir avant qu’elle s’effondre d’épuisement. On lui avait donné à boire, mais ses mots étaient encore pâteux quand elle s’enquit :

— Incendie criminel ?

Le policier la considéra d’un air sombre avant de hocher la tête.

— Oui, madame Wayne. Le départ de feu a eu lieu dans la chambre de votre fils. On a retrouvé des traces d’essence sur les murs et par terre. (Comme Maria accusait le coup en silence, l’officier la confia à son collègue secouriste.) Une enquête va être ouverte. Vous devriez vous reposer en attendant.

— Me reposer ?

Maria retint un rire gorgé de larmes. Sa maison était partie en fumée. Sa famille était déchirée.

Alors qu’on la menait de force vers l’ambulance, elle jeta un dernier coup d’œil à son foyer. La chambre de son fils, que l’on apercevait derrière les véhicules d’intervention, était noire de suie, l’un des pans affaissé sous l’attaque des flammes.

Incendie criminel.

Au milieu de la stupéfaction, de la peine et de la peur, la rage étincela. On avait voulu les tuer. Allongée dans le brancard de l’ambulance, Maria observa le plafond de l’habitacle avec l’impression qu’on lui enfonçait la poitrine.

Son foyer n’était plus que cendres.

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