3
Les filles étaient au lit. Joanna avait porté leurs paillasses dans la remise du sous-sol. C’est là qu’elles dormiraient à présent. De son côté, elle avait renoncé à enterrer les corps, se contentant de les envelopper d’un drap et de les cacher du soleil. Dans les armoires des sœurs, elle avait trouvé de vieux habits d’hommes, dont certains à sa taille, et les avait enfilés. Pour ce qui allait arriver, pas question de porter une robe. Pour finir, elle avait pris le chapeau de Garrett, un vieux morceau de cuir délavé qui en avait vu de dures. Celui qu’il portait déjà le jour de leur rencontre. C’était tout ce qu’elle avait vu de lui cette fois-là. Le couvre-chef d’un homme avec du cœur. Peut-être pourrait-il remplacer celui de Jo ?
Un froid intense avait envahi son esprit et sa poitrine. Garrett était mort parce que les Bonder pensaient qu’ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient. Un seul frère s’était enfui, mais il restait leurs hommes de la mine et une ribambelle d’amis, de cousins et d’anonymes qu’on payerait pour la ramener à genoux devant le nouveau patriarche. Morte ou vive.
Morte, si j'ai le choix. Morte, c’est sûr.
Elle avait vu de la fumée au loin et cru qu’ils arrivaient, mais non. Ils se rassemblaient derrière une colline sans venir jusqu'à elle. Peut-être attendaient-ils la nuit, pensant la surprendre en plein sommeil avec Garrett ? Comment aurait-elle pu dormir ?
♀
Assise près de la porte de la chapelle, elle mâchonnait un bout de viande séchée, probablement du chien vu le goût, et elle attendait. Ses mains en sang témoignaient de ses efforts pour tout préparer. Cette fois, on ne lui laisserait aucune chance de s’en sortir, alors elle avait profité du temps qu’on lui avait généreusement offert avant ça.
Le soleil couché, elle sentit la température tomber lentement, à mesure que les heures passaient et que la lande rendait la chaleur du soleil à la nuit. Pas le moindre bruit de sabots. S’ils voulaient la surprendre, ils allaient forcément arriver à pied. Les nuages s’écartèrent un peu sur les étoiles, donnant juste assez de visibilité à Joanna pour s’apercevoir qu’elle ne pouvait pas faire la différence entre les buissons et d’éventuels assaillants. Elle attendit sans émettre un son, la respiration si basse qu’on aurait pu croire qu’elle était déjà morte.
La lune s’échappa enfin, dessinant une scène en gris sur noir qui lui offrait suffisamment de perspective pour voir ce qui approchait. D’abord, Joanna crut à une illusion d’optique, puis elle comprit qu’ils étaient si nombreux que cela donnait l’impression que la plaine avançait vers elle par vagues.
Elle se redressa et prit appui sur l'un des bancs qu’elle avait calés devant la porte, posant doucement le canon de son fusil dessus pour ne pas faire de bruit. La plupart des hommes se dirigeaient vers l’orphelinat. S'ils entraient, ils finiraient par trouver la cachette des petites. Hors de question. Le coup de feu déchira la quiétude nocturne comme une profanation. Sa cible chuta sans un cri et Joanna se déplaça aussitôt, tandis que des coups de feu répondaient aux siens sans succès.
Plusieurs cris retentirent. Ces idiots se tiraient dessus, leur nombre se retournant contre eux. À croire que Bonder avait recruté toute la ville.
— Ça suffit ! Arrêtez de tirer bande de crétins ! retentit une voix.
Frank, le dernier des Bonder de la lignée de Joseph. Pas le plus malin, pas le plus fort, pas le plus méchant non plus. Un suiveur qui se cachait derrière des dizaines d’hommes pour faire le travail d’un seul.
— Elle est dans la chapelle, ramenez vos fesses autour et assurez-vous qu’elle fuie pas !
Comme si j’en avais l’intention.
Fuir, c’était vivre. Vivre, c’était devoir enterrer Garrett et après ? Souffrir jour après jour du malheur et de la faim ? Vivre sans lui. Pas question, c’était cette nuit qu’elle mourait. Et eux aussi, le plus possible.
Reprenant sa position, bien à l’abri dans l’obscurité, elle en descendit un autre, puis un troisième. Parfois, quelques tirs lui répondaient, mais il lui suffisait de se déplacer légèrement pour y échapper et faire feu à nouveau. Ils étaient trop nombreux pour qu’elle puisse les descendre un par un avant qu’ils n’atteignent les portes. Bien avant, elle serait visible donc sans défense. Sur un neuvième tir au but, elle se retira et prit position dans son antre.
La sacristie n’était même pas une vraie pièce, c’était tout juste un placard attenant à l’autel. Quiconque ignorait qu’elle était là pouvait passer à côté, à plus forte raison de nuit. Un crissement se fit entendre à l’entrée. On dégageait les bancs avec lesquels elle avait bloqué la porte, on forçait le passage. Derrière la petite porte de sa cachette, Joanna les entendait entrer et se répandre comme une mauvaise peste dans le lieu saint.
— On n’y voit rien, allume une torche, chuchota l’un des intrus.
— Allume la toi-même, je veux pas servir de cible.
— Elle n’a nulle part où se cacher ici, si elle tire, on la descend.
— Dans ce cas vas-y, allume pour voir !
Un juron se fit entendre, puis la lumière se fit, léchant le sol sous la porte jusqu’aux pieds de Joanna.
— Par tous les saints ! gémit une voix.
— C’est l’œuvre du Diable, renchérit une autre.
Plus dure, une voix assurée accompagna les coups de talons métallique de Frank :
— Qu’est-ce qui vous fait pleurer comme des femmelettes ?
— Je… j’ai pas signé pour ça moi, lança un homme avant de prendre la fuite.
— Hey !
— Laisse-le partir, ordonna Frank. Demain il s’en mordra les doigts lorsqu’il devra se chercher un autre travail. Qu’est-ce que…
Un silence s’imposa qui fit sourire Joanna. Elle avait passé la dernière partie de sa soirée à pendre les corps de Joseph et de ses fils aux murs du cœur de la chapelle. Les yeux crevés et la langue coupée, ils gisaient au-dessus du sol comme des spectres figés dans un cri muet. Le son d’un homme qui vomissait l’emplit d’une joie mauvaise.
Ça fait mal, hein Frank ?
— C’est une sorcière ! cria l’intéressé entre deux hoquets. Cent billets pour sa tête, cinq cents si vous me la ramenez vivante pour que je la brûle moi-même !
Motivés par la récompense, des pas se déplacèrent plus vivement pour avancer dans la chapelle, mais plusieurs avaient vu la scène et s’enfuyaient en criant, parfois même en allemand. C’était le moment. Joanna dénoua la corde du crochet à côté de sa tête et la laissa filer, grimaçant au son qu’elle faisait et qui risquait de trahir sa position. Raccordée à des poids, elle empêchait leur chute. Jusqu’à présent.
Les armes trouvées au sol et sur les chevaux des Bonder étaient placées tout autour de la chapelle, leurs canons enfoncés dans les trous et crevasses que le temps avait creusé dans le bois. Les poids enfoncèrent les gâchettes et les coups partirent. Le tonnerre fut assourdissant, son écho pire encore lorsque les hommes ripostèrent sur un ennemi invisible. Joanna fit voler la porte de la sacristie et se retrouva nez à nez avec un homme qui faisait une tête de plus qu’elle et trois fois sa largeur.
Ébahi de la voir sortir d’un mur comme un diable, il mit une seconde de trop à amorcer son coup de crosse. Le coup de pied de Joanna le faucha à l’entrejambe et son couteau à la gorge lorsqu’il tomba à genoux. Son colt vola ensuite en direction d’un idiot qui criait comme un damné en arrosant un mur avec ses deux revolvers. Le coup de feu lui transperça la colonne.
La fumée avait fait perdre toute visibilité et l'unique torche avait roulé au sol, formant un spectacle d'ombres mouvantes sur les murs, autant d'avantages qu’elle n’avait pas anticipé pour rétablir l’équilibre. Un homme avançait à quatre pattes en jurant vengeance, son colt à la main, elle le darda de coups de poignards dans le flan et ramassa l’arme froide après avoir abandonné la lame dans son poumon.
Frank demeurait invisible, mais elle l’entendait hurler des ordres que personne ne suivait. Deux autres hommes tombèrent sous les coups de feu de Joanna, puis un cri de ralliement poussa les survivants à sortir. Frank continuait ses invectives, les exhortant à rester. Elle progressa vers ses cris et finit par le trouver fesses à terres, les mains au-dessus de la tête, son colt posé sur un début de calvitie. Lorsqu’il la reconnut à travers la fumée blanche, il voulut dresser son arme vers elle, mais Joanna l’avait déjà mis en joue et tira la première. Le revolver tomba et Frank se jeta dehors en rampant, blessé à l’épaule.
Joanna le suivit, abattant au hasard les fuyards qui tentaient de se rassembler. On criait à la diablerie, à la sorcière et au Jugement Dernier. Frank s’était relevé tant bien que mal et se mit à courir avec eux. Son cheval était trop loin pour lui échapper, cette fois. Une balle le faucha au niveau du genou, lui arrachant un hurlement qui poussa les derniers assaillants à tourner le dos. Joanna marcha sur sa blessure à la jambe en le rejoignant, enfonçant sa botte de tout son poids dans l’articulation en lambeaux. Les vociférations de Frank se transformèrent en hurlements de bête blessée.
Un homme se tenait non loin, à genoux et les mains jointes. Il ne suppliait pas, il priait. Joanna le mit en joue, puis renonça. Il fallait que quelqu’un voie ce qu’elle allait faire. Il fallait que quelqu’un entende les cris de Frank jusqu’au bout. Qu’on sache ce qu’il en coûtait de leur faire du mal, sinon les filles ne seraient jamais tranquilles.
Frank avait une corde attachée à la ceinture, qui lui avait probablement été destinée.
— Tu voulais finir le travail que ton père a laissé inachevé, Junior ?
— Jo, je t’en prie, laisse-moi partir. Je te donnerais… je te donnerais… tout ce que tu veux.
— Garrett ?
— Oui c’est ça, Garrett ! Tu peux avoir Garrett !
— Il est mort.
Le visage de Frank changea. Il était foutu et il le savait.
— Tu vas aller en Enfer, sorcière ! lui cracha-t-il au visage.
— Alors tu m’y attendras, parce que tu pars en premier.
Elle lui arracha un cri aigu en tirant sur son bras blessé pour lui attacher les mains dans le dos. Le reste de corde passa autour de ses chevilles, puis elle le tira derrière en retournant vers la chapelle. Comprenant sans doute ce qui allait lui arriver, Frank se mit à hurler à plein poumons. Il appelait à l’aide, suppliait, insultait tous les saints de l’avoir laissé tomber, puis il pleurait et recommençait de plus belle.
Annotations